Après une déception amoureuse, je me suis acheté un chien… Il m'a bien dressé…

Depuis que j’observe la situation en France, j’ai toujours le réflexe de penser à cette formidable et courte nouvelle de Sławomir Mrożek, que je vous joins dans la traduction du polonais de mon cru.
La parabole de Nagau06 au sujet des chiens constitue pour moi une formidable occasion pour partager avec vous cette excellente analyse intemporelle des comportements humains (écrite, je crois, dans les années 50, contexte communiste).
Il s’agit d’une cuisante leçon de dressage (et d’anti-dressage) :
Force brute- raisonnements spécieux
Vitalité-décadence, même si elle se fond sur le sentiment de supériorité intellectuelle
et ainsi de suite, vous découvrerez facilement de nombreuses similitudes avec la situation actuelle

Adalbertus

SŁAWOMIR MROŻEK
GARDIEN FIDELE-WIERNY STRÓŻ
Après une déception amoureuse, je me suis acheté un chien.
Je voulais avoir un ami fidèle. A cette fin, je me suis acheté un chien tout petit, un chiot. Un chien adulte, avec des idées claires sur la vie, ayant un jugement affermi et une connaissance des caractères aurait pu avoir des soupçons. Je comptais sur sa jeunesse. C’était un chien berger. Que de progrès a fait l’humanité depuis l’époque où ses ancêtres apprenaient à garder les brebis ! L’eau courante, les égouts … Sans parler des progrès de la philosophie.
Le chien était tout à fait petit et fragile. Il m’attendrissait énormément et inspirait de la tendresse et de la sollicitude. C’est en toute conscience que je n’avais pas acheté un rhinocéros ou un hippopotame. Ce sont uniquement des petits chiots, des chatons et des abeilles qui nous attendrissent, bref tout ce que nous savons facile à maitriser. Tout ce qui est plus faible.
Le chiot grandissait bien. Vif et joyeux, il ne manifestait aucun symptôme inquiétant.
Il devenait fort et robuste. Comme moi-même, j’avais déjà franchi le point culminant de mon développement biologique – je regardais, non sans jalousie, comment sa nuque se solidifiait, ses épaules s’amplifiaient, comme sa taille augmentait. Il est devenu un grand chien, très solide. Il ne fallait plus se voiler la face : il me dépassait par sa performance physique, et m’écrasait tant par la force que par la rapidité. Une différence notable entre nous s’est manifestée, surtout sur le plan de la dentition.
Et ça n’a été qu’à ce moment-là, heureusement, que toute la bonhomie de sa nature s’est manifestée. Il était fidèle, obéissant, soumis, loyal, ce qui me réjouissait d’autant plus que j’admirais sincèrement la supériorité de son organisme. C’était justement ma consolation dans des moments d’abattement. Mais, malheureusement, après l’hiver dernier, précisément au moment de l’atteinte de la maturité, quelque chose a commencé à le tourmenter. Il mettait de temps en temps sa tête sur mes genoux et me regardait fixement, droit dans les yeux. Manifestement, il voulait me communiquer ainsi ses soucis. Il dormait mal, il soupirait. Et pourtant, il était déjà devenu un berger superbement épanoui, avec une santé de fer. Apparemment son problème avait une source psychique. Des cernes sont apparus sous ses yeux marron, maintenant teintés d’inquiétude. Cela m’affligeait profondément, mais je ne savais pas comment y remédier. Ses ennuis s’intensifiaient à l’approche du printemps. Et quand le premier gazon a recouvert les squares, ils ont atteint un tel degré que je ne pouvais plus supporter le spectacle de ses souffrances.
Un matin, j’étais assis, comme d’habitude, dans mon bureau. A travers la porte grand-ouverte donnant sur le jardin affluait un air tiède, véhiculant l’odeur de sol remué. Soudainement, j’ai senti dans mon dos le toucher délicat mais ferme, d’une narine froide. J’ai tendu négligemment ma main derrière moi en pensant que quelques gratouilles habituelles derrière les oreilles le satisferaient. Mais la pression de cédait pas. Afin d’éviter de tomber par terre, je me suis relevé.
— Eh, toi, toi! — menaçai-je du doigt. — C’est quoi ces badineries dès le matin! — Aussitôt, j’ai sursauté de terreur, car il venait d’aboyer à mon adresse sèchement, ses yeux brillaient en reflétant l’excitation et la détermination.
Me suivant pas à pas, il m’a conduit au jardin. Il avait suffisamment de délicatesse pour choisir un coin le plus reculé, invisible de mes voisins. C’était à ce moment-là qu’un court combat s’est déroulé dans lequel je voulais garder une position verticale alors qu’il me forçait à adopter une position horizontale. L’issue du combat était décidée d’avance. C’était seulement quand j’étais à quatre pattes qu’il a retrouvé sa joie et s’est mis à sauter autour de moi, en aboyant joyeusement, en guise d’excuse. En touchant de son nez l’herbe tout fraîche et appétissante, il m’y encourageait sans équivoque.
