Extraits du roman « Anna Karénine » de Tolstoï

Peut-être n’avez vous pas eu encore la chance de vous plonger dans ce chef d’œuvre de Léon Tolstoï.

Tolstoï écrit cette œuvre magistrale entre 1873 et 1877 en s’inspirant d’un fait divers arrivé à l’une de ses connaissances. Il y critique ouvertement les mœurs d’une Russie bourgeoise et hypocrite à travers une histoire passionnelle et tragique entre Anna Karénine et le Comte Vronski. Le livre paraîtra en France pour la première fois en 1885 et permettra à la littérature russe de faire une entrée triomphale en Europe occidentale.

« Chaque fois que Vronski lui adressait la parole, un éclair passait dans les yeux d’Anna, un sourire entrouvrait ses lèvres ; et, si désireuse qu’elle parût de la refouler, son allégresse éclatait en signes manifestes. « Et lui ? » pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée, car le visage de Vronski reflétait comme un miroir l’exaltation qu’elle venait de lire sur celui d’Anna. »

Citons les réactions de Strakhov et de Dostoïevski après la publication de la septième partie du roman, d’abord diffusé en feuilleton dans une revue.

Strakhov : « La dernière partie d’Anna Karénine a produit ici une impression particulièrement forte, une véritable explosion. Dostoïevski agite les bras et dit que vous êtes un dieu de l’art. » Lettre du 18 mai 1877.

Dostoïevski :  « Anna Karénine est une perfection en tant qu’oeuvre d’art ; elle est venue juste au bon moment et rien dans la littérature européenne de notre époque ne peut lui être comparé. Par l’idée qui le guide, ce livre présente des caractères qui n’appartiennent qu’à nous, à notre peuple, très précisément ceux qui constituent notre originalité en face du monde européen. »Oeuvres t. II.

Les extraits ci-dessous sont tirés d’une version numérique gratuite, fournie par la « La Bibliothèque électronique du Québec ». On préférera le livre physique !

Tome 1 Anna Karénine pdf

Tome 2 Tolstoi-Karenine-2.pdf

Egalement, en lecture libre :

Anna Karénine – Première Partie

Anna Karénine – Deuxième Partie

Anna Karénine – Troisième Partie

 

P 89 Tome I La scène des huîtres

« Par ici, Votre Excellence : ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à s’écarter par derrière.

– Veuillez approcher, Votre Excellence », dit-il aussi à Levine en signe de respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l’invité.

Il étendit en un clin d’œil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d’une nappe, et placée sous une girandole de bronze ; puis il approcha deux chaises de velours et, la serviette d’une main, la carte de l’autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.

« Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants : le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre.

Nous avons reçu des huîtres fraîches.

– Ah ! ah ! des huîtres ! » Stépane Arcadiévitch réfléchit.

« Si nous changions notre plan de campagne, Levine ? – dit-il en posant le doigt sur la carte ; son visage exprimait une hésitation sérieuse.

– Mais sont-elles bonnes, tes huîtres ? Fais attention.

– Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence : il n’y en a pas d’Ostende.

– Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches ? – Elles sont arrivées d’hier. –

Eh ! bien, qu’en dis-tu ? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions ensuite tout notre menu ?

– Cela m’est égal ; pour moi, ce qu’il y a de meilleur, c’est du chtchi1 et de la kacha [Kacha, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple] ; mais on ne trouve pas cela ici.

– Kacha à la russe, si vous l’ordonnez ? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une Chtchi [soupe aux choux].

– Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J’ai patiné et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécontentement sur la figure d’Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton menu : je mangerai avec plaisir un bon dîner.

– Il ne manquerait plus que cela ! On a beau dire, c’est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, – donne-nous deux, et si c’est trop peu, trois douzaines d’huîtres, une soupe avec des légumes…

– Printanière », reprit le Tatare. Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d’énumérer les plats en français et continua :

« Avec des légumes, tu sais ? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse ; puis du rosbif, mais fais attention qu’il soit à point ; un chapon, et enfin des conserves. »

Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n’aimait pas à nommer les plats d’après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les règles :

« potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l’estragon, macédoine de fruits ». Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en présenter une autre, celle des vins, qu’il soumit à Stépane Arcadiévitch.

« Que boirons-nous ? – Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine.

– Comment ? dès le commencement ? Au fait, pourquoi pas ? Aimes-tu la marque blanche ?

– Cachet blanc, dit le Tatare.

– Bien : avec les huîtres, ce sera assez.

– Quel vin de table servirai-je ?

– Du Nuits ; non, donne-nous le classique chablis.

– Servirai-je votre fromage ?

– Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu 92 un autre ?

– Non, cela m’est égal », répondit Levine qui ne pouvait s’empêcher de sourire. Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui ; cinq minutes après, il était de retour, tenant d’une main un plat d’huîtres et de l’autre une bouteille. Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains, et entama le plat d’huîtres.

