Islam et magie : ennemis ou complices ?

 

Magie

 

La « magie » est mentionnée dans le Coran 28 fois sous le terme sihr , traduit également par « sorcellerie », ce qui en révèle le statut ambigu. Son efficacité n’est pas niée, tandis que sa pratique est dénoncée comme pouvant conduire à la « mécréance » (2, 102). Dans le Coran et au-delà, dans de nombreux hadiths, les textes de l’islam attestent tous de la réalité de la magie, située dans une marge mal dessinée, entre répudiation et intégration. Zone brumeuse où ont pu se perpétuer des pratiques pré-islamiques et se constituer d’autres rituels spécifiques au monde musulman.

 

Magiciens et prophètes s’affrontent

 

Notamment dans l’épisode puisé dans la Bible, où Moïse, devenu prophète d’Allah, défie la fine fleur des magiciens d’Egypte devant Pharaon... La rencontre est un match de magie, rapporté par Allah et répété avec insistance dans le Coran (sourates 7, 10, 24, 26, 28, 51…) : « Ils dirent: ‹Ô Moïse, ou tu jettes, [le premier ton bâton] ou que nous soyons les premiers à jeter?› Il dit: ‹Jetez plutôt›. Et voilà que leurs cordes et leurs bâtons lui parurent ramper par l’effet de leur magie. Moïse ressentit quelque peur en lui-même . Nous lui dîmes: ‹N’aie pas peur, c’est toi qui auras le dessus. Jette ce qu’il y a dans ta main droite; cela dévorera ce qu’ils ont fabriqué. Ce qu’ils ont fabriqué n’est qu’une ruse de magicien; et le magicien ne réussit pas, où qu’il soit›. Alors le bâton jeté par Moïse se transforma, lui aussi, en serpent, et engloutit les autres. Vaincus, les « magiciens se jetèrent prosternés, disant: ‹Nous avons foi en le Seigneur d’Aaron et de Moïse› ». (S 20, v .65 à 70). Mais, pour le Pharaon et la majorité des incrédules, cette victoire ne suffit pas à établir la supériorité de la religion sur la magie. « Ils dirent: ‹Deux magies se sont mutuellement soutenues!› Et ils dirent: ‹Nous n’avons foi en aucune ».(28, 48).

La magie est d’abord condamnée

La magie est répréhensible comme d’autres pratiques anté-islamiques car elles peuvent verser dans l’associationnisme[1]. Faut-il tuer les magiciens ? L’ordre en fut donné par Mahomet dans un hadith : « La peine à appliquer au magicien consiste en un coup de sabre ».  (Al-Tirmidhî n° 1460). L’Imam Mâlik rapporte aussi que Hafsa, épouse du Prophète, a fait exécuter l’une de ses esclaves qu’elle accusait de l’avoir ensorcelée. De même, Bûkhari rapporte dans son livre « Al Târîkh al Kabîr »: « Il y avait auprès d’Al Walîd [le calife de l’époque, IXe siècle] un homme qui s’amusait à faire des tours de magie, il trancha la tête d’une personne, puis la détacha complètement du corps ! Nous fûmes étonnés. Puis il lui remit sa tête. Survint alors Jundub ibn al Azadi qui l’exécuta».

Mahomet et la magie

Comme tous les prophètes qui apportent des « signes » de la part d’Allah, Mahomet est accusé de n’être qu’un magicien (sāḥir), un devin (kāhin), un poète (shāʿir) ou d’être possédé par les djinns (majnūn) (17:47 ; 26:185…), ce dont le Coran le défend (34,46 ). Cependant, d’après ‘Aïcha, le Prophète fut victime de sortilèges, si bien qu’il s’imaginait faire des choses qu’en réalité il ne faisait pas, à tel point qu« il s’imaginait entretenir des rapports sexuels avec ses femmes alors qu’il ne le faisait point« . (Bûkhari, hadith n°3268 ). Il aurait eu en rêve, grâce à des anges, la révélation du sort que lui avait jeté un sorcier juif. Lorsque Mahomet se rendit au puits dans lequel l’objet porteur du sortilège était enfoui, Allah le délivra de son mal. Mahomet ne toucha à rien, dit-on. Il fit combler le puits et ne fit pas tuer l’auteur, pourtant juif et sorcier. Mansuétude étrange… ou simple prudence ?

