J’ignore si c’est le temps qui passe, si vite, si vite, qui me rend soudain aussi mélancolique

MON BATEAU IVRE,  OU LA MÉMOIRE DES MOTS, DES CHOSES, DES GENS, DE TOUT.

 Hier soir, je me suis endormi serein, l’esprit en paix, et ce matin, le spleen, un cafard monstrueux, le cœur plein de tristesse, l’âme mélancolique. Peut-être parce que j’avais eu l’imprudence de feuilleter un simple livre de lecture qui appartenait à un membre de ma famille, du niveau du certificat d’études primaires. Un vieux bouquin, passablement malmené par les années, à la couverture usée, aux pages jaunies. Mon oncle André, qui était aussi mon parrain, y avait inscrit son nom et la date à laquelle on le lui avait confié, 1933. Les enseignants qui ont supervisé sa rédaction ne sont plus de ce monde depuis fort longtemps. Mon parrain lui aussi a quitté cette vallée de larmes.
   Oh!  c’est un vieil ouvrage, mais fort bien conçu. Les différentes régions de France y sont décrites, avec des textes d’auteurs classiques ou contemporains de cette époque, des poèmes, comme ceux de Charles d’Orléans, et bien d’autres.   Tout est évoqué minutieusement, même les métiers exercés. Des photos, des reproductions d’aquarelles agrémentent le tout. Au passage, des clichés montrant le retour des pêcheurs de Douarnenez, les lunetiers et horlogers à domicile du Jura, et tant d’autres. En ce temps-là, l’élève prenait ainsi contact avec le monde qui l’entourait, et l’ailleurs. Il avait ainsi conscience que la France était un tout, et non une entité lointaine et abstraite. 
   J’ai pris aussi conscience que tous ces gens qui nous ont précédés nous ont légué un patrimoine précieux  que nous avions le devoir de faire fructifier, la France, avec ses spécificités, sa culture, ses us, ses coutumes, tout ce qui a fait le cœur de notre nation.   Certains l’ont fait, d’autres pas; ce qui explique peut- être l’état de délabrement de notre beau pays, où bientôt il ne subsistera plus rien de notre héritage. 
   Et puis, j’ai mesuré le temps qui passe, qui a passé, qui passera un jour sans moi. Je suis un incorrigible rêveur; je me suis mis à ma fenêtre et j’ai laissé mon esprit aller au fil du courant, de cette rivière qui coule sans cesse, le flot de nos pensées. D’avoir examiné   les photos de ces pêcheurs, de ces ouvriers, de ces bergers, de ces paysans , la nostalgie m’a envahi.  Ils ne sont plus de ce monde, et leurs tombes ont peut- être même été dispersées  pour faire de la place à d’autres. Quel a été leur destin? Sont-ils partis doucement, sans bruit comme le font les humbles de ce monde? Les sardiniers ont-ils péri en mer?  Les paysans, les ouvriers sont-ils morts prématurément  après une dure vie de labeur  ou ont-ils agonisé sur le champ de bataille de la guerre qui s’annonçait?J’ai pensé aussi aux miens, dont je suis un des derniers descendants. 
    Je suis ensuite allé nettoyer les tombes de mes chats. Quand j’ai déménagé, j’ai eu juste à emporter leurs urnes avec moi. Ils ont tous été incinérés.  Il y avait beaucoup d’herbes. J’en possède encore deux. Sept nous ont quittés.  De braves compagnons, affectueux. Tous avaient un nom. Je ne peux décrire la tristesse qui s’est abattue sur moi. Décidément, ce n’était pas mon jour. 
   
Et pourtant, il me faudra poursuivre mon chemin, ou plutôt suivre le courant. Je ne sais pas où mon bateau  me mènera, ou s’ il  chavirera soudain. Un étrange bateau, ballotté par les flots de la vie, un bateau ivre, dont je suis tout à la fois le maître à bord et l’équipage.  Quand je repense à mes proches, je me dis que je ne leur ai peut -être pas dit assez que je les aimais. Peut-être aussi pas assez chaleureux avec ceux que j’ai côtoyés. Des mots que je n’ai pas dits. Peut-être pour cela que je suis un peu, toujours si mélancolique. 
 
