Que Mesdames Schiappa, Coffin, Autain, Rousseau et autres ultra-féministes se rassurent, le titre de cet article ne leur est pas destiné, d’une part car le milieu « seizième » ne leur convient pas et d’autre part ce cri du cœur a été lancé il y a plus d’un siècle, je pense qu’il est prescrit ! Justement, un petit retour en arrière s’impose, on va revenir aux années 1912-1913-1914. Ces trois années ont, pour des raisons différentes, entraîné des séismes à plusieurs niveaux.
Le 14 avril 1912, le fleuron de la White Star Line, Le Titanic, entre en collision avec un iceberg et coule dès son premier voyage. Le malheureux navire a été la victime d’une série d’erreurs, humaines pour la plupart, qui l’ont conduit à sa perte. Une seule erreur retirée de l’équation et le paquebot aurait pu être sauvé. Ce fut la fin de l’arrogance humaine, « Même Dieu ne pourrait pas couler ce navire ! », avait-on crânement déclaré !
Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Joseph et sa femme sont assassinés à Sarajevo. On sait les funestes conséquences que cet acte a entrainées. On a assisté à la fin des grands empires, allemand, austro-hongrois, russe et ottoman. Cette guerre vit l’apparition d’armes nouvelles, comme l’avion ou le char d’assaut, ce fut aussi le premier conflit entièrement filmé ; d’une certaine manière, on peut dire que le XXème siècle a commencé à cette période.
Le 29 mai 1913, était créé à Paris, au théâtre flambant neuf des Champs-Élysées, Le Sacre du Printemps, du compositeur russe Igor Stravinski, sur une chorégraphie de Vaslav Nijinski. L’un comme l’autre n’étaient pas des inconnus : Stravinski avait déjà composé deux ballets, Petrouchka et L’Oiseau de feu, Nijinski avait chorégraphié Prélude à l’Après-midi d’un faune, du français Claude Debussy. Tout s’était bien passé alors et la surprise n’en fut que plus grande quand le scandale éclata :
La vidéo que vous venez de visionner est un extrait du long-métrage Coco et Igor. Le film est surtout intéressant pour son début, parfaitement conforme à la réalité, quelles personnes voyons-nous ? Dans l’ordre, Coco Chanel, Igor Stravinski, le chef d’orchestre Pierre Monteux (qui donne des conseils à son orchestre, comme s’il allait prévoir la tempête à venir). Détail intéressant, le même Pierre Monteux a dirigé Le Sacre pour son cinquantenaire en présence de Stravinski. L’émotion était grande, il y eu des larmes et Stravinski déclara « que c’était un concert vraiment mouillé ! ». Je continue, on a vu ensuite Nijinski montrant la bonne position à une de ses danseuses et enfin le directeur des Ballets russes, Serge de Diaghilev, jetant un œil sur la salle. On le reverra par la suite, complètement affolé, faisant allumer et éteindre les lumières dans la salle, puis c’est Nijinski qui va s’époumoner à compter les temps pour les danseuses. Le brouhaha était tel que l’on n’entendait même plus l’orchestre ! Après ce concert et en présence de sa femme, Stravinski s’en prend violemment à Nijinski. Diaghilev est là aussi et un autre que je suppose être Nicolas Roerich, créateur des décors et des costumes.
A la fin du film, nous voyons Coco Chanel sur son lit de mort se souvenant de cette soirée du 29 mai 1913, elle s’y voit en danseuse. Le vieux Stravinski joue quelques notes du Sacre sur un piano mais lui a dans sa tête le triomphe d’avril 1914 :
Un témoignage très émouvant à présent est celui de Dame Marie Rambert (1889-1982), d’origine polonaise, qui non seulement a secondé Nijinski dans sa chorégraphie, mais en plus a fait partie des danseuses, on la voit même apparaître sur l’une des images. Cette personne évoque avec humour la soirée du scandale. Certes elle s’exprime en anglais, mais on arrive quand même à la suivre. Elle fait référence aux musiques de Minkus (La Bayadère), aux rythmes bien réguliers, qu’elle oppose à ceux de Stravinski. Elle parle aussi du malheureux Nijinski obligé de compter les temps et du public demandant l’assistance d’un dentiste, voire de deux :
Alors, pourquoi une représentation aussi mouvementée ? C’est Nijinski qui fut le premier visé si l’on en juge pas une des critiques de l’Écho de Paris du 30 mai 1913. (D’autres critiques seront accessibles dans l’annexe). Vous trouverez ci-dessous le commentaire d’Adolphe Boschot, dans un premier temps l’article tel qu’il est paru dans le journal, puis le même retapé par mes soins avec une police « Typewriter » pour donner un aspect de machine à écrire :
