Comment j’ai sauvé la vie à papa

Photo de papa sur livret de famille. Seule photo existante

C’était pendant la guerre de libération que le Maroc oriental livrait contre la présence française. Un an plus ou moins avant l’indépendance acquise en 1956.

La lutte était particulièrement féroce dans notre région qui, avec ses forêts, ses montagnes et sa proximité avec l’Algérie, était propice au maquis.

Des maquisards armés sont venus, une fois, réveiller papa en pleine nuit et l’avaient fait sortir dans la cour. Comme d’habitude, dès que papa bougeait, je me réveillais et le suivais.

Maman avait aussi essayé de rejoindre papa, mais un homme, debout devant la porte, la repoussa.

Je ne sais comment je me suis faufilé et me suis retrouvé aux côtés de papa. Je devais avoir 4 ou 5 ans.

Quatre hommes, des masses sombres et lourdes, le tenaient en joue. Papa, stoïque, ne disait rien, mais balbutiait quelque chose. Comme dans une prière. J’avais compris que les gens en face voulaient lui faire du mal. J’ai commencé à pleurer.

Ils allaient certainement tirer quand l’un d’eux, un homme de haute stature et qui semblait être le chef, les retint d’un mouvement de bras et s’avança vers moi. Je l’avais tout de suite reconnu. C’était un homme que j’avais vu quelques jours auparavant dans la maison des voisins. Il m’avait beaucoup parlé. Il m’avait marqué.

 « C’est toi ? », dit-il en me secouant la tête de sa main rugueuse et lourde.

J’étais interdit. Puis, en se baissant et me chuchotant à l’oreille comme dans une confidence ou une complicité, il ajouta :

« N’oublie pas de faire ce que je t’ai dit la dernière fois. Lire, s’instruire. Toujours ! »

Il se tourna vers ses hommes, leur dit quelque chose et le groupe se retourna et disparut dans le noir.

Je n’avais, sur le moment, rien compris à ce qui se passait, mais on me dit plus tard, que j’avais alors sauvé la vie de papa. Les maquisards lui en voulaient à cause de ses relations avec les Français et s’apprêtaient à l’exécuter.

Ne parlant pas un traître mot de français, papa avait réussi, on ne sait comment, à entrer en contact avec des colons français, établis très loin de notre campagne, pour leur vendre les grignons, ces résidus résultant de la pression des olives et servant à l’alimentation des cochons. Ce sont les colons français qui auraient poussé mon père à mettre mon frère aîné, Mohamed, à l’école. Il sera l’un des rares enfants de la région à faire des études.

Cette relation avec les Français n’était pas sans susciter la suspicion des résistants actifs dans la région.

Les collaborateurs avec les Français, ou suspectés tels, étaient systématiquement fusillés ou mutilés à vie.

J’avais vu ce grand homme, qui me secouait la tête, deux ou trois jours auparavant. Nous étions invités chez nos riches voisins d’à côté pour une circoncision. C’était une maison avec plusieurs chambres entourant une grande cour. Hommes et femmes, installés séparément, discutaient et riaient à haute voix.

On nous avait installés, nous les gamins, dans une chambre totalement nue.

A un certain moment, cet homme avait fait son entrée dans la maison sans en demander l’autorisation. Apparemment, il n’était pas invité, ce qui créa un désarroi dans la demeure. Les bruits et les voix s’étaient brusquement tus.

L’homme, un géant dissimulé dans une large djellaba brune, la tête recouverte d’une chéchia noire, franchit la porte d’entrée, s’avança sans cérémonie à l’intérieur, et, au lieu d’aller dans la chambre des hommes, vint vers nous et nous salua comme on fait avec les grands. Il souleva sa djellaba et sortit un fusil puis s’allongea sans cérémonie sur le sol nu, juste à mes côtés, en gardant l’arme à portée de main. Il était impressionnant par sa stature et son arme.

Je tenais alors entre mes mains un livret que je feuilletais sans rien y comprendre.

« C’est bien de lire, m’avait-il dit. C’est très bien. »

Il feuilleta le livre avec moi. Ne sachant apparemment pas lire, il se contentait de commenter les illustrations.

