La Malle aux souvenirs…

   Saint Augustin a comparé la mémoire à un grand palais. Sans vouloir entrer en conflit  même posthume avec ce grand théologien, pour moi, la mémoire, c’est plutôt une boîte, ou même une malle aux souvenirs. Nous y entassons  du savoir, mais aussi une foule de choses, utiles, ou inutiles, le plus souvent  inutiles. La mienne est un véritable capharnaüm, une grande malle où tout est rangé sens dessus dessous. Des moments de joie, de peine, des sentiments,  des images  sont entreposés dans notre malle-mémoire,  et ce jusqu’à notre fin ultime. Comparer notre mémoire à un bagage  ne me semble pas déplacé, puisqu’il   nous accompagne tout au long du voyage de la vie. 
   Le soir, quand le temps le permet, je me mets à la fenêtre, et je regarde le soleil descendre sur l’horizon. C’est à ce moment que je repense à tous les jours de ma déjà longue vie. Je me souviens, je me rappelle. 
   Le petit village où habitaient  mes bisaïeux, humble hameau de quelques dizaines d’âmes, mais où il faisait si bon vivre. La ferme où j’ai grandi avant que mon père ne  rentre d’Indochine. Les chambres d’hôtel où nous prenions pension, avec leurs odeurs caractéristiques, effluves de nourritures, de latrines. J’apercevais les toits gris de Paris, à perte de vue. La banlieue ensuite, triste avec ses cubes de béton, ses panaches de fumée qui couvraient  tout l’horizon. Ma première école, ensuite.  Les tilleuls de la cour, les salles de classe vétustes, quelques noms de camarades que je n’ai pas oubliés. Que sont-ils devenus? Peut-être ne sont-ils déjà plus de ce monde. Nos instituteurs, eux, j’en suis sûr,  ont rejoint le paradis de l’école laïque.
   Je me souviens de toutes les villes de garnison où mon père a été affecté, les incessants déménagements, les écoles, les collèges et lycées où j’ai dû sans cesse me réadapter à une vie nouvelle. Les deux années de pension dans une école religieuse où j’ai cru cent fois mourir. Des visages, des voix qui me reviennent en mémoire, des patronymes. Des âmes mortes.  Tout un peuple fantomatique qui hante  ma pauvre caboche.
   Mais il est une autre malle, bien réelle cette fois, où j’allais puiser non pas mes souvenirs, mais ceux des jours anciens, et qui sont devenus  de facto mes propres  souvenirs.  C’étaient même des malles. Entassées dans le grenier  de mes  arrière-grands-parents, à la ferme. Vieilles malles poussiéreuses. Il y en avait quatre.  L’une d’elles  était pleine de vieilles robes du temps jadis, une autre de vieilles chaussures, une troisième de vieux vêtements masculins,  et la dernière de vieux livres. 
   Les jours d’été, je m’installais là, et je fouillais.  Les robes étaient de vieilles choses, à la couleur passée. On pouvait ainsi suivre la mode sur plusieurs générations. Des cols de dentelles jaunies, des boutons de nacre, les longueurs non plus n’étaient pas les mêmes. Grand-mère m’avait expliqué qu’à une époque, il était indécent de montrer ses chevilles; aussi les robes tombaient à ras des chaussures ou des galoches. Il y avait aussi de vieux bustiers, des bas  troués, et tout un tas de vieille lingerie. Et de vieux tabliers, noirs pour la plupart. 
   La malle contenant les vêtements d’hommes était remplie de costumes surannés. Il y avait même une jaquette, des faux cols, quelques chemises , et des vêtements de travail en coutil. Quelques vieux galurins aussi. En ce temps-là, ils ne jetaient rien. Ou si peu. Ça pouvait toujours resservir. C’est ainsi que mon arrière-grand-père fut inhumé dans son costume de marié. En plus de soixante ans, il n’avait pas pris un gramme. 
   La malle aux chaussures aurait  pu  alimenter un musée. Vieilles bottines à boutons, chaussures à tiges pour les hommes, vieilles pantoufles mitées, galoches antédiluviennes, sabots cassés. Et même des godasses à semelles de bois datant des jours de l’Occupation.  Les chaussures, c’était pour les jours de fêtes, ou de tristesse quand on enterrait un proche, un voisin. Le reste du temps sabots et galoches claquaient sur le pavé des cours. 
