
Karlanner : Il est évident que sans toi…
Hélène ( riant) : Sans moi, jamais tu ne serais sorti de l’état de rêve !
Karlanner : Il m’a suffi d’assister à une seule de leurs réunions pour qu’un déblayage immédiat se fît en mon esprit de tout ce fatras matérialiste qui s’y était amassé. Et pourtant, je n’étais pas parmi eux lorsqu’ ils ont défilé, je n’ai pas pris part à leur retraite aux flambeaux. Ils chantaient touts en choeur jusqu’aux Schupos. Je ne chantais pas, moi, à ce moment là. Moi seul.
Hélène : Oui, mais tu préparais tes examens. Et tu les a passés tous.
Karlanner ( agité) : Les examens, oui, mais quand j’ai senti aujourd’hui que depuis l’estrade du professeur jusqu’au dernier banc un seul et même courant faisait vibrer toute la salle, crois-tu que les examens passés l’on consolé ? Je me suis senti exclu, hors de tout. Dehors, comme un juif .
Hélène : Comme un juif?
Karlanner : Le juif était moins malheureux que moi. Il savait à l’avance qu’il n’en faisait pas partie. Mais au second couplet, déjà, je n’étais plus » dehors « .
Hélène : Tu n’étais plus un juif.
Karlanner : Mais avec eux, confondu à eux, disparu en eux tous
Hélène : Et tu voudrais aller à cette brasserie pour disparaître davantage en eux tous?
Karlanner : Toi, tu sais toujours rompre le charme, on connait ça
Hélène ( avec force. ) : Lorsqu’il y a deux ans j’ai commencé à » rompre le charme « , tu ne te souciais pas davantage d’aller souvent à l’université, et quant à préparer les examens, il n’en était pas question.
Karlanner : Je savais de belle, à cette epoque là ce qu’était la nation.
Hélène : Mais tu savais par contre, ce qu’était la brasserie.
Karlanner ( riant) : A cette époque là j’étais un démocrate.
Hélène : Tu n’étais rien du tout. Quant à la démocratie, tu n’y as jamais rien compris. J’ai renoncé bien vite à te la faire connaître.
Karlanner : Tant mieux.
Hélène : mais tu me réservais alors une grande surprise : derrière ce visage clair et ouvert, l’ivrogne brutal. Et du matin au soir, je n’avais qu’à » rompre le charme » , te mettre des compresses, te tenir la tête quand tu vomissais…Une infirmière.
Karlanner : Tu ne me lâchais pas, pourtant. C’est de ta race.
Hélène : Que de fois j’ai voulu fuir. Mais je voyais en dépit de tout, la véritable humanité. Oui, sous la pourriture de l’ivrogne ( riant) la pourriture idéale, je voyais l’homme. Aucun être humain n’est exempt de pourriture, et nous en avons souffert réciproquement. Nous n’avons donc pas à nous plaindre. Mais quand je te regarde, je suis contente de moi.
Karlanner : Dès l’instant que tu es contente, toi…
Hélène ( fermement) : Et même en ce moment, Henri, je te vois tel que tu es en réalité, malgré l’alcool que tu as absorbé aujourd’hui…
Karlanner ( se levant) : Je n’ai rien bu encore.
Hélène : …Je le sens dans tout ce qui sort de ta bouche, mais je n’ai qu’à te regarder, a me souvenir, et je te retrouve tout entier.
Karlanner : Pour boire il faut aller dans une brasserie.
Hélène : Tu n’as plus besoin de brasserie…
Karlanner : Tu veux m’en empêcher peut-être ?
Hélène : L’ivresse est déjà en toi. Tu es contaminé.
Karlanner ( la regardant) : Sitôt qu’il y a quelque chose que tu ne comprends pas, tu es perdue, parce que jamais tu ne prends au sérieux ce que ta raison ne peut pas admettre. Mais ce n’est ni en rageant, ni en criant que tu empêcheras ce qui est.
Hélène : Je n’empêcherai rien de ce qui m’attend. Je le sais.
Karlanner : Oui, l’infirmière.
Hélène : L’infirmière.
Karlanner : J’en prends note.
Hélène ( épuisée) : Il en prend. note. ( Un silence.)
Karlanner ( soudain , bas.) : Mais qu’est-ce qui nous arrive, Hélène ?
Hélène : Oui, il nous arrive quelque chose.
Karlanner ( hésitant) : Nous deux…c’est…c’est tout?
Hélène : Si tu veux.
Karlanner ( regardant la montre) : Plus que trois minutes. Hélène s’ est éloignée de lui. Karlanner se rassied, regarde dans le vide. ) Qu’est-ce que j’ai donc? Je ne me comprends pas moi-même. Ce matin encore il m’aurait été impossible de parler avec calme de ce Rossloh…
Hélène ( attentive) : Rossloh ? Celui qui organise les bagarres à l’université ?
Karlanner ( à lui-même. ) : ….Mais quand je l’ai vu debout devant moi, pendant la conférence, comme il chantait, comme il entraînait toute la salle prise de frénésie, il me parut un autre homme ; jamais je ne l’avais vu comme ça…
Hélène : Rossloh ?
Karlanner ( signe de tête affirmatif) : …Jamais. ( cherchant. ) C’est à ce moment là que j’ai compris.
Hélène : Que tu as compris ?
Karlanner : J’ai compris que la ferveur la plus insensée peut avoir plus de beauté que le raisonnement le plus exact.
Hélène : Jusqu’ici tu ne parlais de lui qu’avec indignation.
Karlanner : Oui. A la fin de la conférence, je me suis senti poussé vers lui, une force à laquelle je ne pouvais pas résister me dirigeait de son côté. Je lui ai tendu la main. ( Il détourne les yeux.) Quand j’ai eu sa main dans la mienne, j’ai senti à l’instant que je venais d’atteindre le pôle le plus éloigné de toi.
Hélène : Le pôle le plus éloigné de moi. Tes trois minutes sont écoulées.
Karlanner : Tu voulais me retenir ?
Hélène : Inutile. Tu es trop loi.. ( Elle rit.)
Karlanner : Tu ris? En un moment pareil ?
Hélène : c’est peut-être parce que je frémis à l’idée de tout ce que tu auras à traverser pour revenir du pôle.
Karlanner ( agité) : Nous mettons fin à un chapitre de notre vie. Il fut beau, mais nous étions dans l’erreur.
Hélène ( se ressaisissant. ) : Oui un chapitre finit aujourd’hui : il n’ya plus, maintenant, que l’Allemagne en face de la juive.
A SUIVRE.
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