Comme nous allons faire un bout de chemin ensemble, il me semble que je vous dois la courtoisie de me présenter. Je me nomme Chris Conway. Enfin, c’est mon éditeur qui m’a demandé d’adopter un pseudonyme à consonance américaine. En fait, je me nomme Jean-Pierre Ballut. C’est vrai que sur la jaquette d’un bouquin, Ballut, ça ne fait pas très sérieux. Ce n’est pas vendeur.
Eh oui, je suis auteur. J’écris des romans policiers. Depuis vingt-et-un ans exactement. Vingt-et-un volumes rangés par ordre de parution sur les étagères de ma bibliothèque peuvent en témoigner. Toujours le même héros : le capitaine de police Éric Cormand. Les titres de mes ouvrages font référence aux enquêtes de ce fin limier : Le Capitaine Cormand et le crime de la rue Blanche, etc. En ce moment, j’en suis au vingt-deuxième. J’ai des lecteurs fidèles, ce qui me permet de vivre à peu près correctement.
Mais voilà, j’aurais bien aimé passer à autre chose. Écrire de vrais bouquins. Oh! pour ça, ce ne sont pas les idées qui me manquent. Depuis le quinzième opus exactement, titre : Le Capitaine Cormand dans la tourmente. Mais il me fallait trouver une fin pour le fringuant policier. La retraite? Trop jeune. Je ne l’avais pas fait vieillir. Le faire mourir à la fin d’une de ses enquêtes m’avait paru une bonne solution. Mais voilà…
Je me suis aperçu que ça n’était pas aussi facile que ça en avait l’air. Chaque fois que je voulais qu’il soit occis, les mots ne venaient pas, ou mes phrases finissaient en impasse. Mieux, il me semblait que mes doigts ne m’obéissaient plus, un peu comme si une force indépendante de ma volonté s’était emparée de moi. Je l’avais imaginé recevant deux balles en pleine poitrine. J’avais tapé sur le clavier de mon ordinateur la phrase suivante : « Le capitaine Cormand reçut deux balles dans la poitrine; il s’écroula, foudroyé.» Je rectifiai aussitôt, comme dans un état second : « Il se releva sans dommage car il avait eu la présence d’esprit de revêtir un gilet pare-balles.»
Voilà où j’en suis. Ce foutu capitaine vivait sa propre vie, indépendamment de moi, son créateur. J‘avais bien essayé de le trucider dans les ouvrages suivants. Rien à faire. C’était fou, cette histoire. Un matin, je me suis dit, j’arrête; je vais attaquer un autre bouquin sans ce Cormand de malheur. Eh bien, croyez-moi, croyez-moi pas, je me suis retrouvé à taper du Cormand sans le vouloir. J’ai décidé alors de ne plus rien écrire du tout pendant un moment. Malheur! je me suis retrouvé sur ma chaise devant mon écran sans m’en rendre compte. Et c’était reparti. Des années que ça dure. Je me demande où cette histoire va m’entraîner. Mais je ne pensais pas que le capitaine Cormand irait jusqu’au crime. Vous pensez, un policier. Eh bien, il a osé. Sûrement pour se venger.
Je loge à la pension Réséda, un hôtel transformé en pension de famille. Quatorze logements en tout. Occupés par des retraités, ou des célibataires, dont ma modeste personne. Des gens tranquilles, qui vaquent à leurs occupations. Une vie bien pépère, en dehors des contingences de l’agitation de la capitale. Je me suis habitué à ce train train sans problèmes. J’en ai déjà assez avec mon activité. Malheureusement, la quiétude de ce havre de paix n’allait pas tarder à être troublée.
Hier matin, on a retrouvé la locataire de la chambre treize couchée en travers de son lit. Étranglée avec une corde à piano. Rien n’avait été volé. La chambre était fermée de l’intérieur. C’est la patronne de la pension qui l’a découverte. L’occupante des lieux étant malade, madame Roullet, la propriétaire, lui avait monté les médicaments qu’elle était allée chercher à la pharmacie. N’obtenant pas de réponse et craignant un malaise, elle avait appelé les pompiers. Ces derniers avaient forcé la porte et avaient trouvé la défunte. La police s’était tout de suite rendue sur les lieux.
Tout cela, je l’ai appris de notre logeuse. J’étais parti en province pour un salon du livre policier. Quand madame Rollet m’a conté l’histoire par le menu, ça a fait tilt dans ma tête. La chambre treize, la corde à piano, la porte fermée de l’intérieur, bon sang, mais c’est bien sûr, Le Capitaine Cormand et le mystère de la chambre treize. J’ai eu comme un vertige. Était-ce quelqu’un qui aurait lu le bouquin et qui aurait voulu procéder à ce meurtre par imitation? Je n’en crois pas un mot. J’ai tout de suite pensé à lui : Cormand, qui s’était vengé parce que je désirais l’éliminer? J’en étais presque persuadé.
La police m’a convoqué pour m’entendre. J’ai tout de suite rapporté mes constatations à l’inspecteur qui m’a reçu. Je lui ai fait part de mon alibi. La malheureuse victime était morte peu avant que la logeuse appelle les pompiers. Ayant été absent pendant cet épisode pour ce fameux salon et parti la veille du crime par TGV, je ne pouvais être soupçonné. De nombreux témoins pouvaient en témoigner : l’hôtel où j’avais dormi, les organisateurs de cette manifestation, les voisins du stand où j’avais dédicacé mes ouvrages. En plus, les billets de train, un aller et un retour dûment compostés, attestaient de mon absence. Par contre, je ne lui ai pas fait part de mes soupçons, à savoir que c’était Cormand qui avait perpétré le meurtre. Je n’avais pas envie d’être pris pour un dingue, un peu comme Anthony Perkins dans Psychose.
Rentré chez moi, je me suis dit que Cormand pouvait récidiver, commettre un nouveau crime et me le faire endosser. Il n’y aurait pas toujours des salons du livre pour me sauver la peau. Aussi, j’ai pris une grande décision. Je me suis adressé à Cormand. Je l’ai assuré que désormais je ne chercherais plus à le faire mourir. L’air est immédiatement devenu plus léger. Depuis nous sommes devenus bons camarades. Évidemment, je suis condamné à écrire sans fin des romans ayant le capitaine comme héros principal. Je ne m’en fais pas, le bougre a de l’imagination. Parvenu à la retraite, il exercera le métier de détective privé. Je vois ça d’ici, Nestor Burma contre Éric Cormand. Vous doutez de son existence? Moi pas. Le niveau de ma bouteille de whisky l’atteste; il baisse beaucoup plus qu’auparavant. L’animal a du goût, du vingt ans d’âge.
Je vous donne un excellent conseil : si vous désirez écrire des romans policiers, choisissez bien le personnage principal. Et tuez-le dès le premier volume, avant qu’il ne prenne le dessus. C’est un conseil d’ami. Ah oui, petite précision, à la pension Réséda, plus un seul assassinat à déplorer, et la police n’a jamais retrouvé le coupable en ce qui concerne le premier. Et pour cause…
FIN
Chris Conway
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Argo a plus d’une corde à son arc, merci pour cette page dans un nouvel univers !
Ça sent le Sherlock Holmes à la Française à plein nez 👃 ! Intéressant !