Le jour où Pépé est monté au ciel…

LE JOUR OÙ PÉPÉ EST MONTÉ AU CIEL.

Je n’ai eu qu’un seul grand-père, ou plutôt un arrière grand-père, du côté maternel.  Le père de ma mère,  je ne l’ai pas vraiment connu ; ayant perdu son épouse et un bébé juste après l’accouchement,  il avait sombré  dans l’alcoolisme. On ne le voyait jamais.  Mon grand-père paternel est décédé bien avant ma naissance, ainsi que le bisaïeul, tué d’une balle en plein front à Verdun. Aussi, je peux dire que je  n’avais qu’un seul grand-père, mon pépé.

C’était un homme bon, bon comme le bon pain. Et pourtant il en avait bavé. Il avait tiré un mauvais numéro lors de la conscription et avait dû effectuer le maximum de service militaire. Revenu à la terre, n’ayant qu’une modeste propriété, il partait l’hiver faire le maçon à Paris, le mineur dans le Nord, et même laboureur quand il avait achevé ses propres travaux. Je me souviens de son bon sourire, de la voussure de ses épaules, de sa moustache à la Gauloise, de ses vêtements de travail devenus blancs à force de lessives, de son chapeau de paille l’été, de sa casquette l’hiver. Il ne se plaignait jamais, toujours discret. Il avait quand même élevé ses petits-enfants lorsque leur mère est morte et que leur père s’était laissé emporter par le chagrin. 
  
Et pourtant, il en aurait eu des choses à raconter. Il avait effectué son service national sous le général Boulanger. Il y avait appris le métier de bourrelier. Il savait tout faire, même la menuiserie. Il a quand même eu la chance de passer à travers tous les conflits : trop jeune pour la guerre de 1870, trop vieux pour celle de 1914, et bien sûr pour la seconde guerre mondiale. Il est mort très âgé, en 1959. C’est la prostate qui l’a emporté. Je me rappelle les tisanes de queues de cerises qu’il buvait après chaque repas. C’est un excellent diurétique.  Il en  ramassait les pédoncules et les mettait à sécher.  Il n’y avait que peu de médicaments à l’époque. Je bois moi aussi de cette tisane. C’est ma madeleine de Proust, celle qui me relie à mon grand-père. En tout cas, ça l’a amené jusqu’à l’âge vénérable de quatre-vingt dix sept ans. Le facteur qui desservait le hameau lui prédisait  tous les matins qu’il irait jusqu’à cent ans. Cette pythie postale a fini par lui porter la poisse. 

Je possède aussi un autre souvenir, une binette que j’ai récupérée. Un outil de jardin sûrement plus que centenaire. Bien usé à force d’avoir servi. Un produit de la dernière forge du village. Un instrument solide, du temps où on ne fabriquait pas de la camelote. Je m’en sers encore pour les semis. Cette binette m’a suivi partout. 

Je me souviens du jour où j’ai appris la mort de mon pépé. Un télégramme pour dire que tout était fini. Je le pensais indestructible. L’hiver d’avant sa mort, il bûcheronnait encore un peu dans les bois. Je ne pouvais pas y croire. Maudite prostate, elle avait fini par l’emporter. Je suis bien son petit-fils, ou plutôt son arrière petit fils, puisque j’ai les mêmes ennuis que lui, au même âge en plus. 

Je me rappelle le long trajet en voiture depuis la banlieue, notre arrivée dans la ferme silencieuse, les sanglots de mémé. Il a fallu que j’aille embrasser pépé sur son lit de mort, un lit style Louis-Philippe à rouleaux. Je sens encore l’odeur des cierges, je vois encore le buis dans le bol d’eau bénite,  je ressens le froid de sa joue devenue de marbre, j’entends toujours le chuchotement des voisins venus présenter leurs condoléances. 

Et puis, il y a eu l’enterrement. Le ciel était d’un gris de plomb, quelques flocons de neige, un ciel si bas qu’il semblait presque toucher la terre. C’était le corbillard communal qui emporta la bière, corbillard à l’ancienne tiré par deux chevaux caparaçonnés de sombre , avec des voiles noirs ornés de fils argentés, des couronnes de fleurs aux quatre coins du véhicule mortuaire. Il y a eu cette messe interminable, le cercueil glissé dans le caveau, et puis le reste, et puis plus rien. Rien que le croassement des corbeaux, le silence.