   Ce que je préférais par dessus tout, c’était la caisse aux bouquins. Des almanachs, de vieux journaux dont certains dataient des années 1900, et des livres scolaires anciens. J’adorais les livres de lecture. C’étaient des récits à visée moralisatrice le plus souvent.
 Je me souviens de deux récits, particulièrement. Un enfant et son père se promènent  sous le cagnard, eh  oui, ça peut arriver; le fils trouve un vieux fer à cheval et s’apprête à le jeter. Le papa l’arrête et emmène le fiston chez le maréchal-ferrant, qui leur en donne quelques sous, avec lesquels ils achètent quelques cerises chez l’épicier, cerises qui étancheront leur soif. Moralité, il ne faut jamais rien gaspiller ni jeter. 
  L’autre histoire relate la scolarité de trois gamins. Deux sont sérieux et obtiennent leur certificat d’études primaire. Ils entreront en apprentissage et deviendront plâtriers-peintres et gagneront bien leur vie.  Le troisième ne fiche rien à l’école et ne pense qu’à s’amuser. Un beau jour, alors qu’ils arpentent les trottoirs de la ville pour rentrer chez eux, ils croisent leur ancien camarade. Celui-ci est devenu portefaix et croule sous la charge. Compatissants, ses deux amis lui donnent un coup de main et le persuadent  de passer l’examen de nouveau   en lui promettant de l’aider.  Il le réussit,  et devient peintre en bâtiment à son tour. Belle histoire, mais que le conteur termine par une conclusion qui m’a toujours  interpellé : il faut tenir son rang, mais il est dangereux de vouloir s’élever au dessus de sa condition. Je n’ai jamais oublié cette phrase. J’ai toujours pensé qu’elle avait été écrite par un réactionnaire. 
   Il y avait aussi des cahiers. Je me souviens de l’un d’entre eux, celui d’un vieil arrière-oncle, où chaque jour il  recopiait  une leçon de morale, dans le style, l’honnêteté est la plus belle des vertus, ou je dois respecter le maître d’école. Leçons de morale bien oublié de nos jours. 
  Tout petit, on me farcissait la tête de maximes. Mes parents d’abord, et surtout mes arrière -grands-parents.  Mémé me rabâchait la suivante : l’honnêteté est toujours récompensée. Et même une sur le mensonge.  Entré dans la vie active, j’ai pu constater que ce n’était pas toujours le cas. Et aujourd’hui, pire encore : les filous, les menteurs s’en sortent mieux que les gens honnêtes  et francs du collier. J’ai toujours été honnête, et cela m’a valu bien des déconvenues, mais je n’ai pas dérogé à la règle. Une fois, un fait est venu conforter l’adage de grand-mère : 
  C’était dans le cadre de placements financiers. Nous avions un contingent de placements boursiers à placer auprès de notre clientèle. Comme ça ne marchait pas fort, le délégué commercial du siège avait visité chaque agence. Il m’avait reproché d’informer la clientèle que ces placements étaient susceptibles de variations puisque cotés en bourse. Ces informations étaient rédigées en caractères minuscules. Et puis les clients nous faisaient confiance. Je m’y suis refusé. Je trouvais ignoble de risquer que les économies de ma clientèle, économies consenties souvent   par des sacrifices, partissent en fumée. Seuls les clients bien au fait des mécanismes de la Bourse et dûment avertis par mes soins en souscrivirent. Je peux vous dire que je me suis fait saquer. Des primes me passèrent sous le nez. 
   Bien m’en a pris. Le krach boursier de 1987 mit à mal les économies placées en Bourse des épargnants. Panique à bord! Les mêmes épargnants  s’estimant floués, puisque mal ou non avertis des risques,  se regroupèrent en associations et déposèrent plainte. Ils furent indemnisés. Je fus le seul à passer entre les gouttes. 
   Je me suis souvenu des paroles de la grand-mère ; certes, l’honnêteté est récompensée, mais pas toujours… Au moins, je peux me regarder dans la glace sans rougir. 
   Pour la petite histoire, j’ai appris que le délégué commercial avait reçu la médaille  de l’Ordre national du mérite à je ne sais plus quel titre,  et que le directeur du siège était mort pieusement suite à une vie honnête et bien remplie. J’ai failli m’en étrangler. C’est la vie, avec son cortège de noirceur et d’injustices. 
Notre vie est un voyage 
Dans l’hiver et dans la nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit.  
Chanson des gardes suisses.
ARGO

