(Au risque d’ennuyer les lecteurs de R.R, je vais continuer à parler de moi, même si ça ne me plaît pas du tout…)
Je vais parler de ma première école. C’était pendant la présence française au Maroc (1912-1956). On était pratiquement à la veille de l’indépendance.
Nous sommes dans une campagne complètement dénudée. Avec des maisons isolées les unes des autres. Il n’y a ni routes, ni électricité, ni administration, ni police. La lumière vient du soleil, l’eau de la rivière, les naissances, la richesse, la santé et la mort viennent d’Allah.
(J’ai reçu mon premier vaccin à plus de 10 ans. Par accident. Le BCG. Contre la tuberculose. Ma maman a succombé à la tuberculose à l’âge d’environ 38 ans. Je devais avoir 5 ans.)
En fait d’école, c’était une seule salle de classe avec un petit logement pour l’instituteur. On y mettait tout le monde. Grands et moins grands.
Mon frère aîné, l’un des rares élèves de notre campagne à avoir été à l’école et d’avoir décroché son certificat d’études secondaires (équivalent du doctorat d’aujourd’hui), a justement été nommé instituteur dans cette école. On ne peut imaginer la fierté du pauvre paysan qu’était mon père.
L’école, c’était un minuscule bâtiment d’une blancheur resplendissante qui jurait avec la couleur ocre de la terre, la couleur de toutes les habitations du bled. Bâti en hauteur et complètement isolé, le bâtiment dominait toute la campagne.
L’école servait souvent de casemate de mitrailleuses à l’armée française.
Il s’agissait pour l’armée française de surveiller des maquisards actifs dans la région.
Il y avait souvent des confrontations la nuit et on voyait des balles traçantes qui passaient par-dessus nos têtes.
Au petit matin, les gens du village allaient récupérer les corps des hommes tués pour les enterrer.
Les difficultés pour les instituteurs affectés dans cette école – ils étaient pratiquement tous célibataires ou, en tout cas, sans leurs familles – résidaient surtout dans l’alimentation. La question vitale pour l’instituteur débarqué dans notre contrée était : comment avoir du pain.
Une solution fut trouvée pour le collègue de mon frère. Maman allait lui préparer son pain de chaque jour, l’instituteur fournissant la matière première, de la farine. Et la farine de l’instituteur n’était pas n’importe laquelle. C’était du blé tendre. La première fois que maman s’attela à cette tâche, nous la suivions, mes sœurs et moi, dans ses moindres gestes. Nous étions impatients de voir comment était fait un pain de blé. Nous n’avions jamais mangé que du pain d’orge. Un pain gris, rugueux et dur. D’après ce que l’on nous racontait, le pain de blé, réservé exclusivement aux gens de la ville, était, lui, lisse, blanc et mou. Un rêve pour nous.
Devant notre curiosité, maman dut prendre une poignée dans la farine de l’instituteur et nous en fit une petite galette que, finalement, toute la famille se partagea. C’était un délice.
– « C’est la première et la dernière fois », nous avertit maman, honteuse d’avoir puisé dans ce qui ne lui appartenait pas.
Je fus chargé de rapporter quotidiennement le précieux pain à l’instituteur. Chaque matin, en partant à l’école, je prenais sous mon bras la grande galette de pain, encore toute chaude, que maman couvrait d’un tissu. L’école se trouvait à une bonne demi-heure de marche.
Je portais donc le pain de l’instituteur tout chaud et enveloppé dans sa serviette sous le bras, soucieux surtout de ne pas abîmer la belle et fragile galette. Arrivé à l’école, je remettais le précieux produit à l’instituteur et je gardais le tissu pour la prochaine livraison. A la fin des cours, quand je reprenais le chemin de retour et que la faim commençait à me tirailler, je humais profondément la serviette toute imbibée de l’odeur du pain à force de l’avoir trop enlacée, et je picorais les minuscules morceaux de croûte qui y étaient restés attachés. C’était succulent.
Un beau matin, il n’y eut pas de galette. Maman m’expliqua qu’il n’y avait plus de farine. Je devais donc partir sans la galette du maître. Il m’était cependant difficile de me présenter à l’école sans ce précieux produit. Je ne voulais pas partir à l’école.
