J’ai été vidé du sang de la fraternité

Vue du village d'El-Aioun dans les années 50
Vue du village d’El-Aioun dans les années 50

J’ai reçu une violente gifle de mon frère aîné, Mohamed l’instituteur. Pour rien. Je devais avoir 6 ou 7 ans. Nous venions d’emménager dans un village appelé El-Aioun. À une trentaine de kilomètres de notre campagne natale, Messine, où nous venions de mettre en terre et à tout jamais mon petit frère et ma mère. La gifle était tellement violente et surtout injuste que j’ai vomi du sang. Un flot de sang. Depuis, ce frère n’était plus mon frère. Je le haïssais et je sentais que c’était réciproque.

Le problème est que c’était lui le chef de famille. Il subvenait aux besoins de la famille du fait qu’il était instituteur. Il avait un bon revenu. Je devais lui obéir. Tout le monde lui obéissait.

Rompre avec le frère était en fait rompre avec toute la famille.

Ce qui s’est effectivement produit.

Je n’avais plus de famille.

Mohamed, qui, généralement ne s’occupait jamais de ce que je faisais à l’école, m’appela un jour dans sa chambre-bureau et me fit faire des exercices de calcul. Il découvrit alors que j’étais nul, et pour y remédier, m’interdit de sortir. De temps en temps, il m’appelait pour vérifier que j’étais bien à la maison et que je respectais ses ordres. Je devais juste répondre « Aahh » comme pour dire « Je suis là ».

Je ne pouvais savoir, une fois qu’il m’appelait comme d’habitude, qu’il fallait que je me présente effectivement chez lui pour une course. Quelques minutes après mon « Aahh », il surgit furieux de sa chambre et se précipita sur moi.

Pourquoi tu ne viens pas quand on t’appelle ? vociféra-t-il et il m’assena cette gifle mémorable.

J’étais foudroyé. Une rage sourde m’envahit. J’éclatai en sanglots. Des sanglots de colère, d’oppression, de révolte et d’impuissance. Je sentais que mes tripes et mes poumons allaient éclater. Tout d’un coup, un énorme flot de sang jaillit de ma bouche. Comme une digue qui se brise. Une large mare de sang s’étendait en plein milieu de la cour de la maison.

Je venais de me vider de mon sang. Du sang de la fraternité.

Les brutalités de Mohamed à mon égard n’allaient plus cesser dès lors.

Il était désormais un ennemi. Un ennemi redoutable qui me faisait peur, me terrorisait. Je redoutais sa présence, j’évitais de l’approcher, de le voir. Je vivais dans la peur perpétuelle. Mohamed allait prendre une attitude toujours plus sévère à mon égard. Une attitude approuvée tacitement par le reste de la famille. Je le haïssais à mort.

« L’on hait avec excès lorsqu’on hait un frère », disait Racine.

Il m’a mené la vie dure. Je n’ai pratiquement pas eu d’enfance à cause de lui. J’arrivais à peine à respirer quand il était à la maison et quasiment pas en face de lui.

J’étouffais quand il était à la maison. Il me semblait que j’avalais des vipères quand je mangeais en sa présence. Et c’était, pratiquement, toujours en sa présence. Je ne pouvais respirer librement que lorsque il se rendait dans la ville voisine les dimanches. C’étaient mes seuls jours de délivrance, de vie. Je pouvais alors sortir jouer avec les copains en prenant cependant garde de rentrer avant son retour.

Bientôt, j’en venais à espérer, chaque fois qu’il partait, que l’autocar qu’il prenait se renverse et qu’il crève. Quand les autres membres de la famille attendaient son retour avec inquiétude, l’inquiétude qu’il lui arrive quelque chose, j’attendais l’annonce de sa mort avec impatience.

Mes résultats à l’école en pâtissaient. Instinctivement, j’en étais venu à assimiler tous les instituteurs à Mohamed et tous les cours à des punitions. Mais, ô miracle, à la fin de l’année, je suis reçu. Je passe en classe supérieure ou, plutôt, j’accompagne les autres en classe supérieure. Je n’avais vraiment rien fait pour. Visiblement, mes deux instituteurs de l’arabe et du français voulaient se débarrasser de moi.

Je continuai l’année suivante à ne percevoir les cours qu’à travers un épais nuage. Ils ne m’intéressaient pas. Je haïssais les instituteurs et leur métier. La Providence viendra à mon secours. Mohamed se retrouva atteint de tuberculose et fut hospitalisé dans un sanatorium, loin dans le centre du pays. Je respirais. Je découvrais la liberté. Je prenais goût à la vie.

L’hospitalisation du « chef » ne fut toutefois pas sans se répercuter sur les ressources de la famille. Son salaire ne nous parvenait plus. La vie devenait difficile. On manquait de vivres, de tout. L’électricité et l’eau nous étaient souvent coupées. La famille en souffrait. Moi, j’étais ravi. Tant mieux si l’hospitalisation dure. C’est ma liberté qui dure. Tant pis si on n’a plus d’électricité. Je préférais vivre dans le noir plutôt que dans la lumière qui nous venait de Mohamed. Tant pis s’il n’y a rien à manger. Il m’arrivait de fouiller dans les poubelles et ce que je trouvais à grignoter était beaucoup plus délicieux que ce que je mangeais en présence de Mohamed.

