Le choc des cultures ou Banlieue 1960

Le premier choc culturel que je ressentis fut culinaire.  À l’occasion d’un repas en banlieue. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ma mémoire est intacte. 
Question cuisine, je n’aime pas la cuisine chichiteuse de ceux qui se prétendent grands chefs étoilés. Quand je vois les échantillons qu’ils servent à leurs clients pour des sommes exorbitantes, ça me coupe l’appétit. Et avec ça, des innovations  qui me font exprimer à leur endroit ce que disait un certain Jean-Pierre C.  Mettre des fleurs dans des plats, de l’oxalis, du tussilage, des racines de fougère, je pense qu’il faut être un peu fêlé sur les bords. Des générations de maîtres- queux se sont cassé la tête et la louche  pour codifier les recettes qui nous sont parvenues aujourd’hui, un bel héritage  que l’on devrait préserver.   
Chaque région possède sa spécificité gastronomique, mais toutes ont une ligne directrice : le goût du bien-faire, du bien-manger. Pour avoir séjourné dans plusieurs régions de notre beau pays, j’ai apprécié le pâté de pommes de terre du Bourbonnais, la galette berrichonne, la tarte au sucre du Nord,  les escargots de Bourgogne, sans oublier les spécialités de la Corrèze, terre natale de ma mère, comme la flaugnarde, la truffade (sauté de pommes de terre aux cèpes). Et bien d’autres que je ne peux pas citer faute de place et de temps.  
La pire expérience que j’ai connue se déroula en 1960, en banlieue. À cette époque, mon père, militaire de carrière, était stationné à Vincennes. Il était coutumier en ce temps-là que la France accueillît des Africains pour les instruire à l’École de guerre  pour certains, et au sein de certains régiments pour d’autres. Cela continue d’ailleurs aujourd’hui.  Je pense que c’est comme cela que des générations de gradés, dûment instruits par nos soins, sont retournés chez eux, pour ensuite renverser le camarade-général-colonel-président qui exerçait le pouvoir. Les coups d’État qui se sont succédé et  se   succèdent encore dans ces régions tendraient à le prouver. Mais ce n’est que mon opinion. 
Mon père, responsable d’un peloton motocycliste, eut pour mission d’instruire un gradé africain sur l’art et la manière d’exercer un commandement en la matière. Il paraît qu’il ne savait même pas faire de la moto, et qu’il chut de nombreuses fois avant de se tenir correctement sur une selle. Pour remercier mon géniteur de ses bons offices, ce brave homme invita toute la famille à déjeuner. Nous aurions dû nous méfier. Nous étions quatre : mes parents, mon jeune frère, et votre serviteur. 
Le dimanche suivant, nous nous mîmes en route pour une lointaine banlieue où ce monsieur vivait avec sa famille.  Leur intérieur était décoré d’objets africains, de tapis, de statuettes de bois noir. C’était un peu effrayant. Le monsieur, un grand Noir vêtu d’un boubou, la dame,  de vêtements de couleur. Il y avait aussi trois garçons et une fille, maigres comme des coups de trique (ce qui nous intrigua sur le moment). Les maîtres des lieux ne nous accordèrent même pas un regard. Elle annonça à ma mère que chez eux la coutume était de faire déjeuner les enfants d’abord afin que les adultes puissent ensuite manger  en paix. 
