Rescapé du génocide arménien, apatride et communiste, le résistant franco-arménien a été fusillé à 37 ans le 21 février 1944 par l’armée allemande au mont Valérien avec 23 de ses compagnons d’armes.
« Manouchian a un visage basané, les pommettes sont hautes, mais à la hauteur des lèvres, la joue est molle et basse, elle fait un pli comme en ont les dogues (…). Ces vingt-quatre juifs ont coûté la mort de cent cinquante Français (…) Leur tête est hideuse. Le sadisme juif s’y étale dans l’œil torve, les oreilles en chou-fleur, les lèvres épaisses et pendantes, la chevelure crépue et filasse (…) », décrivaient les journaux collaborationnistes français, raconte Didier Daeninckx dans son livre-enquête Missak (Gallimard, 2018). Fusillé le 21 février 1944 à 37 ans par l’armée allemande au mont Valérien avec 23 de ses compagnons d’armes, le résistant franco-arménien Missak Manouchian fait son entrée mercredi, avec son épouse Mélinée née Soukémian, au Panthéon.
« Je m’étais engagé dans l’armée de la libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. J’en suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement », écrivait-il à sa jeune épouse quelques heures avant d’être passé par les armes dans ce carré de prairie parisien désormais appelé « la clairière des Fusillés ». Quatre-vingts ans plus tard, son intronisation dans ce temple des personnalités de l’histoire de France marque la reconnaissance du rôle joué par les étrangers en France dans la lutte contre le nazisme et fait de lui le neuvième membre de la Résistance à y accéder, après Jean Moulin en 1964, et surtout le premier résistant étranger et communiste à être ainsi honoré. Sa panthéonisation « est aussi celle de tous ces étrangers anonymes qui sont morts pour la France », estime Katia Guiragossian, sa petite-nièce, interrogée par l’AFP.
Figure de la Résistance française, Missak Manouchian aimait à signer ses lettres « Michel », par amour pour cette nation dont il avait foulé le sol pour la première fois au port de Marseille en 1925, tout droit venu de Beyrouth. Car ce rescapé du génocide arménien, apatride et, plus tard, communiste, aura d’abord été accueilli par la France au Liban, placé dans une ancienne école française à Jounieh, servant d’orphelinat, en 1919. De langue arménienne, c’est là qu’il apprend le français, jusqu’à en devenir poète. « J’ai laissé derrière moi mon enfance au soleil nourrie de nature, et ma noire condition d’orphelin tissée de misère et de privation. Je suis encore adolescent ivre d’un rêve de livre et de papier (…) », compose-t-il en arménien, juste avant d’embarquer pour l’Hexagone, dans un poème intitulé Vers la France, qu’il traduira d’ailleurs sur le pont, alors que lui et son frère Garabed voguent « vers la France ».
Orphelin au Liban
Né le 1er septembre 1906 dans l’Empire ottoman, à Adiyaman (actuelle Turquie), au sein d’une famille paysanne, Missak Manouchian s’est ainsi retrouvé orphelin très jeune, après la mort de son père, Gevorka, tué lors du génocide arménien de 1915 et qui avait, lui aussi, pris les armes contre l’armée turque, puis de sa mère, Vardouï Kassian, emportée par la famine. D’abord recueilli avec son frère par une famille kurde, avant d’être placés dans un orphelinat de Jbeil, puis de Jounieh, le jeune adolescent « lisait les textes en arménien littéraire, mais aussi Romain Rolland, Victor Hugo, Balzac. Beaucoup de poètes… Ronsard, Villon, Verlaine », raconte l’une de ses anciennes connaissances, Gumilia Aradian, à Didier Daeninckx. Elle explique l’avoir rencontré lors d’un match de football du club arménien de Jounieh contre celui de Beyrouth, le Homenetmen qui existe toujours, à la Quarantaine, alors camp de réfugiés.
