« Grand Israël », entre fantasme et réalité…

Des manifestants israéliens  se rassemblent sur une colline surplombant la bande de Gaza assiégée, près de la barrière frontalière, le 30 juillet 2025. Menahem Kahana/AFP

Je transmets cette analyse du journal francophone libanais « L’Orient-Le Jour » 
qui fait suite à l’article d’ hier de Lina Murr Nehmé & Michel Fayad avec un 
éclairage historique complémentaire adressé, lui, aux lecteurs du Liban 
concernant la question palestinienne inextricable pour nous Européens. 
Hormis les passions, les partis pris, les arrières pensées, la mauvaise foi… 
peut-on trouver une solution acceptable qui puisse donner satisfaction 
et apaisement à tous ? La quadrature du cercle semble plus facile 
à démontrer et à convaincre, non ?

Juvénal

 

Avril 1970. Lors de son dernier discours en tant que membre de la Knesset, l’ancien Premier ministre israélien David Ben Gourion évoquait le dilemme difficile auquel, selon lui, Israël serait désormais confronté. « La guerre des Six-Jours a créé de nouvelles tendances, ou du moins ce qui semble être de nouvelles tendances : celles des partisans de la paix et celles de la possession de toute la terre d’Israël. Je ne sais pas à qui j’appartiens », dit-il, ajoutant avoir toujours été « pour les deux ». 

Une sortie qui illustre parfaitement le pragmatisme du père fondateur de l’État hébreu, figure de proue de la gauche israélienne. Quelques années avant sa mort (1973), celui qui a fait de la construction d’un État juif le combat de sa vie remarque que le pays se trouve à la croisée des chemins. Face à la conquête des nouveaux territoires, il prône une politique réaliste, ni idéologique ni théologique, mais avant tout stratégique et sécuritaire. Si Israël doit rendre un jour les terres conquises, ce ne doit être qu’au prix d’une paix qui lui soit très favorable et lui garantisse la domination régionale.

Les propos de Ben Gourion au crépuscule de sa vie ont le mérite de rappeler une donnée trop souvent oubliée : la gauche travailliste – qui a régné sur la vie politique israélienne jusqu’en 1977 – n’a historiquement jamais été anticoloniale, même après l’établissement de l’État hébreu en 1948.

Certes, depuis l’arrivée au pouvoir en 2022 de la coalition la plus à droite de l’histoire du pays, l’expansionnisme israélien a le vent en poupe. Une tendance qui s’est renforcée après le 7-Octobre. Elle s’assume parfaitement, ne s’embarrasse pas de fausse pudeur et ne tente pas de cacher ses visées territoriales sous des considérations sécuritaires, même si les deux ne s’opposent pas nécessairement. Le leadership israélien ne cherche plus aujourd’hui à séduire un Occident libéral lui-même concurrencé par les courants illibéraux qui existent en son sein. En témoignent, par exemple, les déclarations du 12 août 2025 du Premier ministre Benjamin Netanyahu – qui n’est pas connu pour sa ferveur religieuse – dans une entrevue accordée à la chaîne i24NEWS, où il dit se sentir investi d’une « mission historique et spirituelle » et être profondément « attaché » à la vision d’« un Grand Israël ». Mais si ces ambitions territoriales s’expriment aujourd’hui avec plus d’entrain qu’hier, le fait est que les dirigeants israéliens, toutes tendances confondues, n’ont jamais fixé de vraies limites aux frontières envisagées pour leur État.

Conquête de l’Ouest

L’emploi du terme « Grand Israël » par Netanyahu est rapidement condamné par les États arabes et plusieurs chancelleries occidentales. Mais la notion n’est ainsi pas nouvelle, bien que, dans des circonstances où le discours israélien ambiant n’hésite pas à évoquer la déportation des Palestiniens de Gaza pour y implanter des colonies juives ou encore l’annexion de la Cisjordanie – le tout dans un contexte où Israël occupe une partie du sud du Liban et cherche à créer une zone démilitarisée dans le sud de la Syrie –, elle revêt un caractère plus imminent qu’autrefois. Dans le même temps, l’idée d’un « Grand Israël » est floue, répond tantôt à des considérations sécuritaires, tantôt à des aspirations idéologiques et religieuses, souvent aux deux. Et, surtout, recouvre, selon celui qui l’emploie, des appétits territoriaux plus ou moins grands et qui, dans la version maximaliste, s’étendent « du Nil à l’Euphrate » !!!.

S’il a ressurgi sur le devant de la scène dans le sillage des attaques du 7-Octobre, le rêve d’un « Grand Israël » taraude l’État hébreu depuis sa naissance et nourrit l’imaginaire collectif juif-israélien, y compris dans son versant séculier.