Nous étions dépités.  Mais nous n’avions pas tout vu. C’est la fille de la maison qui cuisina notre repas, et pas le menu des adultes. Elle nous fit frire dans une profusion de beurre rance un minuscule morceau de viande pour chacun, le tout accompagné d’une cuillerée à soupe d’un légume bizarre, fibreux, dégueulasse. J’ai su plus tard que c’était de l’igname. Ladite viande était dure, sentait fort. J’ignore de quel animal elle  pouvait provenir. Comme dessert un yaourt périmé et une moitié de banane. Mon frères et moi ne pûmes que consommer le fruit. Quand les enfants de nos hôtes virent que nous avions dédaigné le contenu de nos assiettes, ils se répartirent nos rations, et les engloutirent comme s’ils n’avaient pas mangé de quinze jours. Pour eux, c’était journée de gala.  Après, ils partirent tous comme des dingues taper dans un ballon de foot dans la cour de l’immeuble, fille comprise. Je ne sais pas où ils pouvaient puiser leur énergie après ce régime digne d’un camp de concentration. 
Nous ne les suivîmes pas. Nous nous contentâmes de nous asseoir dans l’escalier, à ruminer notre déception. Nous devions ressembler aux petits pauvres d’un poème d’Arthur Rimbaud, qui contemplaient le boulanger en train de cuire son pain, quand une brave dame arriva à notre hauteur. « Que faites-vous là mes petits, nous demanda-t-elle, vous êtes perdus?» Nous lui expliquâmes la situation. « Vos parents sont chez les bamboulas du quatrième et ils vous laissent dans les courants d’air, et le ventre creux? C’est une honte!  Vous allez déjeuner avec mon mari et moi. » Aujourd’hui, je pense que cette personne se verrait poursuivre en correctionnelle pour  le terme employé  pour désigner ses voisins. À l’époque, personne n’y prêtait attention. Selon moi, c’était plus des excès de langage que pure méchanceté.   
Ce fut un bel après-midi. La brave  femme  était un véritable cordon bleu. Je n’avais jamais mangé des cochonnailles de cette qualité,  un rosbeef aussi tendre, des frites aussi croustillantes et dorées, le tout suivi d’une tarte aux pommes sublime. Je m’en souviens encore.  Après, nous regardâmes la télévision avec nos hôtes. 
Nous les quittâmes quand nous entendîmes nos parents descendre les escaliers. Nous ne les rejoignîmes que lorsqu’ils se trouvèrent au bas du bâtiment. La brave femme nous glissa une part de tarte dans une de nos poches avant de partir. Une fois dans la voiture et sur le chemin du retour, ma mère nous demanda si nous avions passé une bonne journée. J’allais raconter en large et en détails notre après-midi, quand le frangin me mit un coup de coude. Il conta une version qui n’avait rien à voir avec la réalité. Selon lui, nous n’avions rien mangé tellement c’était infect, à moitié pourri. Silence radio sur l’excellent  repas que nous avions fait. Ma mère attendrie demanda à notre père de s’arrêter devant une boulangerie-pâtisserie. Elle revint avec des viennoiseries. Nous en profitâmes pour avaler  à leur insu la part de tarte. 
Mes parents n’avaient pas l’air d’être au mieux de leur forme. Lui ne supportait pas   la nourriture épicée, qui  lui occasionnait d’intolérables douleurs intestinales, dues aux séquelles d’une dysenterie amibienne contractée en Indochine, et elle,  avait la vésicule biliaire fragile, et en souffrait  lorsqu’elle mangeait trop gras. Elle changea brutalement de couleur, et mon père dut s’arrêter devant un terrain vague pour qu’elle puisse soulager  ses nausées.  Ils se requinquèrent ensuite grâce à l’eau de mélisse des Carmes qu’elle emmenait toujours avec elle  avec quelques sucres. Je vous recommande ce remède en cas de mal des transports. Ma mère était furieuse. Selon elle, la nourriture était avariée ou empoisonnée. On l’aurait écoutée, il aurait fallu rejoindre l’hôpital le plus proche. Après ça, elle ne voulut plus entendre parler d’invitations, plus jamais. Elle fit quand même venir le docteur Bonnet, notre médecin de famille, le lendemain. On n’est jamais trop prudent. Je suis sûr qu’elle a cru  tout au long de sa vie qu’on avait tenté de nous supprimer. Elle était un peu complotiste sur les bords. 
                                                          FIN 
  