« Pas mauvaises, – dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l’une après l’autre avec une petite fourchette d’argent, et en les avalant au fur et à mesure. – Pas mauvaises », répéta-t-il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d’un œil satisfait et brillant.

Levine mangea les huîtres, quoiqu’il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer Oblonsky. Le Tatare lui même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.

« Tu n’aimes pas beaucoup les huîtres ? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé ? hein ? »

Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames ; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.

« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.

– Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.

– Je n’y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d’un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler ; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu’ils peuvent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons. » Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.

« Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains : c’est la tête qui travaille.

– C’est possible ; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier : aussi nous mangeons des huîtres.

– C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch : mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance ?

– Si c’est là son but, j’aime autant rester un barbare.

– Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille. »

 

 (Ils passent leur lune de miel en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette d’avoir abandonné sa carrière militaire). 

P 248 Tome II La lune de miel en Italie

Wronsky et Anna voyageaient ensemble en Europe depuis trois mois ; ils avaient visité Venise, Rome, Naples, et venaient d’arriver dans une petite ville italienne où ils comptaient séjourner quelque temps.

Un imposant maître d’hôtel, aux cheveux bien pommadés et séparés par une raie qui partait du cou, en habit noir, large plastron de batiste, et breloques se balançant sur un ventre rondelet, répondait dédaigneusement, les mains dans ses poches, aux questions que lui adressait un monsieur. Des pas sur l’escalier de l’autre côté du perron firent retourner le brillant majordome, et lorsqu’il aperçut le comte russe, locataire du plus bel appartement de l’hôtel, il retira respectueusement ses mains de ses poches, et prévint le comte, en saluant, que le courrier était venu annoncer que l’intendant du palais, pour lequel on était en négociations, consentait à signer le bail.

« Très bien, dit Wronsky. Madame est-elle à la maison ?

– Madame était sortie, mais elle vient de rentrer », répondit le maître d’hôtel. Wronsky ôta son chapeau mou à larges bords, essuya de son mouchoir son front et ses cheveux rejetés en arrière qui dissimulaient sa calvitie, puis voulut passer, tout en jetant un regard distrait sur le monsieur arrêté à le contempler.

« Monsieur est russe et vous a demandé », dit le maître d’hôtel. Wronsky se retourna encore une fois, ennuyé à l’idée de ne pouvoir éviter les rencontres, et content cependant de trouver une distraction quelconque : ses yeux et ceux de l’étranger s’illuminèrent :

« Golinitchef !

– Wronsky ! » C’était effectivement Golinitchef, un camarade de Wronsky au corps des pages : il y appartenait au parti libéral et en était sorti avec un grade civil sans aucune intention d’entrer au service. Depuis leur sortie du corps ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois. Wronsky, lors de cette unique rencontre, avait cru comprendre que son ancien camarade méprisait, du haut de ses opinions extra-libérales, la carrière militaire ; il l’avait, en conséquence, traité froidement et avec hauteur, ce qui avait laissé Golinitchef indifférent, mais ne leur avait pas donné le désir de se revoir. Et cependant ce fut avec un cri de joie qu’ils se reconnurent. Peut être Wronsky ne se douta-t-il pas que la cause du plaisir qu’il avait à retrouver Golinitchef était le profond ennui qu’il éprouvait ; mais, oubliant le passé, il lui tendit la main, et l’expression un peu inquiète de la physionomie de Golinitchef fit place à une satisfaction manifeste.

« Enchanté de te rencontrer ! dit Wronsky avec un sourire amical qui découvrit ses belles dents.

– On m’a dit ton nom, je ne savais pas si c’était toi ; très, très heureux…

– Mais entre donc. Que fais-tu ici ?

– J’y suis depuis plus d’un an. Je travaille.

– Vraiment ? dit Wronsky avec intérêt. Entrons donc. »

Et selon l’habitude propre aux Russes de parler français quand ils ne veulent pas être compris de leurs domestiques, il dit en français :

« Tu connais Mme Karénine ? Nous voyageons ensemble, j’allais chez elle ». Et tout en parlant il examinait la physionomie de Golinitchef.

– Ah ! Je ne savais pas (il le savait parfaitement), répondit celui-ci avec indifférence.

– Y a-t-il longtemps que tu es ici ?

– Depuis trois jours », répondit Wronsky, continuant à observer son camarade.

« C’est un homme bien élevé, qui voit les choses dans leur véritable jour ; on peut le présenter à Anna », se dit-il, interprétant favorablement la façon dont Golinitchef venait de détourner la conversation.

Depuis qu’il voyageait avec Anna, Wronsky, à chaque rencontre nouvelle, avait éprouvé le même sentiment d’hésitation ; généralement les hommes avaient compris la situation « comme elle devait être comprise ».