De fait, Israël n’a pas de frontières clairement définies. Certes, il existe le droit international qui reconnaît comme définitive la ligne verte née de l’armistice de 1949. Mais aucune référence n’y est faite dans la déclaration d’indépendance de 1948. Et l’absence de Constitution a permis d’éviter de graver dans le marbre l’existence de l’État dans ses délimitations officielles. Ainsi que le résumait l’historien israélien Zeev Sternell dans un article du Monde publié en 2015, « une telle Constitution aurait montré que les juifs devenant citoyens de leur propre État aux côtés des non-juifs, un chapitre entièrement nouveau de leur histoire s’écrivait ». Mais, poursuivait-il, « Israël n’a pas de frontières permanentes ni de Constitution, parce que les pères fondateurs l’ont voulu ainsi : toutes les options devaient demeurer ouvertes, y compris celles qui s’ouvrirent en juin 1967 ». En ce sens, la frontière israélienne peut être comparée à la frontière américaine lors de la conquête de l’Ouest. Pas une limite fixe mais un front pionnier mouvant marquant l’avancée des colons sur des terres autrefois habitées par des populations autochtones (amérindiennes dans le cas des États-Unis, palestiniennes dans le cas d’Israël).

David Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël à Tel-Aviv, le 14 mai 1948. Photo AFPDavid Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël à Tel-Aviv, le 14 mai 1948. Photo AFPAlors que nombre de discours sionistes font remonter l’origine du conflit israélo-palestinien au rejet arabe du plan de partage des Nations unies en 1947, les archives de l’époque montrent que l’acceptation de ce même plan par le Yishouv a d’abord été mue par des considérations tactiques. « Après la formation d’une grande armée suite à la création de l’État, nous abolirons la partition et l’étendrons à l’ensemble de la Palestine », expliquait dès 1937 David Ben Gourion, futur Premier ministre d’Israël. Une posture confirmée dans l’une de ses correspondances à sa famille où il écrivait qu’« un État juif n’est pas une fin, mais un commencement », précisant que la colonisation du reste de la Palestine dépendait de la création d’une « armée d’élite ». « Je ne considère pas la création d’un État sur une partie de la Palestine comme l’objectif final du sionisme, mais comme un moyen d’y parvenir. »

Dans la même veine, Chaim Weizmann, à la tête de l’Organisation sioniste mondiale de 1920 à 1931, puis de 1935 à 1946, et premier président israélien, qualifiait quant à lui la partition d’« arrangement temporaire pour les vingt ou vingt-cinq prochaines années ». De fait, il faudra attendre dix-neuf ans pour que la guerre des Six-Jours ouvre la voie à l’expansionnisme israélien par-delà les frontières de 1948, et même de la Palestine mandataire, avec la conquête de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, mais aussi de la péninsule du Sinaï en Égypte et du Golan syrien.      

Livre d’histoire et titre de propriété

À l’origine, l’idée du « Grand Israël » fonde sa légitimité sur un élément principal : l’Ancien Testament. « La Bible est notre mandat », lançait David Ben Gourion devant la commission Peel en 1936-1937 lorsque celle-ci lui demanda sur quelles bases s’appuient les revendications juives en Palestine. Comme Ben Gourion, la plupart des pères fondateurs du sionisme n’étaient pas particulièrement religieux. « Chaim Weitzman était un scientifique agnostique. Vladimir Jabotinsky a voulu être incinéré, ce qui est un péché pour le judaïsme. David Ben Gourion refusait de se couvrir la tête même aux enterrements », rappelait le militant pacifiste israélien Uri Avnery dans une analyse datant de février 2006. Malgré cela, le récit biblique a servi de livre d’histoire et de titre de propriété aux fondateurs du sionisme. Exemple éloquent en 1903, au sixième congrès sioniste, Theodor Herzl, père du sionisme politique moderne, présente une proposition britannique visant à créer « une colonie juive en Ouganda » (sur un territoire de l’actuel Kenya) où pourraient s’installer ceux qui fuient les persécutions antisémites en Russie. Une étape à mi-chemin pour protéger les juifs en attendant la réalisation du rêve sioniste sur la « Terre promise ». La réponse du congrès est cinglante : 295 membres votent « contre » et beaucoup dénoncent un projet allant à l’encontre des fondements de leur idéologie. Or il existe différentes références au « Grand Israël » dans la Bible. Que ce soit dans le livre de la Genèse, dans celui du Deutéronome ou de Samuel, la terre évoquée ne comprend pas toujours exactement les mêmes espaces.

La déclaration Balfour, elle, en 1917, promet un foyer national pour le peuple juif en Palestine, sans délimiter précisément ses contours. Mais à l’époque, les questions qui se posent au mouvement sioniste sont d’abord pragmatiques. Si la référence biblique explique pourquoi le sionisme a fait de la Palestine son territoire de prédilection, la délimitation des frontières de l’État juif sur la base du livre saint n’est pas, au départ, la priorité. Lors de la conférence de Paris en 1919, Chaim Weizmann prône par exemple l’extension de la frontière nord jusqu’au fleuve Litani. Il s’agit alors d’assurer le contrôle des ressources en eau. « L’avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau pour l’irrigation et l’énergie électrique, et l’approvisionnement en eau doit provenir principalement des pentes du mont Hermon, des sources du Jourdain et du fleuve Litani », écrit-il dans une lettre adressée au Premier ministre britannique Lloyd George en décembre de la même année. Les arguments sont alors économiques et non pas idéologiques, historiques ou religieux.