« C’est une grande tare que de ne pas savoir lire, avoua-t-il. Il faut s’instruire. C’est très important. »

Je l’écoutais cérémonieusement, mais je ne pouvais m’empêcher de loucher sur le fusil qu’il tenait à ses côtés. C’était fascinant. Il s’en aperçut. Il prit le fusil et me le mit entre les mains. J’étais paralysé. Cette masse de bois et d’acier froid qui pouvait donner la mort me terrifiait.

 « Attention, rigolait-il, n’appuie pas sur la gâchette. Il est chargé. »

Il reprit son fusil en me lançant d’un air jovial : « Tu n’en as pas besoin. Tu as mieux. Tu as un livre ».

Il nous parla longuement de la résistance, mangea avec nous et s’en alla sans se préoccuper des hommes réunis dans la chambre voisine.

Les invités se dispersèrent aussitôt après sa sortie. L’irruption impromptue du résistant les avait intrigués. L’homme n’était pas venu pour rien. Quelque chose allait se passer. Les maquisards allaient frapper.

C’est mon père qui était visé.

Je lui ai sauvé la vie grâce à un petit livret…

Papa est mort une dizaine d’années plus tard. En janvier 1967.

Il avait affrété un camion pour livrer de la marchandise à des colons français qui perduraient au Maroc après l’indépendance.

Le camion a culbuté dans un ravin.

Messin’Issa

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12 Comments

  1. Incroyable ! quel « diable d’homme » êtes-vous donc cher Messin Issa. J’en suis ahuri !

    Après la lecture de votre article ci-dessus je tombe sur celui de la veille, que j’avais manqué (sur les djinns).

    Bonté divine ! Vous êtes vraiment un cas à part …

    Vus finissez avec la certitude que « l’inéluctable allait se réaliser ». Ce qui semble donc avoir été le cas ! Et ce qui excite ma (notre ?) curiosité !

    Une raison de plus pour nous en dire plus …. et donc écrire le roman de votre vie …. SVP ? c’est une supplication.

    Ei si j’ai bien compris Argo semble être, en la matière, en « phase avec vous « ?
    Je n’ai pas encore pu lire son commentaire (trop pressé à vous lire d’abord, mais je saute tout de suite dessus).

    Vous faites vraiment une surprenante paire vous deux. Manque plus que Paco.

  2. Incroyables, les épreuves par lesquelles vous êtes passé ! Et la façon dont vous avez pu « vous en sortir ».

    Sans compter (tant mieux pour vous) une certaine bienveillance de la part de la Providence. A croire que vous étiez destiné à de hauts faits.

    Bravo! une vie bien remplie et digne d’admiration.
    J’appuie la sollicitation de Colline : ne pourriez-vous pas écrire le roman de votre vie ? Ce qui pourrait, non seulement nous ravir, mais également inciter des jeunes gens à méditer et à en tirer profit.

  3. Toujours cet Orient mystérieux pétri de légendes. Oui il faut vous faire publier Messin. Ça fait penser aux histoires soufies. Je n’aime pas l’islam mais je suis sensible à l’ambiance littéraire qui se dégage de vos écrits.

  4. J’avais peu de chose en commun avec mon père. Je l’ai beaucoup déçu, il aurait voulu que j’embrasse la carrière des armes, mais je ne l’ai jamais voulu. Ses absences lors des conflits d’Indochine, d’Algérie, ont quelque peu détruit notre famille. Aussi, je n’ai pas voulu suivre son exemple. Il m’en a beaucoup voulu. C’est ce qui nous a éloignés. Il est parti. Je pense parfois à tout ce que nous ne nous sommes pas dit. Vous avez eu la chance de le faire. Merci pour votre récit.

  5. On a oublié que l’indépendance du Maroc n’a pas été un long fleuve tranquille, mais a eu son lot de sang versé. Un des mes amis a vécu ça à l’époque et vu des têtes coupées servir de ballon de foot aux pieds de « fatmas » enragées. C’est du passé comme on dit, et même si la fin de la présence française en Algérie a été pire, il n’est âpas inutile de s’en souvenir.

  6. Votre vie est un vrai roman d’aventure à
    épisodes, cher Messin, et nous lisons tous les jours les péripéties avec, je dois le reconnaître, une curiosité un peu gênante sachant que ce n’est pas un roman mais une histoire vrai. Merci encore pour ce partage en espérant un jour lire des choses un peu moins dramatique! et nous faire rire un peu, comme vous savez si bien le faire.

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