Accommodements

Un seul hadith, celui rapporté par Al-Tirmidhî (cf. plus haut), montre Mahomet énonçant la peine légale à appliquer à tout magicien : « un coup de sabre ». Cependant, Al-Tirmidhî, juste après, met en doute la validité de la chaîne de transmission de ce hadith et rapporte l’opinion de savants musulmans, qui indiquent que le magicien ne nuisant pas à autrui ne doit pas être inquiété[2]. Mieux, on a pu interpréter le verset du Coran (2, 102) comme autorisant l’usage de la magie, même contre autrui, puisqu’il est dit que les magiciens « ne sont capables de nuire à personne qu’avec la permission de Dieu ». Donc si un acte de magie est efficace, c’est qu’Allah l’a permis… Même contre son Prophète.

Une magie « licite » existe, c’est la « ruqya ».

La magie licite se fonde en grande partie sur l’utilisation du verbe coranique : le Coran n’est pas un simple texte mais le message divin littéralement « dicté » au Prophète . Celui qui récite le Coran s’approprie donc une part de l’énergie divine, il peut en venir à utiliser les versets à des fins magiques[3], à condition de ne pas associer d’autre divinité à Allah.

La Fatiha, prière d’ouverture, est réputée efficace à des fins de guérison. « Une femme arriva et nous avertit que le chef de clan avait été piqué par un scorpion. Y avait-il un guérisseur par incantation ? Un homme dont nous ne connaissions pas la spécialité dans ce domaine se leva, accompagna la femme et fit ses incantations en faveur du chef qui guérit. (…) Lorsque l’homme s’en revint, nous lui demandâmes : « Es-tu spécialiste en incantations ou bien praticien confirmé ? – Pas du tout, je pratique l’incantation uniquement avec la « mère du Livre » (al Fatiha, première sourate du Coran).[4]

Le « verset du Trône », autre exemple, est associé à la Fatiha contre le « mauvais œil », maléfice dont la menace est attestée très sérieusement dans le Coran (68, 51). Cette crainte du « mauvais œil », inspiré par la jalousie, est toujours abondamment commentée, de nos jours, sur les sites islamiques[5].

Certains hadiths présentent le Prophète lui-même pratiquant la « ruqya », contre le mauvais œil, le venin… et les pustules (Bûkhari, Muslim).

En cas de maladie indéterminée, le verset 83 de la sourate 21 s’impose: « Aucun autre Prophète n’est tombé malade autant que le Prophète Ayoub donc naturellement, le meilleur « doua » (incantation) pour la maladie est ce verset. »[6]

On trouve également sur les sites musulmans d’innombrables invocations tirées du Coran et des hadiths pour faire tomber la pluie, avoir un enfant … réussir à un examen et autres « invocations précieuses à utiliser dans son quotidien. »[7] Voici , par exemple , comment traiter l’impuissance masculine résultant d’un ensorcellement : « cueillir et moudre sept feuilles du jujubier vert et les tremper dans de l’eau et réciter sur celle-ci les versets 112, 113 et 114 trois fois.- Ensuite le malade boit de l’eau et se lave avec »[8]. (112773 Vues !)

Les créatures de l’invisible, exécutants intermédiaires de la magie.

Les démons tentent d’enseigner aux hommes la magie illicite, pour qu’ils tombent en mécréance (2, 102).

Les anges connaissent la magie ; ils peuvent interférer avec les hommes, comme ceux qui ont prévenu Mahomet qu’il était ensorcelé et lui ont indiqué le puits où était jeté le sortilège. Hârût et Mârût, deux anges déchus qui ont eu la révélation de la magie à Babylone, furent envoyés aux hommes pour enseigner ce qu’ils savaient de la magie, mais ils « n’enseignaient rien à personne sans les prévenir : “Nous sommes surtout une séduction, ne sois pas mécréant.” (2, 102)

Harût et Marût, anges déchus

Les djinns, « génies » vénérés dans les cultes anté-islamiques (34, 41), sont encore puissants en islam. Aussi réels que les humains, ils sont, comme eux, tributaires de la volonté d’Allah. Allah les a créés en même temps, les hommes à partir de terre, les djinns à partir de feu. Parfois bienveillants, mais souvent pervers, ils sont redoutés. La magie enseigne comment les contraindre à agir, à l’instar de Salomon qui les enrôla (27, 17), puis les força à construire le premier Temple (34, 12), puis les enferma sous son trône, sans commettre en cela rien d’illicite (2, 102). C’est là le rêve de tout magicien du monde musulman : contraindre les djinns à l’obéissance[9], sans pour autant leur rendre un culte, « avec la permission de Dieu ». Cette formule conclut d’ailleurs presque toutes les incantations.

