A l’auberge du temps qui passe et autres lieux

Il est une auberge, sans enseigne, sans aucun mur, qui se trouve partout et nulle part :  l’auberge du temps qui passe, ce temps qui blanchit les tempes, qui ride les visages, qui efface les noms des mémoires. L’auberge de l’oubli, ouverte à tous, où le voyageur fatigué peut venir secouer la poussière de son âme. 
Je me souviens, je me souviens d’un enfant pour qui les limites de la  Terre s’arrêtaient  aux confins de son village, et qui a fini par découvrir un jour qu’il y avait autre chose au-delà.  Mais dans son esprit, dans ses yeux, demeureront toujours la couleur et les rumeurs des temps anciens. 
Au commencement, il y avait le ciel, tantôt gris à la mauvaise saison,  tantôt d’un bleu céruléen lors des journées d’été. Le soleil qui flambait dans l’azur.  Les ors de l’automne, les chemins de poussière lors des chaleurs accablantes.  Il y avait le vent, s’engouffrant dans les cours, la pluie bienfaisante qui abreuvait les champs desséchés, ou la brise de juillet qui faisait onduler les épis dorés. Il y avait  les cris des moissonneurs, les aboiements des chiens qui surveillaient les troupeaux.
Et puis, le soir, quand  les travaux des champs avaient cessé, les hommes se pressaient sur la petite place, là où gargouillait une humble fontaine, sous un tilleul centenaire. Ils s’asseyaient sur de vieux bancs, et devisaient paisiblement. Les femmes leur servaient à boire, un vin qui avait été mis à fraîchir dans le bassin où s’écoulait l’eau limpide. Je me souviens de vos prénoms, de vos visages. Antoine, l’ancien combattant de la Grande Guerre, son épouse Amélie, leur fille Marcelle, son époux, Louis. Des voisins, aussi : un deuxième Louis, monsieur André, et Pierre, des retraités qui venaient compléter leurs humbles pensions en donnant un peu de leur temps contre une modeste rétribution.  Et puis mes bisaïeux, qui venaient donner un coup de main. Je me souviens de tout, de tous. 
Après, on tirait une table, quelques bancs, et on dînait dehors.  La fraîcheur du soir nous enveloppait. On restait là jusqu’à ce que les étoiles s’allument dans le ciel. Paisibles soirées d’été. Loin des rumeurs des métropoles, une vie bucolique, humble, laborieuse, que j’aurais souhaité voir perdurer à jamais.
Mais, hélas, nous avons été dispersés comme des pétales de fleurs sous le vent de l’Histoire. Nous avons suivi un chemin qui n’était plus celui de nos aïeux . Nous sommes partis vers d’autres cieux.  Les anciens sont restés. Jusqu’à la fin. Jusqu’à leur fin. Ils ne sont plus aujourd’hui. Il n’y a peut-être que moi pour me souvenir.
Le jour des obsèques de ma mère, je suis revenu,  comme le fils prodigue de la parabole, mais vous n’étiez plus là pour m’accueillir. La maison de famille avait été vendue. Ses volets étaient clos. Mon pauvre village, je t’ai à peine reconnu. La nature avait repris ses droits, faute de bras pour entretenir les champs. Les cours étaient envahies d’herbes folles. 
J’ai retrouvé la petite place. La fontaine était toujours là, le tilleul aussi, ainsi que le vieux banc de bois. Je me suis assis, j’ai fermé les yeux. Était-ce le murmure de l’eau, j’ai cru percevoir celui de vos voix.  Nous étions en septembre, et le vent transperçait la veste de mon complet. J’avais froid, mais j’étais si bien.  Après l’inhumation de ma mère, j’avais  parcouru les allées du cimetière et j’avais  retrouvé vos tombes. Je me suis souvenu. Je me suis dit que j’aimerais être enterré là, face au moutonnement des collines, au bout du vieux chemin. J’ai parcouru tant de routes, vu tant de lieux, que ce serait normal de revenir parmi vous. Le retour de l’exilé. 
Avant de quitter cette humble placette, j’ai longuement regardé les alentours. Pour ne rien oublier. Et puis j’ai gravé mon nom et mon prénom   au dos du banc,  à l’aide d’un tournevis que j’ai tiré de ma caisse à outils. Avec ma date de naissance. La deuxième date, la dernière ne sera jamais inscrite. Et j’ai ajouté  In memoriam. Et je suis parti, sans me retourner. On ne laisse jamais ses souvenirs derrière soi. 
                                                    FIN

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9 Comments

  1. Oui Argo, ton texte ravive tant de souvenirs, que j’ai l’impression que j’aurais pu l’écrire.
    L’auberge de l’oubli, car il vaut mieux oublier pour ne pas trop souffrir du temps qui passe , du temps qui est passé, et de tous ceux que l’on a perdus.

  2. Mais… Mais… Mais je la connais, cette auberge ! Merci, Argo, pour me faire m’en souvenir !

  3. Grand merci à toi, mon cher Argo. Ta mémoire est plein comme une outre de souvenirs. Parfois la beauté et la tristesse forment la même peau d’un tambour sur laquelle les souvenirs viennent battre la chamade…

  4.  » L’auberge de l’oubli où le voyageur fatigué peut venir secouer la poussière de son âme  »
    Magnifique !
    Merci Argo !

  5. Argo, il y a du Henri Vincenot chez toi. Vincenot que je lisais sans pouvoir m’arrêter.

  6. Argo mon ami, notre ami, nous sommes nombreux ici à attendre un livre que tu vas écrire, que tu es peut-être en train d’écrire…
    Dans tes pages il y a toujours un moment où je me retrouve, même si les lieux et les personnes ne sont pas les mêmes. Je ne dois pas être le seul.
    ✒ 📖

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