L’Echo de Paris_1913_05_30 Critique du 30 mai 1913_Echo de Paris
Il est temps maintenant de visionner ce Sacre, et pour son centenaire le voilà donné dans la salle qui l’a vu naître. Il a fallu beaucoup de travail pour retrouver la chorégraphie d’origine, Nijinski n’ayant rien noté. L’orchestre et le ballet du théâtre Mariinski (anciennement Kirov) sont dirigés par le chef russe emblématique Valery Gergiev :
Effectivement vous aurez pu constater que la chorégraphie de Nijinski est à des années-lumière du Lac des Cygnes ! Le pire c’est que Stravinski a reporté la faute de ce scandale sur le malheureux chorégraphe :
« L’impression générale que j’ai eue alors et que je garde jusqu’à présent de cette chorégraphie, c’est l’inconscience avec laquelle elle a été faite par Nijinski. On y voyait nettement son incapacité de s’assimiler et de s’approprier les idées révolutionnaires qui constituaient le credo de Diaghilev, et qui lui étaient obstinément et laborieusement inculquées par celui-ci. On discernait dans cette chorégraphie plutôt un très pénible effort sans aboutissement qu’une réalisation plastique, simple et naturelle, découlant des commandements de la musique. »
Ainsi s’exprimait Stravinski dans ses Chroniques en 1935, mais il n’avait pas attendu jusque là pour dire son fait à Nijinski, attitude d’autant plus injuste que lors de la représentation suivante, tout s’est bien passé ! Mais la presse n’était pas en reste pour accabler le chorégraphe, que ce soit L’Écho de Paris, Le temps ou Le Figaro. Vous pourrez prendre connaissance des critiques dans l’annexe. En ce qui concerne Nijinski, il partit en tournée en Amérique du Sud en 1913. Il tomba amoureux d’une danseuse hongroise et l’épousa à Buenos-Aires. Ceci lui valut d’être licencié par Diaghilev, jaloux (je vous laisse deviner pourquoi !). En 1916, lors d’une tournée en Amérique du Nord, Nijinski créa une chorégraphie pour Till l’Espiègle, de Richard Strauss. Dès 1917, le chorégraphe commença à ressentir les prémices d’une maladie mentale. Déclaré schizophrène, le reste de sa vie sera constitué de séjours dans des hôpitaux jusqu’à sa mort en 1950. Il enterré au cimetière Montparnasse à Paris. La chorégraphie d’origine avait été oubliée, une autre a été due à Maurice Béjart, Pina Bausch et Sacha Waltz, cette dernière ayant été donnée pour la première fois en 2013 à Paris pour le centenaire.
Bon, vu qu’il m’arrive d’avoir un (petit) poil dans la main, je laisse la parole à Jean-François Zygel, dans les clés de la musique, il vous expliquera Le Sacre parfaitement bien :
Le Sacre est un ballet relativement court, 35 minutes en moyenne. Il est le plus souvent donné en version de concert, comme vous avez pu le constater dans la vidéo précédente. Je ne résiste pas au plaisir de vous en proposer une autre, celle de Sir Simon Rattle avec le London Symphony Orchestra. Rattle est un spécialiste de cette œuvre qu’il a dirigée maintes fois avec des orchestres divers. Rattle nous prouve par là que la continuité des grands chefs, tels Karajan ou Bernstein, est assurée, surtout si on tient compte en plus de Dudamel et de Gergiev, entre autres. Cerise sur le gâteau, chacune des parties de cette musique est indiquée. Deux tableaux dans cette musique, L’Adoration de la Terre et Le Sacrifice.
Et a présent que le Sacre n’a plus de secrets pour vous, voici une version jouée au piano à quatre mains, servie par deux interprètes exceptionnels. Un grand moment de musique et là aussi les différentes parties sont indiquée et en français, langue d’origine du sacre :
ANNEXE (POUR EN SAVOIR PLUS)
Un petit mot sur Stravinski, ou Stravinsky, né le 17 juin 1882 à Orianenbaum (Empire Russe) et décédé le 6 avril 1971 à New-York, emporté par un œdème pulmonaire. Il est enterré au cimetière San Michele de Venise, non loin de la tombe de Diaghilev. Je ne vais pas me lancer dans une biographie du compositeur, tout au plus je signalerai que dans les années 60 CBS lui a demandé d’enregistrer pratiquement toutes ces œuvres en tant que chef d’orchestre, bien sûr ! C’est ainsi que je possède sa version du Sacre… mais qui, à mon avis, n’est pas la meilleure.
