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Episode 2
M. Poulet [ndlr : Louis], qui eut une fin tragique — il fut tué le 24 août par une balle égarée au coin du boulevard des Batignolles, en face du lycée Chaptal, alors qu’il venait de faire sa partie quotidienne — n’avait jamais réussi à battre à ce jeu délicat et subtil, le patron, que les habitués appellent respectueusement « Monsieur Marcel ».
Monsieur Marcel est petit, râblé, le poil brun, la voix rauque mais bruyante. Il a beaucoup voyagé. Il a beaucoup vu et souvent beaucoup retenu. Il possède la souplesse d’un commerçant et la psychologie d’une entremetteuse. Il a aussi des principes. Chez lui, les jeux d’argent sont interdits, et à partir d’une certaine heure, il ne peut plus boire que du champagne : « Mumm », cordon rouge, brut 1933. Tous les lundis, il ferme son bar, et le soir il va bourgeoisement avec sa femme —à qui il offre des fleurs une fois par semaine— au cinéma.
Monsieur Marcel tient à la respectabilité de l’établissement. L’autre jour, il a renvoyé sa femme changer le corsage rouge, ajouré, en tulle, qu’elle portait et qui laissait deviner des formes, ma foi, fort bien faites. Le lendemain, il le donnait à une malheureuse venue mendier quelques tickets de pain. On a des principes ou on n’en a pas, comme dit Marcel. Il me tient en estime et quand il répète à sa femme la commande que je viens de passer, il dit : Une fine pour Monsieur René. De la « Martell ».
Car la « Martell », c’est comme le « Mumm ». Réservé au patron et aux amis.
En plus de la considération que me témoigne Monsieur Marcel, j’aime dans ce bar ce quelque chose d’équivoque que l’on devine, mais que l’on sent si peu, que jamais encore je n’ai pu déceler le moindre fait, le moindre geste qui pourrait confirmer cette impression. J’aime aussi cette atmosphère lourde, qui vous oppresse parfois, et j’aime surtout observer ces clients qui se retrouvent, venus des mondes les plus divers, devant ce comptoir en faux acajou.
Sur ces tabourets, j’ai vu des jeunes filles guetter, impatientes et fébriles, à travers la vitre, la sortie de Georges Marchal ; j’ai vu des jeunes gens dévorer des yeux la belle Lise Delamare qui, elle, avec une conscience sereine et pure dévorait… un sandwich entre Philippe Gérard et Tony Taffin. J’ai vu des hommes boire fine sur fine en attendant Edwige Feuillère, qui ne venait pas.
J’ai vu aussi Marcelle Géniat, si simple, si affable, qu’on n’oserait, en la voyant enveloppée dans sa mantille noire, modeste et discrète, lui prêter son immense talent. J’ai vu aussi de charmantes petites filles — qui, toujours au même théâtre d’en face, faisaient leur dur apprentissage d’artiste — arriver après la représentation, fatiguées, déçues, lasses et parfois découragées. Monsieur Marcel alors les réconfortait d’un mot et… d’un sandwich. En fin de compte, il leur demandait leur photo dédicacée qu’il plaçait — après l’avoir mise sous verre — à côté de celle de Pierre-Richard Wilm.
Les petites s’exécutaient, puis partaient, un peu moins tristes. Monsieur Marcel retournait à sa belote sans que personne eût remarqué qu’il venait de sauver — ou peut-être simplement de prolonger — la vie de quelques illusions…
C’est dans cette atmosphère, dans cette ambiance que ce soirlà, je connus Dukson.
Dukson était un nègre, un vrai. Sa peau était si noire que la lumière s’y reflétait. On aurait pu, parfois, tellement elle était lisse, s’y mirer. Quand il m’apparut dans le halo brumeux du petit bar de la rue de Chéroy, je ne vis tout d’abord de lui que le blanc de ses yeux.
Il n’y avait pas, pendant ces moments troublés, l’habituelle clientèle. Deux ou trois locataires et le dentiste Poulet —qui devait mourir si tragiquement le lendemain — occupaient les tables du fond. La première salle était pleine de fumée et de clients. Des clients bruyants, gais, un brassard tricolore autour du bras et le revolver à la ceinture. C’étaient les F. F. I. des Batignolles, qui devaient accomplir encore tant de prouesses. Entre deux algarades, ils étaient venus se restaurer. Derrière son comptoir, Monsieur Marcel ne semblait pas étonné de devoir servir des clients au bruit de la mitraille.
— De temps en temps, me dit-il, quand ça tire de trop près, et que je suis en train de servir, ma main est un peu lourde. Mais c’est sans importance, puisque ce sont les clients qui en profitent…
Et, en bon commerçant, il me présenta à Dukson.
Je ne sais trop pourquoi, mais dès le premier abord, ce jeune nègre du Gabon — il avait tout juste vingt-deux ans — m’a plu. Nous bûmes ensemble, je le revis d’autres soirs, après la Libération, et c’est ainsi que, bribes par bribes, je lui arrachai son histoire. Une histoire magnifique et lamentable à la fois. Une histoire qui avait débuté comme un conte de fées et qui se termina comme un vulgaire fait divers.
Ce premier soir, encore dans la fièvre de la bataille, une veste kaki de sous-officier cintrée — comme en portent souvent les soldats des Colonies — sur les épaules, il marchait nerveusement de long en large dans la salle encombrée. Les autres, en se tassant contre les tabourets ou le frigidaire, lui faisaient un passage.
Il me parla peu, mais il m’intéressa suffisamment pour m’inciter à revenir. En me quittant, il dit :
— Je vous raconterai, quand ce sera fini, tout ce que nous avons fait. Vous pourrez écrire un bel article…
Plus tard, quand il me raconta tout, comme il disait, c’est-à-dire la magnifique épopée de ces sans-culottes des Batignolles qui se battirent pendant cinq jours, pieds et torse nus, l’actualité avait malheureusement déjà dépassé le stade de ces chapelets d’actes héroïques que l’on n’a peut-être pas assez relatés. Je n’écrivis pas l’article et j’ai l’impression maintenant, en racontant ce que fut Dukson, et ce qu’il fit, de m’acquitter d’une dette envers un mort.
Car Dukson est mort. Comme il avait vécu. Follement.
Demain épisode 3
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Bravo pour votre talent de conteur que je vous envie !
Ceux là étaient peut être des bons !