A la manière de Balzac, les portraits d’Argo
Dédié à tous mes amis de Résistance Républicaine,, ma seconde famille, avec toute mon indéfectible amitié.
T’VAS VAR TA GUEULE À LA RÉCRÉ, DÉPART POUR L’ÉCOLE ET JEUX D’ALORS
Vous êtes prêts? Je vous emmène au pays des quilles à la vanille et des gars en chocolat. Je sais, ça peut paraître couillon cette appellation, mais c’est comme ça qu’on se désignait entre garçons et filles à mon époque, mais au moins il n’y avait pas une once de méchanceté là-dedans.
Voilà, j’ai six ans, sept ans, huit ans, et plus, j’ai tous les âges de l’enfance. Je me suis levé vers sept heures. Après la toilette, petit déjeuner. La boîte de Banania est sur la table de la cuisine, avec un noir coiffé d’une chéchia qui dit : « Ya bon Banania.» Du pain, et de la confiture ramenée de Corrèze. Mémé Catherine m’en prépare une bonne quantité que nous ramenons à la fin des vacances d’été. Je ne sais pas encore que d’une certaine façon je participe à l’expression d’un racisme dégradant et d’un colonialisme méprisant en buvant mon chocolat. Soixante et des années après, je m’en fous encore. Après je me brosse les dents et je me prépare à partir. Ma Famille et moi habitons la banlieue. Plus tard, lorsque papa sera parti en Algérie, il est militaire, nous déménagerons à Tulle. Mais c’est une autre histoire.
Je ressemble à un mulet, tellement je suis chargé. Mon cartable sur les épaules, un sac polochon où est rangé mon goûter, et une petite valise en carton bouilli où dort ma serviette de table pour la cantine. On dirait un fantassin sans son fusil! Bien pratique, la valise. Le midi, j’y fourre le fromage que j’aime pas. Du Port-Salut, le plus souvent. Je ramène ça à la maison, et c’est mon père ou le petit frère qui le mangeront. J’ai dans ma poche deux ou trois mouchoirs. J’ai toujours tendance à faire des sinusites ou des bronchites, surtout pendant les mois d’automne et d’hiver. Maman dit que c’est la faute aux cheminées des usines, qui crachent de lourds panaches de fumée bien noire. Mes mouchoirs sont imbibés d’essence algérienne pour m’aider à respirer, un truc à te faire péter les narines. Après 1957, on n’en achètera plus, guerre d’Algérie oblige. Dès fois, ma mère me fait des sinapismes à la moutarde avant de m’endormir. Je déteste. Ça brûle, ça te rend la peau toute rouge. La marque, c’est Rigolo, un truc pas marrant du tout. Quand je toussote, maman me dit : « Je vais te faire un Rigolo.» Pas question. C’est rien, que je dis, j’ai avalé ma salive de travers. Au moment de partir, elle veut que je mette un béret en plus de ma capuche de duffle-coat. J’aime pas le béret, avec sa petite queue toute droite qui me fait ressembler à une poire, ou à une pomme. Je le mettrai dans ma poche une fois sorti de l’appartement. Je grimpe dans l’ascenseur et me voilà parti.
J’ai deux bons kilomètres à parcourir. Je me mets en route avec Bortolussi, le fils d’un gardien de la paix. Borto, c’est un grand gars costaud pour son âge. Le malheur, c’est qu’à l’école, ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre. Je l’aide à faire ses devoirs. Aussi, on est devenus copains. On est vite rejoints par Lucien Lemarinier, dit le gros Lulu, dont le père décharge les péniches sur les quais de Seine. Un costaud, Lulu, et qui a du mal avec l’école, lui aussi. Je suis bon élève. Aussi, j’aide ce fils de la batellerie lors de l’heure d’étude après la classe.
À la hauteur du bidonville aux Algériens, on traverse avant, et on retraverse plus loin. Les gamins de ce lieu nous jettent des mottes de terre ou des crottes de moutons. Ils ont l’air de nous détester. Le plaisir de Borto, c’est de leur crier des insultes bien senties.
Les mères qui accompagnent leurs rejetons le font taire. Plus tard, un policier en civil surveillera les abords de notre école après une alerte à la bombe. Fausse alerte, bien heureusement. Le FLN, probablement.
Pendant les heures de classe, mes deux copains font des efforts. Je me rappelle le jour où Borto peinait sur des divisions. Le maître lui demanda : «Sais-tu le point commun entre un âne et toi?» Réponse : «Les oreilles? » Je m’en souviens encore. Et aussi de la fureur de notre enseignant. La sonnerie indiquant l’heure de la récréation retentit. Tout le monde court vers la sortie.
