La Russie, est-ce la foi sans amour ?

6 janvier 2020 • Cathédrale de la Transfiguration de Saint-Pétersbourg

1952 • Poutine y fut baptisé secrètement quelques jours après sa naissance

La Russie apparaît un peu comme la star des sites identitaires. Mais derrière son face-lift traditionnaliste se cachent des réalités sociologiques plutôt occidentales.

Sur papier, c’est idyllique

En 2013, Poutine valide l’interdiction de la propagation des mœurs non traditionnelles parmi les mineurs d’âge ainsi que les peines pour offense aux convictions religieuses et profanation des lieux saints. Il met également en avant le rôle clé de la famille, du patriotisme et des normes morales traditionnelles.

Forcément, il devient peu à peu une sorte d’icône du conservatisme à échelle mondiale, une certaine droite lui emboîte le pas, elle-même accusée par ses opposants de faire le jeu du Kremlin. Bonjour le reductio ad Putinum ou mécanisme de discrédit des opposants politiques : si leurs opinions ont quelque chose de commun avec l’éthos de Poutine, ils sont traités de poutinistes.

Telle serait la carte d’identité de Vladimir, s’exprimant de la sorte : « Durant les moments les plus critiques de notre Histoire, notre peuple s’est tourné vers ses racines, ses valeurs morales et religieuses. Lorsque la Grande Guerre patriotique a débuté, le premier à s’adresser au peuple soviétique fut Molotov, disant Citoyens et citoyennes. Mais quand Staline est apparu, malgré sa politique dure et même cruelle envers l’Église, il s’est adressé au peuple en s’acclamant Frères et sœurs. Et cela avait beaucoup de sens. Ce ne sont pas de simples mots, mais un virage vers le cœur, vers l’âme, vers l’histoire et nos racines », fin de citation.

On voit ici réapparaître le mythe d’une Russie profondément spirituelle, caractéristique décisive d’un avantage moral sur un Occident pourri puisque plongé dans le matérialisme et le consumérisme. Par  impact latéral, ce discours est également adressé aux Biélorusses et Ukrainiens : son fondement est l’unité historique de la Russie sous patriarcat de Moscou. Il reste évidemment beaucoup de chemin à parcourir puisque Loukachenko lui tourne actuellement le dos…

En pratique, c’est moins idyllique

Quoique fort préoccupé par le déclin démographique, Poutine n’a pas pris à ce jour de mesures restrictives face au droit à l’avortement, lui qui reste contraire à l’éthique orthodoxe. Pour les femmes russes, l’avortement est toujours perçu comme une forme de contraception ou service médical standard à charge de l’assurance maladie, une relique de l’époque soviétique. Les stats le démontrent : les femmes décident seules de leur ventre, il n’appartient pas à l’État russe… Mais pour combien de temps encore, si Poutine joue les prolongations en 2024 ? En Russie, le mariage n’est pas sacré et le taux de divortialité, l’un des plus élevés au monde !

En ces deux domaines, il n’y a pas de réel « fondamentaliste orthodoxe » de la part d’un pouvoir modulant ainsi théologie et réalisme : la société civile russe développe sa propre logique, pas toujours conforme à la feuille de route du Kremlin.

Divortialité dans le monde : Russie 2ème, France 45ème

https://atlasocio.com/classements/societe/divorce/classement-etats-par-taux-de-divorce-monde.php

Une fois n’est pas coutume : une Russie plus libérale qu’une Pologne

Poutine est-il conservateur en son acception française ?

En 2000, Poutine est comme Macron en 2017 : « il vient de nulle part » pour occuper la plus haute fonction régalienne. À la suite des effroyables attentats de 1999, Poutine séduit immédiatement les foules en parlant leur langage et même celui de la pègre : c’est l’un des nôtres. D’un inconnu peu charismatique, on passe en quelques mois à peine à un leader affirmé, c’est assez incroyable. Cette épopée est un cas d’école dans le genre.

Mais l’homme reste kagébiste dans l’âme. Au fil des années, il discipline la société russe à sa manière en séparant son bon grain de l’ivraie. Méthodologie : on écarte les excentriques politiques – comme les libéraux – et toute association centrifuge – comme les LGBT – pour maintenir l’équilibre général fixé par le Kremlin. La religion musulmane n’est jamais pas attaquée de front, paix sociale oblige. Lorsque le terme générique religion s’invite dans la Constitution russe, l’islam fait partie du package. En Russie, vaut mieux être musulman que taliban et certainement général que libéral.

Qu’y a-t-il donc de commun entre les fondements du christianisme orthodoxe bienveillant et la présence de soldats russes au Donbass ? En Pologne, on les nomme Zielone Ludziki ou Petits Hommes Verts, soldats russes armés ne portant aucune distinction militaire ou cocarde nationale. On les a vus notamment en Crimée…

Certains politiciens de droite considèrent toujours Poutine comme un gardien des valeurs traditionnelles. Mais est-ce du conservatisme tel qu’enseigné par nos professeurs ou du populisme pragmatique ?

Crimée 2014 • Les petits hommes verts

Varsovie 2015 • Les petits chars verts

Trois témoignages dissidents

En Pologne, la Russie est un sujet récurrent, un peu comme les USA pour les médias français.

