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Les cinq étudiants : A tes ordres.
( Rossloh sort. Karlanner se rassoit. Tessow se rassoit près de Karlanner. Les autres s’étendent plus loin.)
Karlanner : » L’esprit y est-il ? » il a voulu m’avoir. Il ne m’aura pas. ( Tessow siffle.) C’est moi qui l’aurai. Aussi longtemps que je le voudrai.
Tessow : Si l’on choisit quelques-uns parmi les juifs et qu’on leur accorde de former une race à part, qu’est ce donc que la race ?
Karlanner : A l’époque où j’avais tous mes esprits, je pensais que les races étaient tout simplement des produits naturels, déterminés par un ensemble de conditions biologiques et climatiques, qu’il y avait par conséquent différentes races, qu’on pouvait les classer d’après des signes extérieurs et généraux et mettre sur chacune d’elles une étiquette indiquant une des mille carnations de la peau humaine, une des mille conformations du corps humain. ( Très énervé.) Et c’est tout. Mais ce qui compte uniquement, la capacité de l’être humain, n’a plus à être sur l’ étiquette. Là, toutes les races sont égales. Il serait facile de démontrer par de nombreux exemples que celui même qui les a créées ne fait entre elles, à ce sujet, aucune différence.
Tessow : Il ne s’agit pas de cela.
Karlanner : Veux tu savoir ce que signifie » la race « , pour toi et pour tous ceux qui sont entrés dans ce mouvement avec une foi profonde ? Tu aurais dû me le demander il y a huit jours, lorsqu’à Potsdam, à l’ouverture solennelle du Reichstag, j’ai vu marcher 100 000 hommes le visage transfiguré, moi aussi parmi eux, enrôlé dans une armée infinie d’être élus, pénétrés de cette grande foi intérieure, de cette conviction ardente : l’heure est venue, elle est là.
Tessow ( bas.) : Je n’oublierai jamais ce jour là, moi non plus.
Karlanner : Tu avais un tout autre visage, Tessow.
Tessow : Toi aussi, Karlanner.
Karlanner : Tu étais si beau ! J’ai senti, alors, malgré moi, qu’il existait peut être une conception du mot race, en un sens belliqueux. Et que si, en ce qui concerne leur humanité, elles sont toutes égales devant Dieu, il y en a une qui m’est chère entre toutes, c’est celle à laquelle j’appartiens. Cette race claire, rayonnante, dont la lumière inonde ces 100 000 visages et n’en forme qu’un seul. J’étais décidé à combattre pour elle, en mon âme et conscience. Mais dès la nuit suivante, j’ai pu me rendre compte de ce qu’était ce combat, cette guerre sainte. Depuis je ne me demande plus rien. Même pas ce que signifie le mot race. Renseigne toi auprès de Rossloh.
Tessow ( crachant.) Rossloh !
Karlanner : Tant que j’avais la tête prise, le philtre magique dans l’estomac, j’aurais encore pu me sauver. Mais depuis qu’une foi véritable nous a pénétrés tous deux, toi bien avant moi, nous ne pouvons plus être sauvés qu’avec elle, perdus avec elle. Garde la bien, si tu peux. Au moins toi.
Tessow : Je me cramponne à la journée de Potsdam sinon je crève, tout vivant que je suis. ( Karlanner a les jambes sur le banc, à demi étendu.) Tu te rappelles ? ( Karlanner siffle.) Il n’étaient pas 10 000, 235 00 a t’on dit.
Karlanner : …235 000…
Tessow : 235 000 jeunes gens venus de toute l’Allemagne, en brun, en bleu, en rouge, le rouge des catholiques, en blanc les jeunes filles, les tambours, les choeurs, l’orgue de l’église de la garnison, les haut-parleurs sans nombre et ce soleil rayonnant, répandant le bonheur de vivre .
( il est incapable de continuer.)
Karlanner ( resté calme.) : Ce soleil, cette joie de vivre, j’ai revu tout ça aujourd’hui.
Tessow : Aujourd’hui ?
Karlanner : En pensée. J’étais affecté à la colonne d’autochenilles sur la colline. J’y suis allé en sortant de chez Lewandowski. Il y avait peu de voitures. J’eus le temps de m’asseoir un peu là-haut. Ma pensée a été au-delà du Rhin, en France.
Tessow : En France ?
Karlanner : Je voyais en pensée, dans les campagnes de là-bas, les paysans et leurs femmes penchés sur leurs terres.
Tessow : Ce n’est pas encore l’heure de regarder vers la France.
Karlanner (souriant.) : Pas encore l’heure ?
Tessow : Sonnera t’elle jamais avec tout ce qu’on entreprend ici.
( il s’étend à moitié lui aussi,le dos appuyé contre le dos de Karlanner.)
Karlanner : je ne pouvais plus détourner ma pensée de ces gens là.
Tessow : Mon plus grand desir : tomber en France. Ils ont dû être comme nous sommes là, en 1914, dos à dos, engourdis, avec cette idée : demain, on monte à l’assaut
Karlanner ( lointain.) : Demain, on monte à l’assaut !
Tessow : Ah! j’ai le cafard
Karlanner : Nous ne sommes qu’en mars, mais ils portent déjà, certainement, de grands chapeaux de paille, quelques uns coupent l’herbe en bras de chemise, d’autres soignent leurs arbres fruitiers, ils ont la pipe à la bouche, ils se baissent, ils se relèvent, ils s’appellent a voix haute : ils travaillent ! Ils rient ! ( bas.) Nous ?
Tessow : Je me sens mal. Je me sens mourir.
Karlanner : (avec un signe de tête affirmatif.) : Mourir. Dans ce tableau paisible la mort seule me regardait en face ! Seule la mort, Tessow. ( Tessow siffle, Karlanner lui prend la main par dessus l’épaule.) Pense tu que sans cela j’irais demain chez elle ?
SIXIÈME TABLEAU
La chambre d’Hélène
MARX, HÉLÈNE puis KARLANNER

Marx : Ton amour pour la famille n’a jamais été débordant, toutefois j’avais pensé qu’en un jour pareil ma fille retrouverait sa raison
Hélène : Moi aussi quand je t’ai vu entrer à l’improviste, j’ai pensé qu’en un jour pareil nous finirions enfin par comprendre. C’est propre à notre peuple : il lui faut la persécution pour que s’éveille en lui le sentiment de patrie.
A SUIVRE.
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« A suivre… » Ha bon ??
Et bien oui, pourquoi ? Vous pouvez remarquer que le titre est numéroté, cette pièce est présentée comme un feuilleton quotidien, si vous avez manqué des episodes vous pouvez aller dans le menu du site et choisir la rubrique theatre, ou plus simplement aller à la rubrique auteur, choisir « le chti français » et retrouver tous les numéros précédents. Bon dimanche.
On sent tout de suite la suite des évènements. Tout y est. Merci mon ami le chti Français.