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9 Commentaires

  1. Le poète, l’écrivain, le raconteur, le conteur a encore frappé ! Magnifiques souvenirs, magnifiquement racontés, nostalgie assurée.
    Mille merci, ami poète.
    **********
    L’essentiel est que les malles ne t’ont pas mis à mal sinon ça fait mal même si certains trouveront ça pas mal car ils ne savent pas que honni soit qui mal y pense 😄. Bon, je me suis levé à 3h30, j’ai besoin de déconner….

  2. Pour vous, Argo, voici une autre malle aux souvenirs: Patrimoine et terroir, de la chaîne YouTube “Passe-moi les jumelles”
    https://www.youtube.com/watch?v=AcTBZCRYtTk&list=PLM2GpY_c-yOq66C780C92J9xqd9DYREN9

    Des savoirs anciens qui sont transmis: charron, maréchal-ferrant, charcutier traditionel, paysan à l’ancienne et musicien, jardinier amoureux des légumes anciens, berger, batelier, fabrication du vacherin Mont-d’Or selon la tradition, fabrication de l’huile de noix selon une tradition familiale vieille de deux siècles, reliure et restauration de manuscrits anciens, restauration du bois avec les outils d’autrefois, ils perpétuent le patois franco-provençal, les incroyables images retrouvées d’un photographe amateur, et beaucoup d’autres documentaires passionants.

    J’aime beaucoup “Portrait d’un joyeux mycologue”
    https://www.youtube.com/watch?v=H5tZiqNsNTo
    Cela me rappelle mon enfance et les chasses aux champignons dans la forêt avec mon père et ma mère.

  3. Bonjour Argo. Quelle jolie narration!.. Ton papa retour d’Indo… Ses récits ont du influencer ton imaginaire d’adolescent et ce besoin de refuge dans le souvenir. Etant donné ton parcours, je pense que tu as du avoir souvent le nez plongé dans les ouvrages magnifiques de cet ancien para d’Indo: Erwan Bergot qui, pour un baroudeur qu’il a été, avait un sacré talent de littérateur. Allez, raconte nous-en un peu plus!

  4. Merci monsieur Argo. Merci d’être comme vous êtes. J’en ai les larmes aux yeux.

  5. Merci braucoup,Argo il y a quelques souvenirs que vous avez qui rejoignent les miens .On l aimait Mémé,elle ne mettait pas de jean…bon vous savez 😉
    Oui, on les traîne avec nous les souvenirs et plus le temps passe ,plus ils reviennent à la mémoire .

  6. Très bel article Argo.
    Chacun de nous peut retrouver une part de sa vie dans ce que tu as écrit.
    Les chaussures : j’ai toujours chez moi, dans une boite en bois, une paire de chaussures que mon grand-père, cordonnier, avait confectionnées pour ma grand-mère entre les 2 guerres. Des chaussures pour tous les jours mais qui valent bien plus que toutes les Louboutin du Monde.
    Merci Argo.
    👍

  7. Grand merci, mon cher Argo pour ces réminiscences encore toutes parfumées.

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