Dans l’enseignement de la philosophie tel qu’il est pratiqué en France, le politiquement correct sévit beaucoup moins du fait des exigences méthodologiques de la discipline. La plupart des collègues que je connais sont capables de noter sévèrement une copie dogmatique qui partage leurs opinions et inversement mettre une très bonne note à une copie à l’opposé de leurs propres convictions.

Sur l’ensemble des sujets de philosophie proposés au baccalauréat cette année, on ne remarque ainsi aucune dérive idéologique majeure.

 Texte de Spinoza proposé en L

 “La fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. [Et], pour former l’Etat, une seule chose est nécessaire: que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine.” SPINOZA.

  Le seul problème que j’ai repéré est le décalage entre la problématique du texte de Spinoza sorti en L à propos du rôle de l’Etat et la situation réelle où l’Etat est le vassal de l’Europe elle-même cependant émanation des Etats où elle puise sa légitimité tout en les dépassant.  Cela dit, ce sont toujours les Etats qui promulguent les décisions européennes. Ce n’est donc pas une soumission contrairement à ce qu’on entend parfois. Ou plus précisément c’est une soumission volontaire. La problématique pouvait aller jusqu’à se demander si un Etat qui tire sa légitimité du suffrage universel peut lui-même saborder sa propre souveraineté en la transférant à une structure technocratique qui au bout du compte introduit dans la sphère de décision nationale la volonté d’autres Etats. Dans les faits, le peuple français n’est plus souverain puisque les conditions concrètes de son existence peuvent être déterminées par les décisions d’autres Etats. Or, ce renoncement à la souveraineté n’a jamais été clairement décidé par les peuples alors qu’il s’agit d’un changement fondamental. Si donc la fin de l’Etat est bien la liberté selon Spinoza, que dire d’attitudes politiques qui usent le plus souvent de propagande, d’intimidation ou de chantage au fascisme? Mentir au peuple c’est le maintenir dans l’état de minorité contraire à l’esprit des Lumières dont parlait Kant. Saboter l’éducation, c’est interdire au peuple le libre exercice d’e la raison, seul garant de la liberté.

 Cela dit, le traitement de ce texte et sa problématisation exigeaient des connaissances plus étendues notamment en histoire. On ne pouvait donc pas exiger des élèves qu’ils aillent jusque là, d’autant que, par ailleurs, on leur présente systématiquement la construction européenne comme un progrès.

 Mêmes remarques pour le sujet 2 proposé en section S: “Serions-nous plus libres sans l’État ?”

 On pourrait ici développer une argumentation montrant que le problème aujourd’hui ce n’est pas l’Etat mais le renoncement à l’Etat qui subit les critiques destructrices à la fois des ultralibéraux et d’une certaine pensée gauchisante ou anarchisante sur fond de critiques plus radicales comme celles de Negri et Hardt par exemple. En outre, la course vers la supranationalité technocratique dans une Europe livrée au lobbying privé a des conséquence sur la liberté du citoyen jusque dans la sphère existentielle dans une problématique marxienne pourtant naguère largement évoquée par des penseurs comme Henri Lefebvre. L’articulation entre l’existentiel et le politique se manifeste dans la question de l’obéissance à l’autorité et ce que Michela Marzano a bien décrit dans son livre “Extension du domaine de la manipulation“.

L’essentiel au bac est de s’en tenir aux problématiques classiques car les élèves n’ont pas les connaissances nécessaires pour parler de la supranationalité, tout au moins en S, alors que ce serait possible en ES.

 Le second sujet de L:

“Toute croyance est-elle contraire à la raison ?” Il suffit de consulter les corrigés donnés par Laurence Hansen-Löve ou par Philosophie Magazine pour comprendre qu’il n’y a pas là pour nous matière à polémique sur une quelconque dérive idéologique. En revanche, on peut faire remarquer qu’un usage libre et éclairé de  la raison n’est possible que si l’on a reçu une instruction solide, qui d’ailleurs ne suffit pas. Le sabotage systématique de l’école républicaine depuis plus de 30 ans, y compris par des professeurs se croyant de gauche explique sans doute le formidable développement de croyances et de pratiques d’un autre âge sur le territoire de la République. En particulier, la distinction pourtant fondamentale entre croyance et superstition a totalement disparu dans une société où le politiquement correct fait rage. De même la confusion primaire entre une foi authentique et une pratique rituelle simplement extérieure et formelle explique les multiples reculades de nos responsables politiques littéralement hypnotisés par l’exotisme de pratiques qu’ils ne comprennent pas.

