Comment le petit frère Omar a été tué

Omar avait à peine un an. C’était le dernier né de la famille, mais c’était le premier à s’en aller. Du moins de mon vivant. D’autres frères et sœurs avaient rendu l’âme avant mon arrivée. Ils étaient quatre. Mais personne n’en parlait dans la famille.

Le petit Omar allait bien, puis son état de santé sembla se dégrader subitement.

Mon père dut faire venir un fqih, un guérisseur. Celui-ci rédigea, à la manière de l’écriture du Coran, des lignes sur un bout de papier qu’il fallait tremper dans de l’eau et faire boire à l’enfant.

C’était le même procédé qu’utilisaient tous les fqihs. Certains préféraient écrire sur la coquille d’un œuf cru que le malade devait gober. D’autres encore utilisaient des lames de rasoir pour tracer de courtes lignes verticales, droites et espacées sur le front du malade. Un procédé beaucoup plus douloureux.

Le remède administré par le fqih à mon petit frère semblait être un miracle. Omar se redressa instantanément sur ses petits pieds. Il était de bonne humeur et paraissait en pleine forme. Nous étions ravis. Nous remercions le fqih pour nous avoir rendu notre petit frère.

Après tant de jours de privation, nous étions enchantés de jouer avec lui et nous le fîmes sans lui laisser de répit. Il était tout joyeux et souriant, osant des mouvements et des gestes dont il était incapable auparavant, prenant même parfois l’initiative des jeux. Nous étions tellement ravis de jouer avec lui que nous ne pouvions plus nous arrêter. Nous l’embrassions, le serrions contre nous et c’est à regret que nous dûmes l’abandonner à maman pour le faire dormir.

Epuisé à force de jouer, il s’assoupit très vite.

Il ne s’est plus jamais réveillé.

Le fqih nous l’avait pris. Il l’avait certainement drogué.

Les parents avaient dû nous éloigner pour ne pas le voir emmener au cimetière. Mais nous savions qu’on n’allait plus jamais revoir le petit Omar.

Dans ces lieux livrés aux démons, on s’afflige moins de la mort d’un bébé que d’un adulte. Un bébé est supposé être un ange qui va droit au paradis. On l’envie même, puisque le sens de la vie, ici, est de gagner sa place dans l’éden d’Allah. « Heureux, l’enfant qui a expiré le jour de sa naissance ! Plus heureux celui qui n’est pas venu au monde », disait le poète et philosophe persan du XIIe siècle, Omar Khayyam

Après la disparition d’Omar, je ne pouvais ne pas penser à ce à quoi je m’étais engagé : mourir avec lui s’il venait à mourir.

Mais, pourquoi, grands dieux, pensais-je déjà à cette horrible chose alors que rien n’augurait de cette fin précoce ?

Nous venions au monde la mort dans l’âme.

La disparition brutale du petit Omar fut un terrible choc. Omar, je l’avais vu naître et grandir. Je l’aimais. Et il n’était plus. Une vie, dans son cycle complet, un cycle si bref, venait de s’accomplir. Comme une révélation. Une révélation par la manière dont il était venu au monde. Le jour de sa naissance, on était, je ne sais pourquoi, seuls à la maison, maman, enceinte, et moi. Des douleurs l’avaient prise soudainement et elle s’était agrippée des mains au haut de la lourde porte d’entrée, s’accroupissait et se relevait en gémissant, les dents serrées. Je la regardais ahuri, ne sachant que faire. Elle portait une longue robe qui traînait sur le sol quand elle s’accroupissait. A un certain moment, ses mouvements semblaient s’accélérer. Transpirant à grosses gouttes, elle tirait avec plus de force sur ses mains, criait, hurlait. Je me précipitai pour aller appeler la voisine au secours. Quand celle-ci arriva à la maison, Omar était déjà né. Il était venu au monde au bas d’une porte délabrée, sur le seuil d’une maison bien vide ce jour-là.

Je l’avais vu grandir, jouer, rire, et puis… s’en aller. De la manière la plus étourdissante, après nous avoir égayés par sa bonne humeur. Il s’en allait au moment où on le pensait guéri, hors de danger.

Était-ce une façon de nous faire des adieux, de la plus noble façon qui soit, ou était-ce une plaisanterie du destin ?

Une plaisanterie, une gifle, un avertissement ou un signe ?

Allah d’un côté, le fqih guérisseur de l’autre, les forces du mal s’étaient unies contre le petit frère.

Repose en paix, petit frère. Je ne t’ai jamais oublié. Je ne vais pas tarder à te rejoindre.

Messin’Issa

 

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9 Commentaires

  1. Très émouvant. Je n’ai pas connu ce malheur, mais ma mère, née comme vous à la campagne dans une famille nombreuse, évoquait encore, jusque dans son grand âge, son « petit Francis », son frère cadet parti quand elle était petite fille.

  2. C’est dur, Messin d’accepter la mort d’un enfant, la douleur est effroyable et votre recit en est une flagrante illustration. Bien que n’étant pas croyant, je souhaite intensément que vous le retrouverez un jour, on aimerait tant que ce soit possible.

  3. Pour ce qui est des guérisseurs, il en existe encore en France, certains prétendent guérir des maladies incurables et finalement ceux qui les ont consultés cessent leurs soins et succombent. Quand j’étais enfant, un magnétiseur soignait les douleurs de ventre en écrivant des formules sur un papier, delayait le tout dans un verre d’eau et le faisait boire au malade. Il y a plus de 65 ans de cela. Ça me rappelle le procédé employé par celui de ton village.

  4. La mort est la pire des choses. Quand un être cher s’en va, tout semble dépeuplé, et notre souffrance sans limites. J’ai tellement perdu de membres de ma famille, d’amis, que je m’étonne de pleurer encore quand ça arrive. Aussi, je te comprends ami Messin. Ton texte m’a donné un coup de cafard. Parfois j’ai envie de me retirer loin de tout, sans contact avec rien, pour oublier. Ça arrivera peut-être un jour. Ton récit m’a détruit pour la journée. Un magnifique récit qui nous rappelle la fragilité de notre condition.

    • Non, STP, ne fais pas ça, ami Argo. Ne te retire pas.
      J’ai besoin de toi. On a besoin de toi.

      • A Messin et à Argo ,vous vous devez à tous ceux qui vous aiment.
        Il vous suffirait de ce qui m’est arrivé récemment pour que vous soyez émerveillés du possible inattendu.
        Changez vos routines, sortez dans la foule, osez être fous, aimez aimer, tout, tous les jours, chaque minute. Les disparus ne vous attendent pas encore, pas déjà !

        • Et je crois même que les (temporairement) disparus ont une attente à notre égard. Il y a des comportements qu’ils apprécieraient, des actions qui les réjouiraient.
          C’est dur de ne pas se laisser abattre. Comme l’a très bien dit Argo, tout est dépeuplé quand nos proches nous laissent. Plus de goût, plus de raison réelle de continuer, mais ce n’est pas la totalité de l’équation. Son autre versant, c’est leurs attentes nous concernant. Comment pouvons-nous leur faire honneur, les rendre heureux de nous ?

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