Il nous écrivait de temps en temps. Comme j’étais le seul dans la famille à savoir lire – Mohamed s’était, bizarrement, opposé à ce que mes sœurs aillent à l’école – mon père me demandait de lire ses lettres, ce que je refusais catégoriquement, sans jamais expliquer pourquoi. L’arrivée de ces lettres perturbait ma liberté. J’avais peur de tomber un jour sur l’annonce de son retour, et puis il était capable de me gifler même par lettre, ou me gronder, ce que je ne tenais pas à entendre dans mon immense liberté. Finalement, mon père portait la lettre ailleurs et revenait en relater le contenu à la famille.

Je m’éclipsais pour ne rien entendre.

Ledit frère est décédé il y a 18 mois après une longue maladie. Il voulait me voir avant de mourir. Peut-être pour partir l’esprit apaisé. J’ai catégoriquement refusé.

Il a gâché ma vie. Je lui ai gâché sa mort.

Messin’Issa

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18 Commentaires

  1. Comme dit le proverbe, messin on choisi ses amis mais pas sa famille et tu ne manque pas d’amis sur ce site!

  2. C’est une grande déception pour vous, car la famille est “importante ” ! d’autant que votre mère est décédée, c’est la cause du désarroi et la raison du comportement du “chef ” qui,lui n’a rien compris de la position de la fratrie ! ceci dit c’est aussi une grande responsabilité pour ce frère que de prendre en charge la famille à la place de la mère et du père .

    • Oui, c’était une grande responsabilité pour ledit frère. Mais mon père s’est saigné pour lui permettre de faire ses études et d’arriver là où il est arrivé. Il devait une certaine gratitude à la famille. Il a détruit la famille. J’espère pouvoir en parler plus tard.

  3. Je sais que je suis insistant, et j’imagine bien vous n’avez pu qu’y penser, mais il faut absolument mettre vos récits en ordre (ou pas, c’est ça la littérature et ses effets de prolepse et d’analepse. Jusqu’au présent récit, l’ordre de votre vie est bouleversant). Madame Tasin vous donnera tous les conseils. Mais ça aussi, je ne vous apprends rien. Ce que que vous écrivez et avez vécu est puissant. Il n’y a pas de tricherie. C’est à peine imaginable pour la jeune génération, d’ici comme de là-bas. C’est exemplaire. Comme ça contraste avec la “littérature” dérisoire, nombriliste et subventionnée actuelle. Car vos lecteurs, votre public vous l’aurez. Vous en avez déjà un début sur ce site.

    • Vous pensez vraiment que je trouverai un éditeur pour mes écrits ? J’en doute.

      • L’édition est hélas corsetée comme on le sait, mais le “roman du terroir” a trouvé ses lettres de noblesse et a son lectorat, je pense donc qu’un de ces éditeurs pourrait être intéressés. Entre le lecteurs du terroir d’ici, tous les Européens qui ont connu “là bas” et les Maghrébins curieux, il y a un bon potentiel.

      • Il y a également l’auto-édition (Amazon). Je crois que ça marche assez bien pour les responsables de blogs ou ceux qui ont une petite notoriété sur internet. C’est un peu trop nouveau pour moi. Xavier Moreau en parle souvent sur Stratpol.

  4. Messine……………….Jésus a vécu dans ce village frontalier…

    d ou “Messin’issa” 😆

    • C’est ce que l’histoire dira quand je serai devenu plus célèbre que Jésus dans 2 ou 3 mille ans.
      Je dois reconnaitre que Jésus n’a jamais été mon voisin de palier. En tout cas, je ne l’ai jamais croisé (croiser dans le sens de rencontrer dans le sens inverse, pas dans le sens de…)

  5. Merci Messin pour ce récit. Je comprends ton geste. Il faut un grand courage pour réagir ainsi. Ce courage, je ne l’ai pas eu. Mon père était militaire et avait tendance à confondre la caserne avec la maison. Un homme brutal. Autant j’ai respecté le soldat, autant j’ai détesté l’homme. Même haï. Je l’ai assisté pendant ses huit derniers jours. Ce geste n’a rien effacé et ne m’a pas apporté l’apaisement. Avant son dernier souffle, je lui ai dit que je l’aimais. Peut-être pour faciliter son départ?J’ai menti. Est-ce bien, est-ce mal? Toujours est-il que je me sens parfois mal à l’aise. Je n’arrive pas à oublier. Dix-sept années après.

    • C’était ton père, cher Argo. Tu as bien fait ce que tu as fait. Moi, je parle d’un homme qui était soi-disant un frère, mais qui ne l’était pas.

      • Messin a raison tu es resté en paix avec toi-même en pardonnant à ton père parce que c’était ton père, pour ton frère aucun besoin, aucune logique, aucune nécessité. Celui qui sème le vent récolte la tempête. Il a récolté la tempête, tant pis pour lui bien fait pour lui .

  6. Fabuleux récit, merci Monsieur Messin ! Je retiens votre extraordinaire logique : “il a gâché ma vie, je lui ai gâché sa mort ! ” Le choc ! Encore merci, pour vos récits de Votre Vie, de Votre Vécu ….

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