Filip Memches, né à Leningrad en 1969, aujourd’hui écrivain polonais : « La Russie n’est pas ce pays de frères et sœurs évoqué par Poutine, mais de prédateurs se précipitant sur leurs proies » et « Il faut différencier l’éthos du Dur du KGB du conservatisme politique »

Piotr Skwiecinski, actuellement directeur de l’Institut Polonais à Moscou, soutient que la Russie est un pionnier du mal : elle ne propage pas le conservatisme dans le monde mais le nihilisme.

Peter Pomerantsev, journaliste britannique ayant quitté l’URSS durant son enfance, décrit la Russie du 21ème siècle comme une dictature postmoderniste, arguant qu’après l’effondrement du communisme et la faillite de grands récits façonnant l’imaginaire collectif des Russes, le cynisme absolu prévaut actuellement dans son pays natal. Ce même Pomerantsev soutient que la cour Russie Unie manipule le tsar Poutine : « Quand on dispose d’un pouvoir absolu durant des années, qu’il n’y a pas de concurrents, pas de contrôle, la personnalité d’une telle personne se déforme ». Il cite Angela Merkel qui, après s’être entretenue avec Poutine en 2014, a déclaré : « Je ne sais pas si le président russe est encore en contact avec la réalité »

La prophétie de Zygmunt Krasinski (1812-1859)

 

Dans son « Mémorial de Napoléon III », le poète et dramaturge polonais Zygmunt Krasinski écrit assez prophétiquement en 1854 : Rosja jest wytworem i zbiorem pierwiastków najbardziej złowrogich i najbardziej rozkładowych, jakie są w historii. Zepsucie, wyrafinowane ostatnich czasów Bizancjum, przeszło w jej Kościół i w jej dyplomację.  Srogość nieubłagana a zimna chanów mongolskich stała się sprężyną jej administracji…. Rosja jest wielkim komunizmem, rządzonym przez władzę zarazem wojskową i teokratyczną; ta władza zaś, równa terrorowi z roku 1793 w okropności, jest od niego nierównie wyższą w swojej organizacji i w swojej zdolności trwania.

Traduction personnelle : La Russie est une création et un ensemble d’éléments parmi les plus sinistres et les plus destructeurs de l’Histoire. La corruption raffinée des derniers temps byzantins fut transmise à son Église et sa diplomatie. La sévérité implacable et la froideur des Khans mongols devinrent le ressort de son administration… La Russie est un gigantesque communisme gouverné par un pouvoir à la fois militaire et théocratique et cette puissance, égale dans sa cruauté à la Terreur de 1793, lui est incomparablement supérieure dans son organisation et sa capacité à durer.

Selon vous, le communisme soviétique n’était-il qu’un simple incident du 20ème siècle ou la continuation des prophéties de Krasinski ?

Boris Eltsine déraille…

Et Poutine remet la Russie sur les rails, en version plutôt Grande que Sainte. Effectivement, le parcours du personnage est spectaculaire, au point d’en faire l’une des références des valeurs identitaires occidentales. Une référence venant de la Volga… on croit rêver ! Enthousiasme, quand tu nous tiens…

À ceux qui mettent en avant les 70% de popularité de Poutine et aux sondages et aux urnes, on répliquera par les 66,10-33,90% du 7 mai 2017. Hélas, dans les deux cas, je fais partie du tiers perdant. 

Richard Mil+a

Une fois de plus, le cinéma belge nous éclaire

Coproduction belge signée Les Films du Fleuve, Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev dévoile les côtés sombres de l’âme russe contemporaine, la brutalité de la vie politique et familiale. Le réalisateur traite ici du mythe de la mère russe attentionnée. Dans l’imaginaire collectif, cette mère est en quelque sorte identique à la Patrie pour laquelle ses fils étaient prêts à donner leur vie, en particulier durant la Grande Guerre patriotique. Mais l’effondrement de l’URSS, « l’une des plus grandes catastrophes géopolitiques du 20ème siècle » selon Poutine, a révélé la vérité sur la Mère et la Patrie : une femme dominatrice, exigeante, cruelle, souffrante et blessée a surgi des ruines de l’Empire rouge.

Fautif, j’ai visionné le film. Il en ressort un véritable désert spirituel. Derrière les convenances hypocrites, peu d’amour chrétien. J’ai vécu le même type de sensations en Pologne, de visu cette fois. Andreï Zviaguintsev n’a pas menti.

Faute d’amour, 2017 • Bande-annonce

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5 Commentaires

  1. Quand on a un Macron au pouvoir, on ne critique pas les autres pays.

  2. La Russie et le système politique russe ont leurs défauts, et leurs problèmes, mais si on avait un Poutine au pouvoir en France, au lieu du sinistre pantin qu’on y a mis, on serait sur la voie de la renaissance et de la reconstruction, au lieu d’être sur celle du suicide collectif.

  3. Des divorces, ça ne manque pas dans le monde occidental et que dire de Kramer contre Kramer ?

  4. La société russe est loin d’être parfaite mais cette extrapolation sur le caractère des peuples, ça fait penser aux disgressions du café du commerce. Toute société est partagée de courants divers, la Russie n’échappe pas à la règle.

  5. Intéressant….
    Lire aussi « le malheur russe  » de Hélène Carrère d’Encausse…

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