Maman m’y obligea. Je dus acquiescer espérant que je n’aurais peut-être pas à m’expliquer devant l’instituteur. J’espérais qu’il allait comprendre de lui-même pourquoi je venais sans son pain. La farine n’est pas éternelle. Mais à la recréation, il m’appela et me demanda d’aller le chercher pensant certainement que je l’avais oublié ou que, peut-être, je n’avais pas eu le temps d’attendre la cuisson. Je ne pouvais lui dire qu’il n’y avait plus de farine. D’ailleurs ma connaissance de l’arabe n’en était encore qu’au niveau des premières lettres de l’alphabet. L’instituteur parle arabe. Les élèves parlent berbère.
Je m’en allais, affligé, le cœur gros. Plus j’avançais, plus mon désarroi augmentait. Je marchais vers la maison, mais je savais qu’il n’y avait pas de pain. Je ne pouvais cependant retourner à l’école où l’instituteur attendait de me voir revenir avec sa galette. J’étais rongé par le remords d’avoir un jour mangé de sa farine. Si on n’avait pas, alors, pris cette poignée pour goûter, il aurait encore eu sa galette aujourd’hui, pensais-je amèrement.
C’est finalement mon frère qui a dû lui expliquer. Il fut convenu d’inviter l’instituteur à venir manger une soupe. A base d’orge.
Puis, quelques jours plus tard, tout bascula.
Maman est partie soudainement.
Il n’y eut plus d’école. Il n’y eut plus d’instituteur. Il n’y eut plus de farine. Il n’y eut plus de pain.
Messin’Issa
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Bonjour messin’issa
Très touchant le récit de votre enfance
Mon grand père né en 1910 était Zouave au Maroc en 1928/29/30, 27 mois d’armée à l’époque.
Il me racontait souvent ses souvenirs et du temps passé avec la population locale qui ne se montrait pas hostile à leur présence
Continuez à nous faire rêver d’une époque dont vous êtes encore témoin. Merci
idem pour moi. je ne raconterai pas mon enfance qui fut heureuse même si je n avais plus de maman depuis 1950 .mes grands parents étaient adorables et ont bossé très tard . mnt on fait « la greve « pour ne pas aller jusqu a 64 . moi j ai commencé à 14ans et 2 jours
Merci mille fois!! Continuez votre récit!
Aucun ennui à vous lire, Messin, bien au contraire !
Merci de ce récit touchant. J’y retrouve aussi les souvenirs de mon père, resté 6 ans jeune instituteur dans l’oasis algérienne de Ghardaïa, lui aussi du temps de la présence française.
ENCORE ! ENCORE !
Merci de votre témoignage éclairant et émouvant, monsieur Issa. On mesure dans quelle opulence nous vivons aujourd’hui et sous nos latitudes. Ma mère septuagénaire raconte des anecdotes similaires dans la campagne de son enfance, bien moins dure tout de même. Votre pauvre Maman est au Ciel, comme on dit. Il est très possible que la partie fondamentale de nous-même continue sous forme d’énergie. La nature de l’univers est électromagnétique. Voyez donc ce que disent des physiciens sur Youtube quand vous tapez « physique » et « conscience ». L’univers est bien plus complexe que ce que nous en percevons à notre échelle ordinaire, et penser que quelque chose continue après la mort n’est a priori pas plus bête que de penser que tout s’arrête. Dieu, et surtout ce qu’en disent les hommes, c’est encore autre chose.
Bonjour Messin , je me souviens encore du pain »Tabboun », la belle galette » enveloppee ds 1 torchon » , que je rapportais du village ds un couffin avec fierté. J ai cherché en vain chez les boulangers arabes de Belleville ou autre ce goût et cet arôme que ns avons connu
Marie, j ai souvent fait comme toi chez les boulangers de Belleville
rien a voir avec le pain tabouna de notre enfance
Merci Machinchose de votre reponse
presque irréel de tendre joliesse
Bonjour @Machinchose ;
EXACTEMENT !
Merci Messin’Issa pour cette belle histoire très émouvante, on a tous besoin de réveiller en nous cette âme d’enfant, que nous avons gardée.
Bonjour @Messin’Issa
-« Au risque d’ennuyer les lecteurs de R.R, je vais continuer à parler de moi, même si ça ne me plaît pas du tout »-
Ben ! Moi, ça me plaît ! Merci pour ces jolis partages.
Je plussois !