
J’aurais voulu vous offrir un récit de Noël plus joyeux que celui que je vous propose. Est-ce la brume qui descend sur les champs alentours, les événements actuels qui me rendent nostalgique, nostalgie d’un temps perdu dans un lointain passé, un temps où la folie destructrice de quelques hommes n’avait pas encore fait que notre pauvre pays s’enfonce de plus en plus dans une incertitude délétère et mortifère, un temps où la politique avait encore quelques lettres de noblesse ? Je me souviens, je me souviens, avec une tristesse incommensurable de ces moments trop vite passés.
Celui que je nomme mon grand-père était en réalité mon bisaïeul maternel. Du côté de mon père, l’arrière-grand-père mourut à Verdun lors de la première guerre mondiale, le grand-père d’une maladie des poumons due au plâtre qu’il utilisait dans sa profession. Il y a une très vieille chanson qui le dit fort bien : C’est le bon plâtre de Paris qui a tué mon mari.
Je ne les ai pas connus. Mon grand-père maternel avait perdu son épouse lors de la naissance de son septième enfant. Fou de chagrin, il était devenu plus ou moins clochard, buvant plus que de raison. Ce sont mes arrière-grands- parents qui recueillirent les six orphelins et qui pourvurent à leur entretien.
Tous les ans, nous partions tous passer les fêtes de Noël à la ferme, dans un petit village de Corrèze. Une bien modeste ferme, sans eau courante, juste l’électricité, et les commodités au fond du jardin dans un édicule tout branlant. Peu importe, j’étais toujours impatient d’arriver. À cette époque, pas d’autoroute pour s’y rendre, et à bord d’une quatre chevaux Renault, c’était une véritable expédition. Le portail d’entrée était grand ouvert. Je les revois tous les deux sur le pas de la porte, mon Dieu, c’est comme si c’était hier.
Cette fois-là, nous avons trouvé l’aïeul bien fatigué. Il venait d’avoir quatre-vingt seize ans. L’année précédente, il avait contracté une pneumonie qu’il avait endiguée avec des cataplasmes et des grogs à l’eau- de- vie de prune. Mais là, on voyait bien qu’il avait les yeux cernés, le souffle un peu court, le teint hâve. Sa vie, une existence de labeur, paysan sur de petits lopins de terre, mineur, bourrelier, il avait tout fait. Mille métiers, mille misères. Un homme droit, honnête, bon comme le bon pain. Voûté par le temps, des moustaches dites à la gauloise, les mains noueuses, vêtu de bleus de travail défraîchis, un chapeau de paille l’été, et l’hiver une éternelle casquette.
Cette année -là , j’ai suivi grand-mère à la messe de minuit. Je revois le trajet que nous empruntions. Ma peur du loup quand nous traversions les routes entourées de bois sombres, la petite église au clocher trémulant sous le balancement des cloches, le petit angelot du tronc des pauvres qui hochait la tête pour remercier quand on y déposait une obole. Le retour dans le froid glacial qui me gerçait les genoux. J’étais étreint par un affreux pressentiment.
Il mourut peu de temps après. Des suites d’une maladie de la prostate. Nous partîmes pour l’enterrement. Je pus l’embrasser une dernière fois. Une joue dure comme la pierre. Je revois le corbillard tiré par deux chevaux, un ciel si gris qu’il semblait toucher terre. Au retour, la famille et les amis passèrent à table. Je refusai de manger, et je partis me coucher sous la charrette où il avait l’habitude de faire sa sieste. Sa chienne m’y rejoignit. Ce pauvre animal se laissa mourir de faim tellement elle éprouvait du chagrin. Émouvante fidélité de nos compagnons à quatre pattes.
Après, les Noëls ne furent plus les mêmes. La maison était triste et silencieuse. Grand -Mère aussi. Tout nous rappelait l’absent ; ses outils, son établi. Je possède encore la binette avec laquelle il travaillait dans son potager. De grand-mère, j’ai récupéré un de ses fers à repasser en fonte et un drap en chanvre orné de broderies comme on n’en fait plus. Je ne m’en séparerais pour rien au monde.
Le jour où mon pépé nous a quittés, a été pour moi un jour de déchirement. Ce jour- là, je suis retombé de l’autre côté de mon enfance et je ne m’en suis jamais vraiment remis. Pareil pour ma grand-mère lorsqu’elle nous quitta à son tour. Le même chagrin. J’étais plus vieux alors, ils avaient dix-sept ans d’écart. Je dois être un vieil abruti sentimental car j’éprouve encore la même peine à rédiger ces lignes.
Pardon de vous avoir plombé quelque peu l’ambiance, mais je tiens à ajouter ceci : Aimez les vôtres, et n’ayez pas peur de leur dire. La vie est courte, et nul ne sait de quoi demain sera fait. Ceci dit, je vous souhaite à tous et à toutes un joyeux Noël et de bonnes fêtes, ainsi qu’à vos familles.