 Quand je passe devant le cimetière au retour de ma promenade,  je parle aux morts. Voilà ce que je leur dis : mes amis,  si vous m’avez offensé, sachez que je vous pardonne volontiers, et si je l’ai fait de mon côté, pardonnez-moi à votre tour. Je sais que je suis un peu spécial. Je parle à mes plantes vertes, et même aux arbres, aux animaux. Peut-être suis-je un peu fou. J’ai fait mienne une citation de  G.K. Chesterton : «Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. »
     
   

 4,180 total views,  1 views today

image_pdf

16 Commentaires

  1. Plus je regarde les hommes plus j’aime mes chats.
    Le temps ne passe pas Argo, c’est nous qui passons.

  2. Quel texte émouvant. Merci. Le passage que vous avez surligné en jaune est très important. Ayant des problèmes de santé, je m’empresse de dire à ceux que j’aime que je les aime. Et j’essaie de pardonner “à ceux qui m’ont offensé, bien que piètre chrétien. Je leur souhaite de mûrir et de prendre conscience des choses autour d’eux. Votre phrase en rouge est poignante de sagesse. C’est la veille de l’Apocalypse.

  3. Je pense, hélas, comme vous et je vous certifie que OUI, c’est le temps qui passe si vite et que l’on a d’ailleurs pas vu défiler, qui nous rend mélancolique et nostalgique.

  4. Merci Argo pour ce beau et touchant texte qui m’a beaucoup émue.

  5. Bonjour,

    Merci pour ce joli texte.

    Quand j’étais adolescent, j’avais vu ma grand-mère lire les mémoires de Simone Signoret : “La nostalgie n’est plus ce qu’elle était”.

    Et je me demandais, c’est quoi la “nostalgie” ?

    Avec l’âge, on comprend tout seul …

  6. Merci pour ce bijou plein de nostalgie et de questionnements

  7. Très beau texte nostalgique chargé de questionnements, un passé figé sur le tranchant de votre pensée. Je comprends biens vos propos. Aussi, je dis rêvez,rêvez cher Argo; quoiqu’il en soit, la vie vous a octroyé une chance inestimable : naître en France, être Français, connaître les us et coutumes – et les vivre – que beaucoup d’ingrats rejettent aujourd’hui. Ne soyez pas si mélancolique, il nous est certes réservé de bonnes choses à venir, la vie sur terre n’est qu’un emprunt de cendre. Merci pour ce beau partage.

  8. Très bel article, sincère, prenant. Tu nous dévoile un pan de ta vie privée, de ton âme. Ça fait du bien de parler de ce que nous ressentons, ça libère, un peu comme une soupape. Un besoin.

    Je partage avec toi cette passion des anciens ouvrages décrivant la(les) vie(s) locale(s) de notre beau pays. Parfois un simple guide touristique du début du vingtième siècle peut suffire à mon plaisir.

    Mon père est décédé en 79, 3 semaines avant mes 30 ans. Nous devenions complices, nous avions encore tant de choses à nous dire… Ce fut, et c’est encore, très difficile.

    Quant aux chats, c’est ma grande passion ainsi que celle de ma blonde. J’adore quand ils fouillent dans mon cerveau à travers les regards appuyés. C’est magique.

    Merci Argo.
    (Auguste et Fabio te saluent bien avant de retourner faire leurs 15 heures de sieste 😼)

    • Merci, Mantalo, mes deux compagnons, Réglisse et Mystère vous saluent tous les quatre.

  9. Quel texte absolument magnifique ! De la grande littérature, rien de surprenant avec mon ami Argo.
    J’ai été rempli de nostalgie à la lecture de ce texte, et je crois qu’il est fait pour ça.
    Pour ceux qui tournent autour de la soixantaine et plus (même si pas affinité) la nostalgie est très grande de la France que nous avons connue quand nous étions adolescents et jeunes adultes. Je vais en avoir 70 dans exactement 6 jours.
    Quel drame et quelle tristesse effectivement que de voir que notre pays a disparu et a fait place à un pays de folies.
    Ami lecteurs et auteurs de RR, voulez-vous me faire un cadeau pour mes 70 printemps que je vais avoir dans 6 jours ? Je vous en supplie, offrez-le-moi : rendez-moi la France de mes 20 ans.
    Que cela fait du bien de partager cette nostalgie. Merci ami Argo.
    J’ai beaucoup aimé la citation clôturant ce magnifique texte : “Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison.”

    • Merci, ami Cachou, mais ce ne sont que de modestes phrases. Merci à toi.

    • J’en ai 52, mais je ressens, sans surprise, exactement la même chose. Je viens de lire votre texte à ma mère. Même sentiment, toujours sans surprise. Les raisons sont les mêmes bien sûr.

Les commentaires sont fermés.