Le magie par la science des lettres

Si l’on en croit Ibn ‘Arabî, soufi algérien du XIIIe siècle, [10] les lettres de l’arabe coranique sont un alphabet cosmique ! « Le monde été créé à partir de ces 28 lettres, qui ont composé les 99 Beaux Noms de Dieu, lesquels sont les matrices de tous les êtres » [11]. Lettres vivantes, « chaudes, sèches, froides, humides », ces entités angéliques régissent la vie matérielle et psychique ; leur connaissance permet d’agir sur le monde, comme sur les corps, à commencer par le diagnostic « médical » : pour faire tomber la fièvre, on pourra avoir recours à un talisman ou à une formule où dominent les lettres froides. Par des spéculations de plus en plus complexes, on en est venu à « traduire » le Coran dans une langue surnaturelle al-suryâniyya, utilisée dans les cérémonies liturgiques de confréries mystiques. En associant lettres et chiffres, d’autres ont débouché sur la recherche alchimique de la composition des corps. Le tout hors de portée de la masse des croyants.

Les carrés magiques

Venus de loin dans le temps (pythagorisme, Kabbale…) et l’espace (Chine), les spéculations sur les propriétés des nombres ont fourni, à partir du IXe siècle, des procédures magiques dont l’usage se perpétue. Un carré magique est un carré partagé en cases contenant des nombres entiers différents de telle sorte que la somme des nombres de chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale est égale.

492
357
816

Ce type de carré faciliterait, par exemple, les accouchements[12]. D’autres, le retour de l’être aimé…

Les talismans et amulettes

Ces objets sont confectionnés de la main du magicien, à partir des données précédentes : versets, formules coraniques, lettres « lumineuses » ou « ténébreuses », et chiffres. Ainsi, il est des chiffres « amoureux » comme 222 et 284, qui susciteront l’amour. Ces éléments sont souvent inscrits dans des carrés, sur du papier, de la toile, du cuir ; le support est replié puis noué par des fils. On porte le talisman sur soi, dans son sac, ou on l’accroche à un endroit propice, comme au-dessus de la porte d’une chambre, ou sous un lit[13]

Les praticiens

Le magicien n’est pas toujours un personnage investi d’une fonction reconnue comme un juriste, un imam ou un « marabout », même si cela est souvent le cas. Quand il prononce une invocation, confectionne un talisman, énonce un diagnostic, il s’appuie davantage sur une technique acquise que sur un investissement de type mystique. Il met en œuvre des procédés occultes dont il a l’expérience. Son pouvoir lui étant donné « avec la permission de Dieu », ce n’est pas vraiment le sien, il n’émane pas de sa personne. Sa « sainteté », en islam, ne dépend pas tant de ses qualités morales ni de sa conduite individuelle que de son savoir-faire.

Les femmes sont exclues de la magie licite, quoiqu’elles n’aient cessé de pratiquer leur magie depuis la plus lointaine Antiquité. Le Coran mentionne les magiciennes sous le seul angle réprobateur de la sorcellerie dont il faut se préserver, il en va de même des hadiths. « Mahomet fut ensorcelé par les filles d’un juif soufflant sur des nœuds pour lui jeter un sort. Alors l’ange Gabriel révéla au Prophète l’avant-dernière sourate du Coran : Al-Falaq (L’aube naissante)

« Dis: «Je cherche protection auprès du Seigneur de l’aube naissante,

contre le mal des êtres qu’Il a créés,

contre le mal de l’obscurité quand elle s’approfondit,

contre le mal de celles qui soufflent [les sorcières] sur les nœuds,

et contre le mal de l’envieux quand il envie»[14].

 

En conclusion, il s’avère délicat, de distinguer, dans la mentalité musulmane, ce qui relève de la foi religieuse ou de la pratique magique. L’islam s’est employé à encadrer ce qu’il ne pouvait supplanter. Ses textes ont fourni, d’un côté, aux plus mystiques, de l’autre, aux plus superstitieux, matière à forger des rituels suffisamment formalistes pour que le surnaturel y paraisse domestiqué au service de la seule religion. Illusion ?