Dans la partie précédente, je vous avais présenté une des critiques du concert du 29 mai 1913, venant de L’Écho de Paris. Voici maintenant l’avis du critique du Temps, qui justement a pris son temps pour rédiger son article daté du 5 août 1913. Comme précédemment, vous aurez la copie de l’original et de la critique retapée par mes soins :
Critique du 5 août 1913_Le Temps_original Critique du 5 août 1913_Le Temps_retapé
De même, voici les critiques du Figaro :
Figaro du 31 mai 1913_journal Figaro du 31 mai 1913_retapé
Cependant, en avril 1914, Le Sacre sera redonné dans la version de concert, la plus jouée. Le succès fut considérable et le compositeur fut porté en triomphe dans les rues de Paris. Dernières semaines d’insouciance avant l’apocalypse ! C’est encore Le Temps qui va nous décrire ce concert :
Critique du 21 avril 1914_Le Temps_original Critique du 21 avril 1914_Le temps_retapé
En introduction, je vous ai présenté l’image qui figurait sur le programme des spectateurs (on la retrouve dans la vidéo du scandale). A l’intérieur, on pouvait lire ceci :
« Premier tableau : L’Adoration de la Terre
Printemps. La Terre est couverte de fleurs. La Terre est couverte d’herbe. Une grande joie règne sur la Terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l’avenir selon les rites. L’Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l’amène pour l’unir à la Terre abondante et superbe. Chacun piétine la Terre avec extase.
- Deuxième tableau : Le Sacrifice
Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C’est ainsi qu’on sacrifie à Iarilo, le magnifique, le flamboyant [dans la mythologie slave, Iarilo est le dieu de la nature]. »
En 1960, voici Bernstein dirigeant à son tour Le Sacre, puis vous le verrez en compagnie du compositeur. Est-ce après le concert que les deux hommes se congratulent ? On peut le penser…
Et, pour terminer, Walt Disney ! En 1939 le dessinateur décide d’intégrer Le Sacre dans son dessin animé Fantasia. Ce ne fut pas vraiment du goût de Stravinski qui trouvait que l’on dénaturait son œuvre. En effet, pour illustrer la musique, Disney avait imaginé le Big Bang, jusqu’à l’essor et la disparition des dinosaures. A titre personnel, cela ne me paraît pas être une mauvaise idée. Naturellement, le ballet ne pouvait figurer en intégralité, il a bien fallu procéder à des coupures. Plus discutable sont les libertés prises avec la partition, notamment ce motif qui revient à l’envi chaque fois qu’un archéoptéryx prend son envol ou le déplacement de La danse de la Terre, censée clore la première partie, reléguée à la fin ! Il y a aussi ces ruptures de tempos, sans doute nécessaires pour s’adapter au dessin animé, mais ps toujours de bon goût. Il faut dire que Leopold Stokowski, le chef désigné pour diriger la musique de Fantasia était lui-même coutumier du fait. Je possède un coffret de 15 CD de Stokowski : on a véritablement l’impression qu’il change carrément les partitions et cela ne réussit pas toujours, loin s’en faut…
De plus s’est posé le problème des droits d’auteur, Disney a payé 3 000,00 dollars pour cela ce que Stravinski trouvait insuffisant. Mais Disney a fait remarquer au compositeur que Le Sacre avait été écrit avant la Révolution d’Octobre et que par conséquent les droits d’auteur avaient été annulés. Eh oui dans le monde des Bisounours, business is business !
On en a fini avec Le Sacre du Printemps, je vous fais grâce de la partition…qui fait quand même 160 pages ! Bon allez je me lance avec La danse de la terre et le fichier audio qui lui correspond, le New-York Philharmonic est dirigé par Leonard Bernstein (enregistrement de 1957 retravaillé par Columbia).
IN MEMORIAM
Pendant que je rédigeais cet article, j’ai appris le décès du grand pianiste Nelson Freire, qui nous a quittés le premier novembre. Je suis à peu près certain que nos médias grand public n’en ont soufflé mot, il aurait fallu qu’il soit décédé du Covid, je suppose. Enfin on a la culture que l’on mérite, pas vrai ?
Je lui rends hommage avec cette version du quatrième concerto pour piano et orchestre de Beethoven, enregistrée en 2019 dans la cour du palais princier de Monaco :
A bientôt pour un nouveau voyage musical !
Filoxe
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Merci pour vos encouragements ! Au moment de la parution en ligne, un lien s’est fait la malle ! Le voici mais pas pour un concert en 1960 mais en 1972 avec Lenny :
https://www.youtube.com/watch?v=hv4AKV3CCP4&t=992s
Et pour faire bonne mesure :
https://www.youtube.com/watch?v=5Kyso5VmZ6g
Filoxe
Un grand merci pour ce magnifique article
Merci
j’aime beaucoup la musique de Stravinski. J’ai découvert le sacre après l’oiseau de feu et Petrouchka. J’avais 17 ans environs. Quelle surprise, quel étonnement. Quelle sauvagerie de haut niveau et recherchée dans cette musique. je reconnais que je ne peux pas rester assis lorsque je l’entends, il faut être debout et accompagner cette musique. c’est peut-être cela une des clés du scandale, certains ont du regretter d’avoir trop vite réagi.
La version de Karajan est une référence aussi. Mais il parait qu’une des meilleures est celle de Markevitch de 1959.
En tant que clarinettiste amateur, je me suis régalé à entendre tout le registre de la clarinette largement utilisé dans cette oeuvre, clarinette, basse, clarinette en si bemol, petite clarinette. je me suis bien sûr essayé à en essayer quelques phrases…
Merci infiniment pour ce somptueux cadeau .