Grâce à un oisillon, j’ai appris ce qui est le plus important dans la vie

L‘hiver tirait à sa fin. Les dernières averses, suivies immanquablement d’effluves d’un printemps naissant, ramenaient avec elles des vagues d’oiseaux migrateurs qui désertaient les pays aux cieux tourmentés et indécis. On pouvait à peine les déceler à travers l’épais rideau de brume.

À Marrakech, la saison froide est très courte et avec l’arrivée des premières hirondelles, Nous savions tous dans le quartier, que le printemps était là pour de bon.

Aux premières semaines du mois de Mars, les oiseaux qui faisaient halte dans notre quartier, venaient en éclaireurs pour explorer les parages et définir l’emplacement de leurs nids futurs. Ils choisissaient généralement des encoignures, dérobées à la vue, entre les murs des habitations dotées d’un jardin ou d’un patio intérieur. La grande majorité des maisons du quartier juif, hébergeait sans faute une ou deux familles d’hirondelles.

Comment faisaient-elles pour construire leurs nids sur un mur vertical sans aucun support substantiel, restera pour moi une énigme insoluble.

Chez nous, un nid d’hirondelles se trouvait bien soudé à l’arête de deux murs et du plafond. Un matin, le doux gazouillis des oiseaux dans leur nid me fit sauter du lit. Mon plaisir fut de courte durée, car Minet, notre chat, se mit à miauler en faisant d’incessants va et vient près du mur.

– Mémé, dis-je à ma grand-mère dès que je repérai le nid d’oiseaux. Nous avons des invités ailés chez nous ! Vas-tu les chasser ?

– Je n’oserai jamais faire une chose pareille, enfant, me répondit-elle. C’est un péché et nous savons tous qu’ils portent bonheur à tous ceux qui les abritent, répondit-elle allégrement. Ce qui est certain, c’est qu’il va falloir garder un œil vigilant sur Minet et déjouer ses tentatives pour les capturer.

– Minet ne pourra jamais atteindre leur coin, ni escalader un mur lisse et vertical, Mémé, lui dis-je, surprise par son observation insensée.

– Enfant, répondit-elle en me souriant. Tu seras bien surprise des performances d’un chat pour attraper une proie. Néanmoins, il serait recommandable de ne pas laisser une chaise près du mur sur lequel le nid se trouve. Quand les œufs auront éclos, il faudra rester aux aguets, car les petits risquent de chuter de leur nid.

À ces mots, une vague d’anxiété me submergea. Je voyais déjà un défilé d’images de Minet faisant des oisillons son festin. La solution la plus simple était de garder Minet loin de la maison pendant le jour et l’enfermer dans ma chambre la nuit. Je pris le soin d’étaler le petit tapis me servant de descente de lit au pied du mur, au cas où un oisillon viendrait à glisser de son nid.

Au bout de quelques semaines, les œufs avaient donné naissance à une petite famille de six oisillons, extrêmement bruyants. Grand-mère éparpillait des miettes de pain sur les bordures des murs et tâchait de conserver la tasse d’eau pleine qu’elle avait positionnée le plus près possible du nid.

– Sais-tu que les oiseaux couvrent une distance de plus de trois cents kilomètres par jour pour chercher la nourriture de leurs petits ? m’expliqua-t-elle.

– Tu plaisantes sans doute, la taquinai-je.

– Non, mon enfant, les parents n’ignorent pas l’importance de la nourriture pour la croissance rapide de leurs rejetons, me répondit-elle d’un ton sérieux.

Je ne quittais plus la maison, hantant les parages tout en supervisant le fulgurant va-et-vient des parents. Leur chasse frénétique était généralement couronnée de succès, car ils retournaient le bec chargé de vers et d’insectes qui gigotaient encore quand ils les plongeaient dans les gorges grandes ouvertes de leur progéniture.

La petite famille d’hirondelles grandissait suivant les normes bien établies par la nature. Personne n’osa se plaindre du déluge de plumes qui atterrissait souvent dans nos assiettes. Grand-père souffrait du chahut que les oisillons déchaînaient quand les parents revenaient de leur chasse. Il semblait alors qu’aucune quantité ne suffirait à rassasier ces petits gloutons.

Un matin pourtant, à mon réveil, j’entendis distinctement des gazouillis plaintifs qui me précipitèrent en trombe hors de ma chambre. Les parents hirondelles planaient au-dessus du corps inerte d’un oisillon rose, tombé du nid. Je m’approchai et, doucement soulevai cette petite chose, tremblante, dénudée de plumes et presque translucide. Je déployai tant d’efforts pour essayer de restituer l’oiseau à son nid, mais en vain. Encastré dans l’angle de deux murs et le plafond, le nid était trop haut pour moi. Je n’eus d’autre ressource que de faire appel à ma grand-mère.