— Il n’y a pas de raison de dramatiser — me suis-je dit au coucher du soleil, en redressant mes genoux fatigués, en dépoussiérant mon pantalon et en essuyant les mains couvertes de terre.
Finalement, on peut jamais étouffer l’instinct complètement. Le vendeur qui garantissait la pureté de sa race, s’était avéré être un homme honnête. C’était moi-même qui avais demandé un vrai berger.
Un vœu de perfection exaucé ne donne pas systématiquement satisfaction, un petit défaut aurait été bienvenu mais il était déjà trop tard. Le chien est un exemplaire sain et normal alors qu’il vit en ville, dans des conditions non naturelles, où il est hors de question de trouver des brebis. D’ailleurs, en agissant de cette façon, ne me fait-il pas la preuve de son attachement ? Dans sa propre conscience, il s’acquitte de ses obligations sans faille.
Il ne le fait donc pas uniquement pour lui-même. Les traits moralement positifs, tels que : sens du devoir et la volonté de servir s’étaient avérés être plus forts que le respect du maître.
Il serait excessif d’y trouver un motif du blâme ?
L’approcher sous un autre angle serait une cruauté pure, du non-respect du bien-être animal. Je suis un être pensant, c’est pourquoi j’ai la responsabilité de veiller à la condition des êtres inférieurs.
Je suis doté du « ça », du « moi » et du « surmoi » justement pour pouvoir réagir, d’une manière adéquate, aux réflexes simples et sincères d’un être qui est privé de ces dons.
Et finalement: quelle énorme évolution positive s’est produite dans son aspect et dans son physique ! Rien que cela constituait pour moi une récompense suffisante. Il est redevenu un chien pétillant de la joie de vivre avec le charme d’un berger digne de ce nom.
C’est ainsi que nous avons trouvé un compromis. De ma part, j’étais animé par l’amour du monde animal et le privilège d’un être pensant qui, conscient de la complexité des phénomènes, est guidé par un système de directives complexe, fourni par le divin appareillage de la conscience.
Quant à lui, il apportait dans notre entreprise commune son instinct et la noblesse de son attachement. Il est possible qu’un rustre, privé d’intelligence, ait adopté une attitude moins subtile et ait instinctivement refusé d’obéir au chien, quitte à faire appel à une contre-mesure drastique.
Cependant, comme j’étais doté d’une conscience aussi large, les affaires ne pouvaient prendre un autre cours que ce qui se produisit par la suite.
Finalement, cela faisait déjà longtemps qu’il était plus fort que moi.
Je l’observais souvent, en faisant semblant de m’intéresser à une touffe de pissenlit ou d’oseille. Il avait formidablement évolué depuis nos premiers essais.
C’était grâce à son instinct infaillible qu’il avait trouvé un chemin de la perfection dans son métier de berger. Il courait autour de moi avec beaucoup d’adresse, il flairait le vent attentivement pour détecter un intrus. S’il trouvait que je restais trop longtemps sur un seul lieu au détriment du volume et du contenu de ma nutrition, il me chassait avec sollicitude en direction d’un autre secteur du jardin. Nous avions fixé l’heure de pâturage. Nous rentrions à la maison avec une régularité déterminée par l’activité séculaire des bergers et par le rythme de la nature, le mouvement de la terre et des astres. En cas de pluie, il me permettait d’emporter un imperméable.
Mon travail professionnel n’en a pas souffert. Le fait d’être penché, rythmiquement et régulièrement, au calme, pendant de longues heures, au-dessus du gazon, le fait de contempler, calmement et de très près, les mystères de la vie microscopique, qui fleurit si généreusement sous nos pieds et est –injustement- négligée, tout cela favorisait la réflexion et le travail conceptuel.
En plus, grâce à sa vigilance de gardien de troupeau racé, personne ne m’importunait pendant le pâturage pour gêner le cours de mes méditations. Il chassait des facteurs apportant des dépêches urgentes, des connaissances voulant tailler une bavette. J’espérais aussi qu’il chasserait un messager apportant une carte de mobilisation. Caché derrière les arbustes, je regardais comment il les chassait, l’un après l’autre, avec ses menaces loin d’être infondées.
La seule chose que je craignais c’était le rhumatisme.
Pour lui faire plaisir, je me suis acheté une clochette. Il était fou de joie. C’était pourtant une action irrésolue. Mon progrès, ô combien considérable, sur la route vers notre idéal commun, l’a incité à y mettre encore plus de zèle. S’agissait-il d’une ambition exacerbée de sa part ?… Toujours est-il qu’il venait de découvrir que me régalant, en apparence, parmi les herbes, je ne faisais que simuler l’ingestion des pousses exquises. Depuis ce moment, il m’observait de si près et si attentivement que je devais faire encore un pas de plus, suffisamment substantiel, m’engageant désormais pleinement dans l’accomplissement de notre relation. L’étude des expériences végétariennes et la lecture des œuvres scientifiques consacrées aux fourrages m’étaient d’une grande utilité. J’ai remarqué aussi que j’inspirais chez lui, sans aucun doute, un sentiment de tendresse.