 La distinction entre dévots et bigots n’a plus cours. Descartes nous en avertissait pourtant: “Ce qu’on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux, c’est-à-dire qui, sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions.” Les passions de l’âme, art. 190. On comprendra qu’il est possible de remplacer le mot église par tout autre lieu de culte.

 Le texte de Berkeley sorti en ES est intéressant:

 “En morale, les règles éternelles d’action ont la même vérité immuable et universelle que les propositions en géométrie. Ni les unes ni les autres ne dépendent des circonstances, ni des accidents, car elles sont vraies en tout temps et en tout lieu, sans limitation ni exception. « Tu ne dois pas résister au pouvoir civil suprême » est une règle qui n’est pas moins constante ni invariable pour tracer la conduite d’un sujet à l’égard du gouvernement, que « multiplie la hauteur par la moitié de la base »pour mesurer la surface d’un triangle. Et de même qu’on ne jugerait pas que cette règle mathématique perd de son universalité, parce qu’elle ne permet pas la mesure exacte d’un champ qui n’est pas exactement un triangle , de même on ne doit pas juger comme un argument contraire à l’universalité de la règle qui prescrit l’obéissance passive, le fait qu’elle ne touche pas la conduite d’un homme toutes les fois qu’un gouvernement est renversé ou que le pouvoir suprême est disputé. Il doit y avoir un triangle et vous devez vous servir de vos sens pour le connaître, avant qu’il y ait lieu d’appliquer votre règle mathématique. Et il doit y avoir un gouvernement civil, et vous devez savoir entre quelles mains il se trouve, avant qu’intervienne le précepte moral. Mais, quand nous savons où est certainement le pouvoir suprême, nous ne devons pas plus douter que nous devons nous y soumettre, que nous ne douterions du procédé pour mesurer une figure que nous savons être un triangle.”

 BERKELEY, De l’obéissance passive.

 Certains corrigés sur internet ne tenaient curieusement pas compte d’une problématique pourtant centrale dans ce texte, la question de l’obéissance au “pouvoir civil”, limitant ainsi l’analyse à la question morale. Le texte lui-même invitait pourtant à une intéressante réflexion sur la légitimité de l’obéissance à un pouvoir politique lui-même légitime. On pouvait ici citer Marx et sa critique de la “démocratie formelle”. Appliquée à la situation actuelle de la France, cette réflexion pourrait conduire à se demander si on doit absolument obéir aux injonctions de nos dirigeants qui nous poussent à accepter la mondialisation comme un fait inéluctable, une loi de la nature alors que ce sont toujours des choix humains qui l’expliquent. Présenter la mondialisation comme une nécessité et un progrès relève de l’idéologie mensongère qu’on peut nommer “mondialisme”. Maintenant, un pouvoir qui ment est-il encore légitime?

Bien entendu, dans une copie de bac, il fallait absolument éviter cette problématique non pas à cause des risques idéologiques, mais parce qu’on pourrait toujours soupçonner le candidat de masquer son manque de références philosophiques sérieuses derrière une réflexion d’actualité forcément simpliste. Dans une copie par ailleurs brillante, on peut savoir gré à un candidat de montrer que le savoir philosophique peut éclairer efficacement une question d’actualité. Mais une telle maîtrise échappe à 99 % des candidats. Ici l’école doit rester un sanctuaire qui échappe à l’urgence de l’actualité, c’est en tout cas une exigence en philosophie.

 Le texte de Rousseau sorti en S n’a pas d’intérêt polémique pour nous. On peut s’y référer pour souligner à quel point l’éducation au sens large est importante. Nos sauvageons de banlieue sont justement mal élevés à cet égard et c’est ce qui explique qu’ils ne peuvent pas se hisser facilement au niveau de “citoyen” avec la “civilité” que cela implique.