À l’orphelinat de Jounieh, Missak Manouchian apprend le français donc, mais aussi le métier de menuisier, « gagnant sa vie dès ses 17 ans sur des chantiers autour de la vieille ville de Beyrouth. L’armée française avait donné des baraques Adrian, en bois, mais on montait des habitations en brique entre le dépôt des tramways et l’église maronite de Mar Mikhaël », poursuit Gumilia Aradian. Cela avant que le « haut-commissariat auprès des États de Syrie, du Grand Liban, des alaouites et du djebel druze » ne leur accorde, « contre un timbre de cinq francs-or », des papiers justifiant une promesse d’embauche sur le territoire français. Missak et Garabed Manouchian embarquent ainsi en 1925, direction les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer et La Ciotat.
Poète ouvrier
Mais Missak Manouchian n’apprécie guère ce travail et monte avec Garabed à Paris où il est embauché comme tourneur à l’usine Citroën du quai de Javel. Ballotté de crise personnelle – avec la mort de son frère de la tuberculose en 1927 – en crise économique – avec la perte de son emploi lors de la grande dépression du début des années 1930 –, il enchaîne les métiers tout en continuant d’explorer sa fibre artistique. « Il s’intéressait aussi à la musique, à l’histoire, il suivait des cours à la bibliothèque ouvrière, fréquentait la bibliothèque Sainte-Geneviève, écrivait des poèmes… Il avait même suivi des cours d’écriture de scénario ! » complète sa petite-nièce auprès de l’AFP.
En 1934, le jeune homme rejoint le Parti communiste français (PCF) et le Comité de secours pour l’Arménie. C’est là qu’il rencontre Mélinée, elle aussi orpheline survivante du génocide arménien. Née en 1913 à Constantinople (Istanbul), elle est issue d’une famille aisée de fonctionnaires de l’Empire ottoman. Après la mort de ses parents, elle vit en Grèce, dans un orphelinat de Corinthe, avant d’être envoyée en 1926 à Marseille pour poursuivre ses études. Après une formation de comptable et de sténo-dactylographe, elle s’installe à Paris. Tous deux orphelins et apatrides, Missak et Mélinée ont en commun une pleine adhésion à la civilisation française. Mais c’est à Beyrouth que le couple se marie le 22 février 1936. Pour l’anecdote, c’est aussi par l’intermédiaire de sa femme que Missak rencontre Charles Aznavour, de 18 ans son cadet, à qui « il apprendra à jouer aux échecs », racontera Armène Assadourian, la sœur de Mélinée, dans le livre précité.
« Héros » de « l’Affiche rouge »
Trois ans plus tard, Missak Manouchian est interné comme communiste étranger dans un camp, puis incorporé dans l’armée. À son retour en 1940 dans Paris occupée, il poursuit clandestinement son activité militante, distribuant des tracts antinazis avec son ami historien Arsène Tchakarian. Début 1943, il rejoint le groupe armé de la résistance communiste, les Francs-Tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). La soixantaine de Polonais, Italiens ou Arméniens dirigés à compter de l’été 1943 par Missak Manouchian mènent une centaine d’actions contre l’occupant allemand : sabotages, déraillements, attaques de soldats… Jusqu’à leur principal fait d’armes, le 28 septembre 1943 : le meurtre du général SS Julius Ritter, responsable du Service du travail obligatoire (STO), rue Pétrarque à Paris.
Le matin du 16 novembre 1943, alors que Missak Manouchian doit retrouver le chef des FTP-MOI de la région parisienne, Joseph Epstein, à la gare d’Évry-Petit-Bourg, les deux hommes sont arrêtés puis torturés et emprisonnés pendant plusieurs mois. Au terme d’un simulacre de procès relaté dans la presse collaborationniste, Missak Manouchian est ainsi fusillé avec ses camarades. Dix d’entre eux figuraient sur « l’Affiche rouge » placardée dans les rues par l’occupant allemand, qui les présentait comme « l’armée du crime » menée par le « chef de bande » Manouchian et leur imputait « 56 attentats, 150 morts, 600 blessés ». Dans sa dernière lettre à Mélinée, quelques heures avant de passer devant le peloton, « Michel » Manouchian note aussi ces quelques mots : « Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. »
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