Tout portait à croire que mon attitude l’émouvait.
Tel était donc, d’une manière générale, l’état de nos relations au moment où, un jour, il y eut chez moi un rassemblement de personnes sérieuses, pleines de culture. Une discussion intéressante s’est engagée. C’était juste avant l’heure du pâturage, mais mes invités étaient tellement à l’aise, les débats si riches que je finis par regarder, à la dérobée, ma montre. Quant à moi, j’étais prêt à renoncer au pâturage, mais je savais que mon ingénu, guidé par son simple sentiment de responsabilité et de loyauté ne céderait en aucun cas. Une fois ou deux, j’ai lancé la remarque sur l’écoulement étonnamment rapide du temps, mais c’est resté inaperçu. Ma situation devenait dangereuse. N’ayant pas d’autre choix, je m’apprêtais à faire appel aux moyens radicaux quand un grattage impérieux à la porte s’est fait entendre.
— Ah, bon, je ne savais pas que vous aviez un petit chien! — s’est écriée une actrice connue. — pourquoi vous ne le laissez pas entrer? Le pauvre, voudrait nous rejoindre. — A peine a-t-elle prononcé ces paroles que la porte s’est ouverte. Il s’est manifesté au seuil de la porte. Il a regardé autour et la joie sur sa gueule était tellement éloquente que j’ai tout de suite tout compris. Posséder un troupeau, un petit élevage, voilà ce dont avait besoin un vrai berger. Probablement, il se contentait de moi tant bien que mal, d’un seul exemplaire, mais je venais de comprendre qu’il cuvait toujours le désir d’une grande transhumance. C’était clair pour moi qu’aucune force n’était capable de le dévier de profiter cette occasion.
Il faut reconnaitre qu’il avait fait de son mieux. Déjà quelques minutes plus tard, nous étions dans le jardin.
—Pour reprendre le sujet de El Greco… — a dit le maître X en broutant du thym, — Je pense que son influence sur l’art moderne est sous-estimée.
— Hum—ma réponse n’était pas claire à cause d’une tige qui s’était coincée entre mes dents.
Au coucher du soleil, nous nous sommes séparés dans une ambiance plutôt froide.
Oui, j’étais sous son pouvoir. Oui, il est vrai que mon champ de manœuvre était limité. Il se peut que mon développement fût trop orienté vers une seule direction, ce qui s’exprimait par exemple par ce bêlement que je commençais à émettre de ma gorge de temps en temps. Mais en revanche : quel calme m’envahit depuis le moment où je me suis décidé à accepter la protection de mon ange gardien animal.
J’ai déjà évoqué le cas des facteurs, des connaissances et de tous ceux qui voudraient venir chez moi pour perturber ma vie, semer le trouble, inciter mes ambitions, mes désirs, mon imagination, inquiéter.
Je voudrais encore mentionner un épisode.
J’étais justement au cours du pâturage quand j’ai vu, au bout d’une allée, une forme humaine. J’ai levé ma tête au-dessus du gazon juteux. C’était pendant la seconde fenaison. Le jardin, échauffé, exhalait des odeurs presque estivales. J’ai reconnu cette femme, de loin. C’était justement cette femme que je mentionne discrètement dans la première phrase de mon récit.
Je l’avais vue la dernière fois en hiver et maintenant, sa jupe d’été était pour moi une surprise. J’ai senti que mon estomac venait de se recroqueviller péniblement : je n’étais encore pas très habitué au fourrage vert. Ayant oublié ma condition, j’ai trouvé un appui sur les mains pour me relever. Elle allait vers moi, souriante, je ne savais plus : souriait-elle en ma direction ou pour elle-même, je ne savais pas pourquoi…
Le berger s’est acquitté de son obligation de gardien fidèle.
Je suis tombé avec mon visage sur l’herbe. Les petits brins d’herbe étaient envahis par une sorte de moucherons ou d’aphididés. Quand il a fini d’aboyer, j’ai relevé la tête, l’allée était déjà vide. Epuisé, je le fixais. Longtemps. Il me fixait aussi. Un visage face à une gueule. Une gueule face à un visage.
— Il nous faut un grand alpage! — je me suis écrié enfin d’une voix rauque. —Allons au grand pâturage de montagne, cher frère, allons plus haut, à la montagne, il n’y a pas à …
Et j’ai ajouté
— Il n’y a pas à…

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3 Commentaires

  1. Et oui, si tout cela continue, nous allons finir à quatre pattes mais je ne pense pas que nous irons à la montagne, au mieux la bergerie.

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