– Mémé, ce bébé est tombé du nid. Aide-moi je te prie à l’y replacer.

– Il n’est pas tombé du nid, chère enfant, me dit-elle, attristée. Il a été simplement éjecté par ses frères, qui sont bien plus forts que lui. Il est trop frêle et n’a pas eu assez de force pour gagner une place parmi eux. Les parents n’arrivent jamais à faire une répartition équitable de nourriture entre leurs petits, et finalement le plus faible est exclu ou meurt d’inanition.

– Mais c’est terrible, lui répondis-je horrifiée par ce manque de considération et de fraternité. – Qu’allons-nous faire ?

– Oh, Seigneur, soupira Grand-mère. Ne sois pas tellement choquée, voyons. C’est chose commune sur notre terre. Il n’y a pas de place pour le faible. La loi du plus fort est toujours la meilleure, me récita-t-elle, laconique.

Je n’aimais pas du tout ce qu’elle venait de m’énoncer et me sentis toute peinée et troublée. – C’est totalement injuste, bredouillai-je.

– Je le sais. Mais qui parle là de justice ? répondit Grand-mère. La vie est une bataille perpétuelle et si tu es trop fragile, tes chances de survie sont infimes.

– Mémé, je refuse d’accepter cette conclusion et j’espère que tu ne vas pas non plus adopter cette devise, rétorquai-je, hors de moi.

– Oh, non, certainement pas et c’est ce qui fait notre force, ma fillette. Suis-moi, nous allons nous battre pour aider cet oiselet à survivre.

Je la suivis, le cœur aussi lourd qu’une ancre de navire. Contrairement à moi, Grand-mère marchait devant, aussi alerte qu’une gazelle. Je la savais intelligente et pleine de ressources face à de sérieux problèmes. Je l’enviais sans me l’avouer, et espérai devenir un jour aussi décidée et capable qu’elle l’était devant les défis du quotidien.

Elle se dirigea vers son armoire à pharmacie d’où elle sortit un compte-gouttes et des flocons de coton qu’elle enroba d’un morceau de tissu très fin. Elle plaça le petit ballot dans le fond d’une tasse vide. En fait, elle venait juste de préparer un petit nid pour le malheureux oisillon. Elle l’installa dedans et déposa la tasse dans une cage.

– Viens avec moi, nous allons avoir besoin de trouver une quantité non négligeable d’insectes et de vers de terre. J’espère qu’ils ne t’effraient pas, me dit-elle en riant.

– À peine, mais ils me donnent des frissons, répondis-je mi-figue mi-raisin. Écœurants ou pas, Je n’ai nullement l’intention de laisser ce petit oiseau mourir, pensai-je pour m’en convaincre. Et ainsi, à contrecœur, je suivis ma grand-mère. Nous avions plusieurs pots de fleurs dans la véranda. Grand-mère se servit d’une cuillère pour creuser dans la terre au fond des pots et en extraire de longs vers vivants. Elle les saisit à l’aide d’une pince et les glissa dans un flacon en verre. Notre collection, au cours de notre première chasse, comptait en tout six vers. Dans le flacon, les vers s’entortillaient en s’enroulant l’un autour de l’autre, dans leur vaine tentative de s’extraire de leur geôle.

Grand-mère prit un ver qu’elle découpa en petits morceaux et à l’aide d’un cure-dent, elle les enfonça pratiquement l’un après l’autre, dans la gorge de l’oisillon. En fait, le petit oiseau était presque inconscient et n’ouvrait plus son bec. Mémé dut le forcer à l’ouvrir pour y déposer ses petites bouchées de nourriture. Entre chaque becquée, elle faisait une pause de quelques minutes avant de reprendre le bourrage. Elle ne cessa qu’une fois le ver de terre entièrement englouti.

-Tu vas le tuer si tu le truffes ainsi, lui dis-je anxieuse.

– Ne t’inquiète pas. Les oiseaux, à ce stade de leur vie, ingurgitent en un jour plusieurs fois leur poids. Laissons-le se reposer une ou deux heures avant de lui donner une autre becquée, répondit Grand-mère.

Contrairement à moi, Mémé semblait plus ou moins rassurée et son traitement la satisfaisait. Le sort de la minuscule créature m’inquiétant fort, je n’arrivais plus à retrouver ma sérénité.

– Et s’il mourrait ? lui murmurai-je.

– Eh bien, il ne nous restera plus qu’à l’enterrer, me répondit-elle, placide.

Son manque de sensibilité m’horrifia mais je ne proférai mot, étant consciente de la futilité de toute argumentation. Diamétralement opposée à moi, Mémé était terriblement logique et pragmatique, bien que dotée d’amour et d’un cœur charitable et généreux.