Revenu à la maison, ils sont tous allés manger.   J’ai refusé. Je me suis couché sous la charrette où il avait l’habitude de faire sa sieste. Sa chienne, Brunette, est venue se lover contre moi. Plus tard, quand elle a vu qu’il ne reviendrait pas, elle s’est laissé mourir. Deuxième chagrin. Il y en a qui sont venus me chercher pour prendre un peu de nourriture. Je me souviens leur avoir crié : « Foutez-moi la paix, merde!» Je suis resté quarante huit heures sans rien prendre, tout à mon immense chagrin. 

On me trouvait trop sensible. L’est-on vraiment  trop?  Plus tard, quand on m’a demandé ce que je voulais faire, j’ai répondu poète. Je me suis fait engueuler : « Mon Dieu, quelle horreur, tu es devenu fou, tu veux finir alcoolique et pauvre comme Job? » Et puis, comme j’avais envie qu’on me foute la paix, j’ai dit ermite. Mes parents étaient désespérés : « Il nous fera tourner en bourrique. Mais qu’est-ce qu’il a donc dans la tête pour être aussi bizarre?» Je n’étais pas bizarre, chers parents, j’étais moi tout simplement. J’aime le bruit du vent, les soirs d’hiver et d’automne, le chant des oiseaux, les aurores et les couchers de soleil, j’aime rêver, marcher au gré des chemins. Je suis ainsi. 

Le jour de l’enterrement de pépé, le curé a dit qu’il était allé au ciel. Ça ne m’a pas consolé. J’aurais voulu qu’il soit près de moi longtemps encore, peut-être pour toujours. Chaque fois que je pense à lui, les larmes me viennent aux yeux. Aujourd’hui encore. Il y a toujours un côté du mur à l’ombre. C’est là que les enfants se cachent pour pleurer. C’est là que je me cache encore. 

Argo

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11 Commentaires

  1. J’ai découvert Messin Issa. On connaissait déjà Argo. Quelle poignance. Quelle sensibilité vous avez. On ne devient peut-être plus pète de métier, à cette époque dérisoire, maison l’est au plus profond de soi, comme vous. De quels géants descendons nous parfois… Votre arrière-grand-père était un de ces géants discrets et humbles. Merci de nous l’avoir évoqué dans votre récit. Je verrais bien vos histoires à vous et monsieur Issa (et d’autres)dans un recueil : “Histoires d’autrefois”, ‘Histoires de vies”, “D’eux à nous”…

  2. Merci Argo pour ce beau texte.
    A publier ?
    J ai connu, gamins, un tas de personnages disparus de ma famille.
    Ils venaient pour certains de la fin du XIX siècle.
    Pour l exemple, j ai deus grands oncles qui ont été des héros pendant la guerre 14/18.
    Ils étaient tireurs d Elite. Un de mes grand oncles a sauve sa compagnie, sous le feu nourri d une mitrailleuse allemande. Il l a abattu a distance.
    Apres ça été la curée. Les poilus etaient devenus fous.
    Apres guerre ils sont devenus administateur en Afrique noir. L un d eux a développe Fort l Ami au Tchad.
    Oui ma famille a fait beaucoup en Afrique… Pour rien aujourd’hui.
    Bonne journée.

  3. Merci.
    On vit toujours pour quelqu’un, on fait les choses pour faire bien à leur yeux. Les parents, souvent. Toute sa vie. Même les morts. Vous voulez que votre grand père soit fier de vous.

    • Ca peut même devenir un défaut handicapant si on le comprend mal, comme le raconte Karine Arsène à Frédéric Midal (auteur de « Foutez vous la paix »)

  4. Très beau – merci pour ce texte. Moi aussi j’ai aimé mon grand-père qui m’a élevée et sur son lit de mort m’a promis de veiller sur moi. Il ne cesse de le faire, même après sa mort.

  5. Les morts des pépés et mémés c’est toujours des drames pour les enfants. Enfin, je suppose, car pour ma part, je n’ai jamais connu de pépé ni mémé des deux côtés de mes parents. Mais ton sublime texte le démontre si bien.
    Tu as été très marqué par la mort de ton pépé. Avec ton âme si sensible et poétique que nous te connaissons, cela ne me surprend pas.
    Merci de ce magnifique texte si nostalgique et humain, ami !

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