 Le texte de Hobbes sorti en STG/pose le problème de la loi bonne, de la loi juste. Une loi est par essence toujours juste puisqu’elle résulte de la volonté générale. Mais elle doit pour cela être compréhensible par tous et repose donc sur autre chose que la simple légitimité par la médiation de la représentation. Les manipulations idéologiques par lesquelles on trompe le peuple à l’aide des media ou les lois qu’on fait voter malgré un vote contraire lors d’un référendum pose un problème de légitimité. C’est le cas en France suite au référendum de 2005 sur la constitution européenne.

 Conclusion.

 Il n’y a aucune dérive idéologique dans les sujets proposés, à tel point qu’ils pourraient permettre au contraire de développer une réflexion sur la légitimité de défendre la République et de résister aux menaces sournoises qu’elle subit actuellement. On pourrait a contrario imaginer des sujets idéologiquement déterminés dans le sens du politiquement correct d’aujourd’hui:

“Comment lutter contre le racisme?” ou bien “comment favoriser la libération et l’épanouissement des communautés dans l’espace national?”. De tels sujets seraient contraires aux règles méthodologiques de production de sujets de philosophie. Un ministre de l’Education devenu fou pourrait très bien essayer d’imposer de tels sujets plus en prise avec l’actualité, plus ouverts sur la société, etc. dans le sabir grenellois. Mais une telle réforme se heurterait à juste titre à une levée de boucliers de la part des professeurs de philosophie, y compris de ceux qui sont les plus enclins à trainer l’idée de nation dans la boue car cela serait contraire aux principes fondamentaux de leur discipline. En particulier, l’essentiel est toujours de pouvoir questionner la légitimité de la question posée implicitement ou explicitement dans le sujet.

 On pourrait par contre imaginer des sujets plus critiques, comme par exemple “l’idée d’Etat est-elle dépassée?” ou encore “La raison d’Etat peut-elle exiger qu’on mente aux citoyens?”. “Un Etat peut-il renoncer à sa souveraineté?”.Soulignons que l’élaboration des sujets de philosophie obéit à des règles strictes en rapport avec la liste officielle des notions figurant au programme. Ainsi des sujets comme “Le racisme” ou “la xénophobie” pourraient être proposés à l’oral de l’agrégation, mais pas au baccalauréat. Un sujet sur la pluralité des cultures serait plus difficile à élaborer. On peut en effet proposer par exemple “la pluralité des cultures est-elle un obstacle à la paix?” ou “la pluralité des cultures s’oppose-t-elle à l’unité du genre humain?”. C’est ici que les dérives idéologiques sont les plus risquées. Car à un moment ou un autre de la problématique se posera nécessairement la question de la comparaison et la tentation d’une hiérarchisation soit affirmée soit niée pour des raisons idéologiques tout aussi contestables les unes que les autres. Et on se heurtera alors à un interdit car toute affirmation de la supériorité d’une culture sur une autre aboutira au soupçon de racisme. L’idée même de substituer une démarche diachronique à une approche synchronique en se référant par exemple à la certes trop simpliste loi des trois états d’Auguste Comte se heurtera à la réprobation sourcilleuse des défenseurs de l’ordre mutli-kulti avec forte propension à la haine de soi parmi lesquels on trouve hélas des professeurs de philosophie. Les “sanglots de l’homme blanc” dont parlait Pascal Bruckner ne sont jamais très loin. De même, nous savons aussi que certains professeurs achètent la paix dans leur classe en ciblant leur critique de la religion sur le christianisme en oubliant dans leur zèle philosophique d’examiner de d’autres religions peuvent véhiculer d’archaïsme et de superstition.

 Dans l’ensemble, donc et malgré ces quelques dernières remarques, la philosophie  n’est pas actuellement concernée par le politiquement correct qui fait rage presque partout dans les autres disciplines et ce même si des collègues, durant leurs cours, ne se privent pas de présenter à leurs élèves des positions idéologiques fort contestables. Ceci n’est pas très grave d’ailleurs car les élèves sont beaucoup plus résistants à l’emprise idéologique qu’on pourrait le croire. Des discours trop outranciers de certains collègues finissent même par les convaincre du contraire.

La seule conclusion qui s’impose, je crois, c’est la nécessité de défendre coûte que coûte le baccalauréat dans sa forme nationale actuelle, quitte à prévoir des allègements.

 Fabrice Guého

Agrégé de philosophie.

 

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