Vigilante, je continuai d’observer la respiration et les battements rapides du cœur minuscule de l’oiseau à travers le tissu fin de laine que Mémé avait déposé sur lui pour le garder au chaud. Au bout d’une heure environ, Mémé se saisit d’un autre ver et nourrit sans relâche l’oisillon. Elle utilisait également un compte-gouttes pour le désaltérer.

Le petit oiseau ne mourut pas. Il survécut grâce au traitement intensif et efficace de ma grand-mère. Au bout de quelques jours, ses plumes commencèrent à pousser, d’abord sur ses ailes, tandis qu’un duvet cotonneux couvrait son corps.

J’étais très heureuse de constater une nette amélioration de sa condition qui lui donnait à présent l’aspect d’un vrai petit oiseau.

– Il est temps de le remettre dans son nid, me dit Grand-mère. – Il a pris assez de poids et de force pour se défendre et se mesurer à ses frères d’égal à égal.

– En es-tu certaine, lui demandai-je.

– Ma chère enfant, me dit Grand-mère en me regardant droit dans les yeux. Nous avons fait tout notre possible pour le maintenir en vie et pour l’aider à franchir cette étape cruciale. Nous n’allons pas le laisser chez nous. Il a besoin d’être libre et de suivre ses parents. Si cette hirondelle est destinée à vivre, elle surmontera tous les dangers qui la guettent.

– Je préfère la garder. Elle est plus en sécurité avec nous.

– Non, elle mourra dans cette prison que tu lui prépares. Elle te haïra pour lui avoir imposé une vie différente à celle à laquelle elle est destinée. Un oiseau, comme un être humain, comme toute espèce vivant sur cette terre, est fait pour suivre un code de vie bien déterminé, dicté par la création. L’oiseau est fait pour voler dans les cieux et les bêtes pour courir librement dans leur broussaille. L’emprisonner dans une cage lui concédera une sécurité certaine, mais est-ce bien ce qu’elle souhaiterait avoir ? Ainsi, n’impose jamais tes conceptions, tes craintes et ne force personne à y adhérer. La liberté est importante et chérie pour tous ceux qui vivent sur cette planète.

Je partis en silence chercher une échelle et demandai à ma grand-mère de m’aider à replacer l’oiseau dans son nid. La petite créature gazouillait gentiment dans mes mains, et moi, les larmes aux yeux, je la déposai parmi ses frères qui déclenchèrent une clameur assourdissante à mon approche. Devant leur offensive farouche, je vacillai dangereusement sur l’échelle et faillis me tordre le pied.

– Doucement, dit Grand-mère, en saisissant fermement ma jambe. Ne crains rien. Place-le délicatement entre ses frères.

Une fois ma mission accomplie, je regagnai la terre ferme. Je jetai un coup d’œil à l’oisillon qui semblait apprécier son environnement naturel et la compagnie de ses semblables. Tout comme eux, il ouvrait maintenant grand le bec dès que ses parents rentraient de leurs nombreuses excursions en quête de nourriture.

‘Dans un sens, je suis satisfaite d’avoir écouté les sages conseils de ma grand-mère parce que les oiseaux sont faits pour être libres », me dis-je pour me consoler.

Je continuai toutefois, à tourner dans la cour au pied du mur et à surveiller la petite famille pendant les jours qui suivirent. Les oisillons grandissaient rapidement et en quelques semaines, ils commencèrent à voler ; au début de leur nid à l’arbre jouxtant notre véranda, puis s’aventurant de plus en plus loin jusqu’au jour où ils rejoignirent leurs parents là-haut dans les cieux.

Chaque année, quand l’hiver tirait à sa fin et qu’un couple d’hirondelles venait nicher dans notre cour, je nourrissais le doux espoir que peut-être, l’un des deux était le petit oisillon que nous avions sauvé d’une mort certaine.

 

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21 Commentaires

  1. Bonjour Thérèse. C’est un très joli récit, très intéressant, que j’ai lu d’une traite en ayant l’impression de lire une histoire de la comtesse de Ségur, une de mes lectures préférées dans mon enfance (avec le Club des Cinq, d’un genre bien différent).
    Merci !

      • Bonjour Thérèse, Si tout le livre s’aligne sur l’extrait ci-dessus par le sujet et le style, oui, il donne envie de le lire. Est-il basé sur des souvenirs d’ enfance à Marrakech ? (ville où je me suis rendue à trois reprises)
        Merci de m’en indiquer le titre et l’éditeur pour que je puisse éventuellement le commander. Bonne journée !

