Je n’ai jamais oublié ce moment poignant. Je devais avoir 8 ans.
Le tremblement de terre d’Agadir a eu lieu dans la nuit du 29 février au 1er mars 1960.
Toute la ville a été ravagée. Il y eut quelque 12.000 morts, soit le quart de la population de la ville en ce temps-là.
Je vivais dans un village à des milliers de kilomètres d’Agadir.
Dans les écoles, on avait demandé aux élèves d’apporter un vêtement pour les sinistrés.
Les vêtements apportés étaient entreposés pêle-mêle en dessous du coin droit du tableau noir.
Je n’avais rien à donner. On était tellement pauvres que se défaire du moindre habit relevait du sacrifice. J’en étais terriblement gêné. Pratiquement tout le monde avait apporté quelque chose. J’étais le seul à avoir manqué au devoir de « solidarité nationale ». On me le reprochait.
Je ne sais pas comment ce fut décidé, mais ma famille accepta finalement d’offrir une chemisette. C’était une chemisette verte qui ne valait pas un sou, mais un sou, c’était quelque chose dans le temps pour la famille. Ça pouvait rapporter un peu de pain.
Quand j’arrivai tout fier à l’école avec ma chemisette verte dans le cartable, le dépôt des vêtements en bas du tableau noir avait été enlevé.
Je déposai ma chemisette. Elle se retrouvait toute seule, exposée à la vue de toute la classe.
J’avais honte de la reprendre et étais mal à l’aise de la voir tous les jours-là, toute seule, comme une orpheline.
Un jour, l’instituteur, ne trouvant pas de quoi effacer le tableau, la prit et s’en servit comme d’une brosse. Tous les élèves se tournèrent vers moi et me regardaient. J’étais anéanti. Humilié.
Cette chemisette, qui était destinée aux enfants d’Agadir, servait à effacer de l’écriture à la craie blanche sur un tableau noir.
Elle avait été souillée et condamnée sans appel. La chemisette n’ira jamais à Agadir. Elle restera dans la classe.
Et chaque fois que l’instituteur la prenait, les élèves tournaient leurs regards vers moi.
L’instituteur l’utilisait et la jetait en bas du tableau.
Mon cœur saignait. C’était moi qu’on jetait au bas du tableau.
Elle était devenue une loque. Moi aussi.
En parlant du séisme d’Agadir, les gens du village affirmaient que Dieu a voulu punir ses habitants parce qu’ils arrosaient leur couscous de vin.
Peut-être bien.
Mais ma chemisette n’y était pour rien.
Cela pourrait paraitre bizarre, mais chaque fois que j’entends parler de séisme dans le monde, je pense à ma chemisette verte.
Je l’aimais beaucoup.
Elle s’est retrouvée au bas d’un tableau noir.
Étouffée par la poussière de la craie.
Je n’ai rien fait pour la sauver.
Puisse-t-elle ne pas m’en vouloir.
Messin’Issa
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Une histoire racontée tout simplement, et pourtant, on entre aussitôt dans la peau du narrateur.
Je me voyais bien dans cette petite école si rustique, et pleine de vie.
La solidarité des autres élèves et l’indifférence cruelle de l’instit.
Les souvenirs remontent avec l’âge, c’est pour cela que les grands pères aiment raconter leurs histoires de jeunesse à leurs petits enfants.
L’instit a effacé votre honte.
J’ai visité Agadir en 1984.
Beaucoup d’immeubles ont été construits sur pilotis.
Merci pour l’article.
Le Maroc semble faire des chichis pour accepter l’aide humanitaire de la France. Dont acte. En même temps je me demande si Charlie osera cette semaine faire sa Une sur le séisme. Je verrai bien une couverture du genre: « Maroc la route du hasch est coupée », ou bien: « Allons-nous manquer de résine? »…
Bonjour,
:=)
C’est un souvenir assez Mr Messin ! Vous essayez de faire le bien mais vous avez subi le mépris lors du tremblement de terre d’Agadir en 1960 ..
Monsieur Messin, vous taillez du combien ?
😊
Aucune idée. On me « taillera » quand je serai raide…
Honte a cet instituteur et honneur a toi et a certains de tes petits camarades, qui devaient aussi être tristes et gênés pour toi !
Merci pour cet émouvant récit.
Merci pour tous vos autres récits tellement humains.
Mon père y était à Agadir en 1960, là ou je suis né 4 ans après, et il a échappé à ce terrible tremblement-de-terre de l’époque.
Je pense qu’ils ne comprennent pas grand chose concernant la gentillesse quant au vert, normalement c’est la couleur de l’espoir non ?
Il y avait une base militaire française dans les environs. C’est elle qui a mené les opérations de secours.
Sans l’intervention des Français, le bilan aurait été plus lourd.
Le séisme a eu lieu 4 ans après la proclamation de l’indépendance du Maroc. La France était encore bien présente au Maroc. Heureusement…
Ecrivez votre biographie, monsieur Issa !
L’enfant intérieur n’a pas oublié les sacrifices, les épreuves et les injustices et en souffre toujours. Ecrire libère. Ca doit sortir ; en grand.
Merci, Colline. Je vais essayer de sortir cette biographie. À 70 ans révolus, je dois faire vite. Il ne me reste plus beaucoup de temps.
mais non ,mais non , il vous/nous reste du temps! « Un certain temps » comme disait Fernand Reynaud.
Je n’étais pas bien grande mais l’annonce de la catastrophe à Agadir m’avait terrorisée .
Votre récit est touchant .Je fais partie de ceux qui aimeraient bien lire votre biographie 😉
Amitiés
Merci, Melita, pour votre encouragement
Émouvant, très émouvant, ce texte. Pour le vin arrosant le couscous, la punition d’Allah semble bien démesurée. Peut-être une tentative de se rassurer, en se disant qu’en enfreignant pas les commandements, on échapperait ainsi au courroux divin. La religion plus forte que les plaques tectoniques. Si vous étiez mon voisin, cher Messin, je vous offrirais volontiers une chemisette verte, à votre taille, histoire de vous consoler de la perte de la vôtre. Objets inanimés, avez-vous donc une âme, etc. Amicalement vôtre .
Il parait que la couleur verte est bannie du théâtre en France depuis la mort de Molière sur les planches, car il portait du vert.
J’ai banni le vert de ma vie depuis Agadir 1960.
Y compris le thé vert.
Je ne porte plus que du noir.
Et ne bois que de l’eau-de-vie.
Merci, en tout cas, cher Argo, pour ton offre.
Bonjour Messin’Issa. Il y a une chorégraphie de ton récit et s’accentuant pour la fin des phrases syncopées qui lui donnent un rythme parfait. Ton aventure personnelle, car c’en est une, n’altère pas la gravité du sujet, Agadir, son cataclysme. Dans cette histoire de morts, ton histoire est vibrante. Vivante ! J’ai beaucoup aimé. Merci.
J’avais les yeux embués de larmes en rédigeant ce texte. Ce n’était pas facile.
Les souvenirs de l’enfance deviennent de plus en plus difficiles à supporter à mesure qu’on vieillit.
Merci pour tes encouragements, cher Paco
Un beau texte qui m’a mis les larmes aux yeux. Oui, écrivez vos souvenirs d’enfance, j’aimerais beaucoup les lire.