Théâtre : « Les races » de Ferdinand Bruckner ( 15 )

 

 

Le premier des étudiants (ayant tout préparé.) : On peut essayer, à présent,  de vous prendre à la lumière du jour. Ça rend mieux. Voulez vous vous tenir droit, s’il vous plaît ?

Siegelmann : Vous avez déjà les autres poses.

Le premier des étudiants (le photographiant) : Voilà.

Le chef  ( sans lever les yeux.) : Elle sont pour la sûreté. Celle-ci est pour les journaux illustrés.

Siegelmann (soupirant.) : Oh !

Le chef : Afin que l’Allemand te connaisse sous ton aspect véritable et naturel.

Siegelmann : Sous mon aspect véritable.

Le chef  : Et ton existence, juif, aura eu ainsi une raison d’être : celle d’éclairer et d’instruire le peuple allemand. ( il rassemble ses papiers.)

Siegelmann  ( angoissé.) : Oh mon père !

Les deux étudiants (rentrant dans le rang .) : A vos ordres.

Le chef  ( sur un ton bref .) : L’action nationale continue .( il passe ses hommes en revue, puis, sur un ton de commandement 🙂  En-avant, marche  !

( les six étudiants encadrent Siegelmann en marchant de façon à ce qu’il se trouve au milieu .)

Siegelmann  ( à bout .) : Père !

La voix : Sous ton aspect véritable et naturel,  dans la persécution, la calomnie, la dérision, qu’est-ce qui vous ramène toujours vers Dieu, sinon tout cela ? Et qu’est-ce qui vous rend éternel ?

Le chef ( salut nazi .) : Allemagne, réveille toi…!

Les six étudiants ( salut nazi .) : Allemagne, réveille toi…!

La voix ( de plus en plus ample : on l’entend de tous les côtés .) : Crois tu que c’est la gloire du martyre qui importe ? Non . Ce qui importe, c’est la vérité . Elle germe, elle croît, elle fleurit, elle donne le fruit.

Le chef  ( sèchement .) : Demi-tour

( Siegelmann est tourné vers la porte .)

La voix : Ne crains tu pas que ta souffrance soit inutile, que tu l’endures en vain !

Le chef : En avant !

La voix ( pleine .) : Car  à côté de la toute-puissance de Dieu, il n’y en a qu’une encore dans le coeur de l’homme : c’est la toute-puissance de la vérité. Elle sont tout près l’une de l’autre. Et toutes les deux plaident ta cause. Toutes les deux !

 

CINQUIÈME TABLEAU 

(Salle de lecture de l’université, le soir, les chaises et les pupitres sont rangés contre le mur .)

TESSOW,  KARLANNER, des ÉTUDIANTS puis ROSSLOH 

 

 

( Tessow,  Karlanner sont étendus l’un près de l’autre. D’autres jeunes gens sont étendus plus loin .)

Tessow : Moi, Sitôt qu’ils essaient de se défendre  je tire. Sans cela  je n’arriverais plus à faire mon rapport du soir.

Karlanner : Moi, je n’ai jamais tiré encore.

Tessow : Si tu ne veux pas être rappelé à l’ordre, tu le feras comme les copains . J’ai essuyé une réprimande hier parce que je n’ai plus trouvé chez eux les deux derniers de ma liste et que, depuis, ils ont pu être avertis.

Karlanner : Rossloh est content de moi . Il ne peut pas ne pas l’être. Ça l’embête assez.

( il rit .)

Tessow : Il demande un procès verbal à chaque arrestation,  qu’on leur fasse signer des aveux, c’est impossible,  on y arrive pas. Les dénonciations s’entassent . Bientôt, on n’aura plus le temps que de tirer sur eux.

Karlanner : A ce moment là,  je tirerai moi aussi .

Tessow ( bas.) :Je n’aime pas beaucoup ça .

Karlanner : On n’éprouve rien, n’est-ce pas ?

Tessow : Si, quand tu vois le sang  .

Karlanner (vivement .) : Le sang ? Je n’y avait pas pensé .

Tessow : Quand on le voit couler, si rouge, on se demande tout de même si ce n’est pas un assassinat ? Mais on a déjà même plus le temps de se poser cette question.

Karlanner : Ces malheureux non plus ne posent pas de question. Tu as remarqué ? Ni pourquoi on les arrête, ni ce qu’on leur reproche, ou ce qui va leur arriver. Rien. Si il y en a qui parlent, c’est pour demander le nom de leur dénonciateur.

Tessow : Quand ces dénominations cesseront-elles pour qu’on en arrive enfin à l’essentiel  ?

Karlanner : Quand vais-je pouvoir enfin dormir ? Toute la nuit jusqu’au lendemain à midi, on est de service, et je ne peux pas dormir l’après-midi.

Tessow : Moi non plus je n’arrive pas à dormir.  J’attends…

Karlanner : Tu attends ?

Tessow : Que cet affreux chaos cesse enfin. Je sais, se sont les douleurs de l’enfantement, mais il faut tout de même que ça vienne au monde.

Karlanner : Qu’est-ce qui doit venir au monde ?

Tessow : Le Reich

Karlanner : Le Reich. ( A l’oreille de Tessow : ) Je sais maintenant. Je sais pourquoi Rossloh me réserve toujours quelque chose de spécial.

Tessow : Tu ne m’écoutes pas, Karlanner.

Karlanner : Je ne suis pas entré dans le mouvement parce que j’ai compris,  il était même défendu de comprendre,  mais parce que j’ai eu la tête prise comme si j’avais absorbé un philtre magique : entre midi et 1 heure, je suis devenu un autre.  Ceci étant bien établi, je me sens dégagé de toute responsabilité.  Quelquefois, l’ancien Karlanner me traverse l’esprit, faible,  titubant comme un somnambule qui se regarde marcher . Malheur s’ il se fait peur à lui même, malheur s’il cherche à comprendre pourquoi il rôde sur les toits.  Ainsi,  demain  par exemple…

 

A SUIVRE. 

 

 

 

 

 

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4 Commentaires

    • Merci Jules, cela me fait plaisir de pouvoir faire connaître cette oeuvre très rare, bien que maintenant tout peut se trouver. Mais mon document date de 1933 et n’a subit aucune censure éventuelle mais vu l’âge, je ne puis utiliser des moyens informatiques de transfert à cause des défauts de papier. Devant tout retaper manuellement, l’idée m’est venue de la presenter comme un feuilleton quotidien. Merci encore pour les encouragements et bonne journée.

  1. Où l’on saisit l’emprise psychologique du nazisme sur les esprits. Le fanatisme vient ensuite. Merci mon ami pour ce boulot de bénédictin.

    • Merci pour tes encouragements mon ami, nous sommes à la moitié de la pièce. Demain, les chose se précise ! Bonne journée.