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22 Commentaires

  1. Cette cuisine moderne, avec petites fleurs, recettes très tarabiscotées, et portions congrues ne m’inspire pas du tout.
    Et ce qui me dégoute, c’est de voir les « chefs' », mettre leurs doigts dans les aliments dans les assiettes avant de servir.
    Ils tripotent aussi bien les viandes cuites que les salades, quelle saleté !
    Beurk ! c’est dégueulasse.

  2. Argo, j’adore toutes les recettes bien françaises que vous citez ! La France a une culture culinaire qui fait partie, il est vrai et que l’on ne peut nier, de son patrimoine.

  3. Votre récit me rappelle celui d’une amie qui a bossé 15 ans dans un atelier de couture , disposant de 45 mn pour déjeuner les employés mangeaient sur place . Deux africaines ont mangé pendant 15 ans la même chose , une mixture puante a base de poisson parait-il dont la puanteur tenace s’imprégnait jusque dans les rouleaux de tissus , il parait que tu chopais mal au bide rien que avec l’odeur un véritable gaz de combat j’imagine quand ces deux là allaient se soulager aux chiottes …OH PUTAIN ! 🙏🤢

  4. un vieil ami qui « fait » le Tchad alors en guerre ( années 60 je crois, c’est pas ce que j’ai retenu) m’avait raconté comment ils conservaient la viande.
    Suspendue au plafond, les mouches se posent dessus, ensuite ils virent les asticots et « cuisinent » tout ça avec force piments.
    Il préférait encore son « quart » de riz plein de vers….

  5. @@@@@@@@@@@@@@
    À PUBLIER OU NON.
    C’est surtout pour information sur ce qui se dit dans les cercles pro-islam et la réponse que les érudits de RR peuvent y apporter.
    @@@@@@@@@@@@@

    ◙ Les juifs selon le Coran, avec l’islamologue Meir Bar-Asher (2019)
    ○ YOUTUBE.com (Chaîne AkademTV) : http://tinyurl.com/4ctsy4cv
    DURÉE : 34mn

  6. Un récit aussi intéressant que bien écrit. D’autres s’autoproclamant écrivains, ne parvenant à publier leurs grimoires indigestes qu’au moyen d’une notoriété foncièrement étrangère à la littérature, paraissent miteux comparé à votre texte. Bruno Lemaire et Marlène Schiappa par exemple, pour un livre vendu, quelques dizaines offerts, seul moyen d’écluser leur palettes de papiers, totalement impropres à une utilisation d’ordinaire utile et consécutive aux maux dont souffrit votre papa à l’issue de ce repas peu ragoutant.

    • « … littérature, paraissent miteux comparé à votre texte. Bruno Lemaire et Marlène Schiappa par exemple, pour un livre vendu, quelques dizaines offerts, seul moyen d’écluser leur palettes de papiers »

      Cela confirme ce que j’ai constaté et pense : il faudrait arrêter de publier des livres sans consistance avec quasi rien dedans (il y en a beaucoup !), cela éviterait le gaspillage de papier dont on nous sature les oreilles, un des dadas politiques qui nous pourrit la vie.

    • J’avais lu que justement cette politique anti-papier serait venue de plaintes des libraires d’une certaine pénurie.

  7. Bonjour,

    Merci, cher Argo, pour ton nouveau récit si bien mené.

    N’oublie pas les boudins aux châtaignes, les clafoutis et la moutarde violette !

    L’eau de métisse des Carmes sur un sucre était aussi le remède préféré de ma grand-mère :=)

    Souverain, en effet !

    • « L’eau de métisse des Carmes sur un sucre était aussi le remède préféré de ma grand-mère :=) »

      Je ne connaissais pas, merci Antiislam, c’est noté ! On trouve de tout sur RR quand même, un puits de ressources variées…

  8. Merci de cette nouvelle histoire, Argo. Vous et Messin Issa devez vraiment publié vos récits en volume. C’est distrayant, toujours émouvant et… c’est vrai. Très instructif. J’ai la cinquantaine, je n’ose imaginer la stupéfaction des jeunots d’aujourd’hui.

  9. J’ai divorcé l’an dernier, après dix ans de mariage avec une Nafricaine…J’en connais un bout sur leurs mœurs culinaires. Beurk ! J’ai vu se préparer un repas de mariage sur le sol, sur des feuilles de bananier devant la maison… J’allais m’acheter des boites de sardines à l’épicerie boui-boui d’en face ( oui oui, c’était là-bas au Kamer, c’est comme ça qu’ils nomment le Cameroun…) Bref, dans notre couple j’ai été ministre des finances et sous secrétaire désigné à l’alimentation… Salut Argo. Bonne année à toi et ta chérie.

    • Mieux merci. Mais je vis toujours avec des lunettes noires. Mais les vertiges ont disparu. Bonne année à vous.

      • Merci, Argo
        Pour vous aussi une bonne année avec santé er bien-être.
        Bien que vous allez mieux.

  10. Je te plains, mon ami. Tu as connu la torture des bamboulas très tôt dans ta vie…
    Un tel régal, servi aimablement par de sympathiques bamboulas, ne s’oublie certes pas.
    Mais tu en as fait un joli récit. J’ai bien aimé. Merci.

  11. Merci argo pour cette jolie histoire qui débute comme un cauchemar et se termine par un conte de fée.

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