 

[1] Jean-Charles COULON, « Histoire de la littérature magique en Islam au Moyen Âge », Conférences de l’année EPEH, 2014-2015, pp.293-308.

[2]  Al-Tirmidhī, Al-Jāmiʿ al-ṣaḥīḥ, éd. A.M. Shākir, Le Caire 1978-1986, vol. 4, p. 60.

[3] Les ouvrages de magie licite les plus lus aujourd’hui encore dans le monde arabophone sont Shams al-ma’ârif attribué à BÛNÎ (xiiie siècle), Matba’a Mustafâ Muhammad, Le Caire, s.d., et Shumûs al-anwâr d’Ibn al-Hâjj TILUSMÂNÏ (xive siècle), Al-Maktaba al-falakiyya al-’ilmiyya, Beyrouth, s.d.

[4] BÛKHARI, cité in Jean-Charles COULON, La magie en terre d’slam au Moyen Âge, collection CTHS histoire, 2018, p. 44.

[5] https://larabefacile.fr/comment-apprendre-larabe/invocation-contre-le-mauvais-oeil

[6] https://islam2france.fr/doua-pour-les-malades-invocations-pour-guerison-d-une-maladie/

[7]https://www.le-coran.com/blog/les-plus-belles-invocations-tirees-du-saint-coran-ou-quand-et-comment-invoquer-allah/

[8] https://islamqa.info/fr/answers/12918/les-differents-traitements-de-la-magie, 21-10-2003, Vues : 112773

[9] Ce sont les « génies » transmis à travers Les Mille et une nuits d’Antoine GALLAND jusqu’à la connaissance des Occidentaux (1715).

[10] Ibn ARABÎ, « Shams al-ma’ârif », « Talismans, le soleil des connaissances », p. 57-59.

[11] Pierre LORY, op. cit.

[12] Jean-Charles COULON, op. cit.

[13] Liliane KUCZINSKI , « Variations sur le retour de l’aimé », in Coran et talismans, Karthala, Paris, 2007, pp. 347 à 384.

[14] Edmond DOUTTE, Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Maisonneuve et Gueutner, Paris, 1984, p. 8.

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8 Commentaires

  1. Les musulmans, interdits de réflexion et d’esprit critique, contraints à la soumission, sont conservés dans le formol comme aux premiers temps. Ils sont restés des esprits primaires soumis aux forces naturelles et à la magie. Les cheiks et les imams en profitent. Ils sont les magiciens dupant un public d’ignorants. Avec des brêles ils font des orants; avec des morts au combat ils font des martyrs; avec des ignorants ils font des «  »frères » »; avec des pillards ils font des conquérants. Cette magie plaît aux musulmans. Pour nous, elle est cauchemardesque. Refusons l’installation en France de ces charlatans.

  2. Qui n’a reçu dans sa boîte aux lettres des mini-tracts avec le nom d’un Marabout africain, promettant d’apporter ou de rendre l’amour, etc ? Il y a toujours des naïfs pour se laisser prendre à ces promesses et ils se retrouvent avec des dettes colossales à payer à ces escrocs…. J’ai même appris que certaines femmes se soumettent à des « rites » et qu’elles s’y font violer. Mais difficile après de porter plainte car elles se sont rendues de leur plein gré chez ces sorciers…

  3. J’ai habité le Berry pendant cinq ans, pays des sorciers. Autrement plus puissants et efficaces que ces rigolos.

    • Il y a les guérisseurs, au savoir-faire certain… dans certains cas (chez eux aussi). Avec ou sans « magie », ils ont acquis quelque chose…

  4. Très bel article, pour compléter, sauf erreur le terme magicien est issu de mage, « prêtre » de la religion de Zoroastre.

    • Merci de cette précision, le Chti, vous avez bien vu que cet article sortait le jour des « Rois mages » (qui sont bannis de l’islam)… On trouve du côté des textes grecs, chez Xénophon (IV e avt J.C.) « magos »: prêtre, interprète des songes chez les Perses. Chez Hérodote (Ve avt J.C.) « Magoï », un des 7 peuples qui ont formé les Mèdes (Iran). Salomon, dompteur de djinns, peut aussi avoir été qualifié de mage…

  5. Quand on le dit que l’islam n’est pas une religion mais une secte, on se trompe pas.

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