        • Oui, c’est basé sur du vécu et des souvenirs – tout est vrai hormis certaines légendes de rues. L’Harmattan l’a publié en premier lieu et comme, il manquait de photos et d’images, il a été réédité par la Coursière qui a fait faillite malheureusement – J’ai repris le restant de son stock. Il est chez moi et je peux l’envoyer à tous ceux qui en seront intéressés – Il contient des photos en couleur. Thérèse Zrihen-Dvir – mail …

        • Oui c’est du vécu et tout est vrai, hormis quelques légendes de rues. L’Harmattan a été le premier à l’éditer et comme il ne contenait pas d’ipmages/photos, il a été réédité par Lacoursières éditions qui a fait faillite malheureusement. J’ai repris le stock que je peux envoyer à tous ceux qui en seraient intéressés. Il contient des photos en couleur. Mon mail est …

          • Désolé la libellule j’ai viré votre mail des commentaires pour des raisons de sécurité. Celle ou celui qui souhaite l’avoir devra le demander à RR. Merci. (modérateur)

  2. (suite) J’ajoute qu’étant Provençale j’ai eu le bonheur, dans ma jeunesse, de connaître comme vous l’arrivée de nuées de martinets dans ma région : ils étaient des myriades à sillonner le ciel et c’était magnifique de les voir évoluer en virtuose de la vitesse, à la tombée du jour, sortir par milliers de sous les tuiles brûlantes qui abritaient leurs nichées. Ils se croisaient pendant des heures, jusqu’à la nuit, et leurs cris stridents pendant leur chasse aux insectes faisaient partie du spectacle ! Je parle au passé car, d’année en année, les martinets qui étaient pourtant si nombreux, ont disparu… Au dernier printemps, pour la première fois, je n’en ai vu aucun… C’est dramatique. Et comment ne pas en vouloir aux épandeurs de pesticides, aux destructeurs des habitats de ces oiseaux migrateurs qui, eux, étaient les bienvenus !

  3. Merci pour cette belle histoire qui donne des leçons essentielles, notamment sur le devoir de laisser Libres les créatures, quelles qu’elles soient ! Votre grand-mère détenait la vérité en déclarant que l’humain ne doit jamais imposer “ses conceptions”, des cages, car la Liberté est le droit le plus sacré pour tout être vivant !

  4. Merci, quel plaisir de vous lire
    voilà une bien jolie histoire, si bien racontée, et cela fait un bien fou

  5. Moi, je remercie les médecins juifs qui m’ont sauvé la vie à ma naissance. J’étais cet oisillon. Bon, il ne m’a pas poussé de plumes… Ma santé a toujours été fragile, mais j’ai survécu. Prendre soin des plus faibles, des plus fragiles devrait être le but de toutes les sociétés évoluées. Avec Macron, c’est mal parti. Lui qui a provoqué le décès d’un grand nombre de personnes en les obligeant à se faire vacciner.

  6. Merci Thérèse pour cette fable qui me rappelle l’excellent “Arrache-coeur” de Boris Vian, avec cette mère abusive qui a tellement peur de voir l’un de ses enfants se blesser ou mourir qu’elle les enferme dans une bulle en verre au milieu de son salon.

    • je ne me rappelle plus de l’arrache coeur , mais j’ai le souvenir d’un homme handicapé dans une entreprise, dont je m’occupais au même titre que les autres ouvriers dans leur spécificité ; il parlait mieux, se sentait évoluer plus librement, et commençait à envisager de se trouver un appartement , là n’était pas la question pour moi .La maman a appelé la direction pour que je le laisse tranquille !! la direction qui me l’a dit gentiment était aussi surprise que moi ! C’est ainsi, il y a des mères qui préfèrent garder sous leur coupe, leur enfant, diminué !

  7. Merci Madame pour cette belle histoire, avec une conclusion si vraie ! Oui, il faut laisser aux autres, même quand on les aime et qu’on a peur pour eux, faire leur expérience, quels qu’en soient les risques.

    • Merci à vous tous – c’est un extrait de mes contes dont la majorité de ces contes est vraie/vécue. Ma mémé m’a donnée bien des leçons de la vie, que j’ai eu le grand bonheur de reprendre pour les immortaliser.
      Cette oeuvre fait partie aujourd’hui du cursus universitaire au Maroc. Rien de surprenant n’est-ce pas. Elle existe en trois langues, français, anglais et hébreu qu’on trouve dans les librairies de Harvard, Stanford, Yale et tant d’autres encore…
      Merci encore…très chers amis.

      • Bonjour Madame,

        A quel nom d’auteur et chez quel éditeur peut se procurer vos contes?
        J’aimerai en faire profiter mes petits enfants.
        Cordialement,
        Patrice Ducloux

        • Bonjour Patrice – La dernière edition se trouve chez moi- elle a des photos en couleur. Donnez-moi vos coordonnée et je vous l’enverrai.(Demander e-mail à RR – modérateur -)
          Bonne fin de semaine

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