ARGO
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Non cher Argo, vous n’êtes nullement un vieil abruti sentimental, ou alors nous sommes deux : vous avez réussi à tirer une larme à l’homme endurci que je croyais être, merci pour ce récit me rappelant, à moi aussi, les anciens que l’on a perdu à tout jamais…
Bonjour,
Merci Argo, ton texte est magnifique …
J’aimerais bien connaître la date de la mort de ton aïeul à Verdun.
En fait, je connais bien 40, mais très mal 14-18.
En foullant, rien qu’un peu, sur la Toile, j’ai trouvé plein de détails.
Le 9 et le 10 avril 1916, des milliers de soldats du Limousin ont franchi la Meuse, à Verdun, pour repousser les Allemands : ça a été une véritable boucherie.
Peut-être ton grand-père est-il mort ce jour-là ?
Je ne sais pas du tout s’il y a eu d’autres combats où on a engagé aussi massivement des Limousins : peut-être ?
Quelques centaines seulement sont revenus de cet enfer …
Le frère de ma grand-mère était de ceux-là : très grièvement blessé.
Je suis très ému par ton récit.
Amitiés 19.
PS: Tu devrais faire des recherches dans les JMO, ils sont très mal indexés, mais on tombe souvent sur des faits qu’on ignorait.
AGO – Excellent exposé d’une époque révolue où le bonheur s’infiltrait volontiers. J’ai connu moi-aussi la Corrèze de mes jeunes années. Un village non loin d’Alassac. La ferme avec vaches, cochons, poules et lapins. La moissonneuse-bateuse, le cidre, la niole, « charbro » avec un peu de vin dans la soupe etc. On laissait les clés sur la porte. Pas un seul migrant. Que reste-il de tout cela ?
Bonjour,
:=)
Oui, c’est bien ce que j’ai connu : mon père aimait bien « faire chabrot ».
Merci. Excellent. Je retiens surtout le dernier paragraphe, le plus important pour les vivants.
Merci mon ami pour ce conte plein de mélancolie en osmose avec la saison propice à la disparition de la vie. Mais tu es croyant! Et pour toi, il y a l’espoir de revoir un jour ce « sacré grand père. » A l’exemple que, dès le printemps, il y aura la « reverdie ». Tu me fais repenser à mon grand-père maternel qui comme le tient était tout pour moi. Un confident et un ami! Il est décédé avant mon mariage et je l’aimais tellement que je n’ai pas eu le courage d’aller le voir une dernière fois, je le regrette encore aujourd’hui. Joyeuses fêtes de fin d’année mon ami, Joyeux Noël !
Vous avez raison Le Chti. Moi aussi j’ai longtemps pleuré mon Pépé qui sur son de mort m’avait promis de ne jamais cesser de me protéger. Il a tenu sa promesse à toutes les occasions en me sauvant la vie lors d’un voyage dans le train de nuit et trois arabes qui étaient prêts à m’égorger dans mon sommeil. Pépé s’afficha devant moi pour me réveiller et j’eus la vie sauve…Ce n’est là qu’une des fois qu’il avait intervenu. Il y a une vie après la mort. Cessons donc de croire que c’est une étape finale, elle ne l’est pas… ces chers disparus sont toujours à nos côtés. Joyeux Noël et joyeux Hanukkah.
Merci ma chère Libellule pour ce témoignage. Belle journée à toi
La même chose pour vous. Merci pour ce témoignage émouvant. Le vingt-quatre décembre, j’allumerai des chandelles sur le bord d’une de mes fenêtres comme je le fais chaque année pour qu’elles brûlent jusqu’au matin. J’en allumerai une spécialement pour vous tous, la chandelle de l’amitié. Et je prierai spécialement pour Israël, pour que vous puissiez tous vivre en paix. Et aussi pour notre France, bien mal en point. Joyeux Hanukkah!
Soyez bénis cher Argo, chers tous.Il est dit dans la Bible: s’il ya 10 justes dans une ville elle ne sera pas détruite à cause du mal qui s’y trouve. Prions pour nous tous. Le Tout-Puissant nous entendra et nous sauvera de ce nouveau fléau.Amen
Amitiés
Bonjour la libellule, j’ai souvent entendu des histoires proches de la vôtre, mais bien qu’étant athée, je dois reconnaître qu’il y a trop de cas pour que ce soit un hasard ! Il faut savoir rester humble devant les mysteres. Bonne fêtes de fin d’année, joyeux Noël et joyeux Hanukkah à vous aussi.Je vous souhaite le meilleur du bonheur.
Et moi de même à vous cher chti, à vous chers tous.