On joue à toutes sortes de jeux, dans cette cour. Des jeux qui sembleraient débiles aux enfants d’aujourd’hui. Il y a les quatre coins, sous le préau. Colin-maillard aussi. Il y a en a qui vont tâter les troncs de tilleuls en croyant tomber sur un des joueurs. Il y a le ballon-prisonnier; le jeu des gendarmes et des voleurs. Bortolussi joue souvent les gendarmes, vu que son père est policier. Ce que je préfère, c’est jouer aux billes. Il y en a de toutes sortes. Les plus humbles, des billes de terre cuite peintes de différentes couleurs, mais aussi les agates en verre, et les calots, plus gros que les billes et convoitises des joueurs. Si tu perds un calot, malheur! Et catastrophe! C’est pire que tout. Quand un joueur a perdu toutes ces billes, il y a toujours une bonne âme pour lui en avancer quelques-unes. Et puis, on se dit, on se refera demain.
En plus des billes, tu as les osselets. En bois pour les plus pauvres, en alu pour les plus aisés. Il faut être fichtrement adroit pour les rafler d’un seul tour de main en en ayant jeté un en l’air. Plus loin, sous un préau, le gros Lulu montre son adresse à la corde. Il est doué. Il grimpe jusqu’en haut, touche la poutre d’une main et redescend. Notre instituteur le complimente, puis émet un regret : « Ah! si tu étais aussi doué en classe!» Lulu rosit de plaisir. Plus tard, il nous l’a dit, il sera docker comme papa. Alors les tables de multiplication et autres fariboles, ça ne lui servira à rien. Enfin, c’est ce qu’il dit. Un qui déteste les récréations, et qui les appréhende, c’est Dédé, enfin je ne me rappelle plus s’il s’appelait réellement Dédé. Va pour Dédé. Dédé, c’est le cafteur de la classe. Rien ne lui échappe. Il voit tout, il entend tout. Et il dénonce :« M’sieur, y a Marinier qui copie; y a Bortolussi qui vous fait des grimaces quand vous avez le dos tourné. Y a untel qui lance des boulettes.» Il n’arrête pas, le Dédé. Plus tard il sera indic. Quand c’est l’heure de se détendre, il est mort de trouille. Ceux qu’il a dénoncés le lui ont fait savoir : «T’vas var ta gueule à la récré.» Rien de méchant, ils l’auraient juste un peu secoué pour le dissuader de rapporter. Ça lui est déjà arrivé, mais peine perdue, il cafarde. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est son vice. Il a trouvé un truc : il se met dans l’ombre d’un enseignant qui traverse la cour en long et en large pour surveiller les jeux. C’est drôle, on dirait le père et le fils qui déambulent. Pas marrant pour lui, les récréations. Comme dit Bortolussi, ça lui fait les pieds. On peut même pas l’engueuler à la sortie, ni à l’entrée d’ailleurs, sa mère passe le chercher. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, le Dédé. Par contre je l’imagine avoir balancé ses collègues, les autres locataires de son immeuble. «M’sieur, y a Machin qui dort au lieu de travailler. M’sieur le syndic, y a le locataire du troisième qui claque les portes en sortant. » Depuis notre cour, on entend les filles dans la cour d’à côté séparée par un mur, qui jouent, les quilles à la vanille. Pour être honnêtes, elles font moins de bruit que nous. Ce n’est pas l’avis du Gros Lulu, misogyne précoce, qui trouve qu’elles font des bruits de basse-cour.
Je les ai tous perdus de vue, c’est la vie, qui nous disperse à la surface de la Terre, tels des fleurs de pissenlit emportées par le vent. Je n’ai jamais oublié ni renié mon enfance; elle me suit pas à pas sur le chemin de la vie. Je ne m’en suis jamais remis.
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Merci pour ce moment d’évocation nostalgique.
Ajoutons pour ceux qui n’ont pas connu celà : les fameuses tables en bois avec encrier sur la droite :pas de stylo feutre ou bille (interdits) mais des plumes sergent major où on se mettait de l’encre violette plein les doigts.Ces tables avaient pour certaines la particularité d’avoir une barre du milieu bien épaisse et reliée à une chaise que l’on ne pouvait donc détacher de la table : OK eventuellement pour les grandes tailles, mais pour les petites tailles, il fallait s’allonger vers la table puisque la chaise n’était pas reglable : scoliose en perspective qui ferait hurler maintenant les médecins scolaires.
Merci mon ami. Magnifique texte, j’espère qu’il y en aura d’autres de la même veine. J’ai revécu mon enfance, même si je suis de la décennie suivante.
Merci Argo.
Ce beau texte me ramène aux années 55/60.
Tic der en verre !
Allez, approximativement 1950, même si les indices sont confus. 😉 https://youtu.be/6NAE5YP_kQI
Ah là là, ami Argo, beaucoup, beaucoup de poésie. Tout ce que tu décris là, c’est une grosse partie de notre vie. Et comme d’habitude tu le fais avec beaucoup de charme et de poésie.
Que de souvenirs avons-nous dans les situations que tu décris !
Merci de nous rappeler ce qui était la vraie vie, la vraie France, car on en parle plus. Ce pays a tout renié de son passé, depuis l’arrivée de la gauche, ce pays n’est plus que décadence et chao.
Merci, Argo pour cette belle page. Ah, les billes !