Il eût été embarrassé de dire ce qu’il entendait par là. Au fond, ces personnes ne cherchaient pas à comprendre, et se contentaient d’une tenue discrète, exempte d’allusions et de questions, comme font les gens bien élevés en présence d’une situation délicate et compliquée. Golinitchef était certainement de ceux-là, et lorsque Wronsky l’eût présenté à Anna, il fut doublement content de l’avoir rencontré, son attitude étant correcte autant qu’on pouvait le désirer, et ne lui coûtant visiblement aucun effort. Golinitchef ne connaissait pas Anna, dont la beauté et la simplicité le frappèrent. Elle rougit en voyant entrer les deux hommes, et cette rougeur enfantine plut infiniment au nouveau venu. Il fut charmé de la façon naturelle dont elle abordait sa situation, appelant Wronsky par son petit nom, et disant qu’ils allaient s’installer dans une maison qu’on décorait du nom de palazzo, de l’air d’une personne qui veut éviter tout malentendu devant un étranger. Golinitchef, qui connaissait Alexis Alexandrovitch, ne put s’empêcher de donner raison à cette femme jeune, vivante et pleine d’énergie ; il admit, ce qu’Anna ne comprenait guère elle-même, qu’elle pût être heureuse et gaie tout en ayant abandonné son mari et son fils, et perdu sa bonne renommée.

« Ce palazzo est dans le guide, dit Golinitchef. Vous y verrez un superbe Tintoret de sa dernière manière.

– Faisons une chose : le temps est superbe, retournons le voir, dit Wronsky, s’adressant à Anna.

– Très volontiers, je vais mettre mon chapeau. Vous dites qu’il fait chaud ? » dit-elle sur le pas de la porte, se retournant vers Wronsky et rougissant encore. Wronsky comprit qu’Anna, ne sachant pas au juste qui était Golinitchef, se demandait si elle avait eu avec lui le ton qu’il fallait. Il la regarda, longuement, tendrement, et répondit :

« Non, trop chaud. » Anna devina qu’il était satisfait d’elle, et lui répondant par un sourire, sortit de son pas vif et gracieux.

 

P 310 Tome II Retrouvailles avec le frère malade

Levine se rendit chez son frère. Il croyait le trouver dans l’état d’illusion propre aux phtisiques, et qui l’avait frappé lors de sa dernière visite, plus faible aussi et plus maigre, avec des indices d’une fin prochaine, mais se ressemblant encore. Il pensait bien être ému de pitié pour ce frère aimé, et retrouver, plus fortes même, les terreurs que lui avait naguère fait éprouver l’idée de sa mort ; mais ce qu’il vit fut très différent de ce qu’il attendait.

Dans une petite chambre sordide, sur les murs de laquelle bien des voyageurs avaient dûment craché, et qu’une mince cloison séparait mal d’une autre chambre où l’on causait, dans une atmosphère étouffée et malsaine, il aperçut, sur un mauvais lit, un corps légèrement abrité sous une couverture. Sur cette couverture s’allongeait une main énorme comme un râteau, et tenant d’une façon étrange par le poignet à une sorte de fuseau long et mince. La tête, penchée sur l’oreiller, laissait apercevoir des cheveux rares que la sueur collait aux tempes, et un front 310 presque transparent.

« Est-il possible que ce cadavre soit mon frère Nicolas ? » pensa Levine ; mais, en approchant, le doute cessa ; il lui suffit de jeter un regard sur les yeux qui accueillirent son entrée, pour reconnaître l’affreuse vérité. Nicolas regarda son frère avec des yeux sévères. Ce regard rétablit les rapports habituels entre eux : Constantin y sentit comme un reproche, et eut des remords de son bonheur. Il prit la main de son frère ; celui-ci sourit, mais ce sourire imperceptible ne changea pas la dureté de sa physionomie. « Tu ne t’attendais pas à me trouver ainsi, parvint-il à prononcer avec peine.

– Oui… non… répondit Levine s’embrouillant. Comment ne m’as-tu pas averti plus tôt ? Avant mon mariage ? J’ai fait une véritable enquête pour te trouver. »

 2,388 total views,  1 views today

image_pdf

6 Commentaires

  1. Superbe de faire découvrir ce superbe roman…. Ainsi que Guerre et Paix
    tout deux lus il y a bien longtemps, si je n’avais pas de nombreux ouvrages en attente, je le relirais volontiers, pour le plaisir de l’ecriture, pour la beauté des émotions…. une autre vie… Encore Bravo !

  2. Excellent roman ! Indispensable dans sa bibliothèque et moi personnellement j’aime lire le livre de Tolstoï.

  3. Magnifique roman, à lire et à relire (Comme Guerre et Paix).
    J’aime aussi le film avec Sophie Marceau et la musique de Tchaikovski

  4. Merci, ami Jules, de ce superbe article, très complet en renseignements, explications et liens. Du très beau travail.
    Mais tu as décidé que je ne devais plus dormir la nuit ou quoi ? 😂

  5. Merci Jules Ferry pour ces extraits. J’ai l’impression de refaire un voyage dans un paysage familier. Merci à vous, amitiés.

Les commentaires sont fermés.