Sionisme religieux

À partir du milieu des années 1920 cependant, la question des frontières divise le mouvement sioniste. D’un côté, une gauche travailliste dominante qui, sous pression britannique, limite ses revendications à la Palestine mandataire. De l’autre le courant sioniste révisionniste, marqué à droite et emmené par Vladimir Jabotinsky, qui réclame une souveraineté sur les deux rives du Jourdain. L’emblème de l’organisation paramilitaire qu’il a fondée – l’Irgoun – représentait d’ailleurs une carte des territoires revendiqués incluant la Palestine et la Transjordanie avec un fusil au centre, l’acronyme « Etzel » (abréviation hébraïque d’Irgoun) au-dessus et la phrase « raq kach » (« seulement ainsi ») en dessous.

L’établissement d’Israël en 1948 change partiellement la donne. La gauche israélienne n’a plus, du moins sur la forme, de prétentions expansionnistes. Elle fait le choix du pragmatisme et se concentre sur la construction du nouvel État. Cela ne veut pas dire non plus qu’elle fait une croix définitive sur l’extension du territoire. Celle-ci n’est, certes, plus un enjeu. Mais si, dans le cadre de guerres futures, Israël devait conquérir de nouvelles terres, elle pourrait adapter ses perspectives. Lorsque le sujet des frontières est soulevé, il est alors d’abord mû par des considérations sécuritaires et géopolitiques. En 1954-1955, alors que le nationalisme arabe a le vent en poupe, l’annexion du territoire libanais se situant au sud du fleuve Litani est par exemple évoquée à plusieurs reprises entre le Premier ministre israélien Moshe Sharret, son ministre de la Défense David Ben Gourion et le chef d’état-major Moshe Dayan. Un projet soutenu avec ferveur par Ben Gourion – mais accueilli avec circonspection par Sharett – qui envisage un rétrécissement des frontières libanaises permettant la consolidation d’un État maronite isolationniste aux portes d’Israël avec lequel celui-ci pourrait s’allier. « Mais durant l’occupation du Liban-Sud entre 1978 et 2000, l’État hébreu n’a pas construit de colonie dans ce territoire », contrairement à ce qu’il a fait en Cisjordanie, à Gaza, dans le Golan ou dans le Sinaï. Du côté de la droite sioniste, le parti Hérout, formé par Menahem Begin après la création d’Israël et héritier du parti révisionniste de Jabotinsky, restreint après 1948 ses aspirations expansionnistes au territoire de l’ancienne Palestine mandataire et « ne revendique plus l’ensemble du territoire jordanien ».

Un homme passe à côté d’un panneau électoral représentant le Premier ministre Benjamin Netanyahu et des politiciens d’extrême droite, dont Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, à Jérusalem, en 2019. Photo AFP

Un homme passe à côté d’un panneau électoral représentant le Premier ministre Benjamin Netanyahu et des politiciens d’extrême droite, dont Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, à Jérusalem, en 2019. Photo AFP

La guerre de 1967 marque toutefois un tournant et exalte un imaginaire territorial comprimé durant deux décennies. La rapidité avec laquelle Israël vainc ses ennemis, sa conquête de lieux sacrés pour la religion juive, notamment Jérusalem, et le récit populaire d’une guerre menée pour empêcher un « second Holocauste » suscitent une euphorie collective. « 1967 galvanise un sionisme religieux messianique qui en vient progressivement à concurrencer le sionisme laïque ». La Cisjordanie – appelée Judée-Samarie – devient un objet de convoitises. Son contact avec non seulement Jérusalem, mais aussi d’autres villes comme Hébron-al-Khalil, lui confère une symbolique forte, y compris dans l’esprit des juifs israéliens non religieux. « Mais dans le même temps, le discours officiel s’est longtemps abstenu de revendiquer ouvertement le droit de faire des terres conquises au-delà de ses frontières de 1949 une extension de l’État en place, prétextant qu’elles étaient désormais simplement administrées pour des raisons de sécurité ».

Les années 1970 et 1980 sont celles de la montée en puissance de la droite israélienne, qu’elle soit nationaliste ou religieuse, et du développement d’un courant messianique qui fera de la colonisation de la Cisjordanie son combat. Si celle-ci commence au lendemain de la guerre, sous un gouvernement travailliste, elle sera accélérée à partir de 1977 avec l’arrivée de Menahem Begin au pouvoir. 

 « Du fleuve à la mer »

Depuis les années 2000, le fantasme du « Grand Israël » prend un bain de jouvence à travers la rhétorique employée par l’extrême droite religieuse liée au mouvement des colons en Cisjordanie et à Gaza, aujourd’hui représenté au Parlement et au gouvernement. Bezalel Smotrich, l’actuel ministre israélien des Finances, en est le représentant le plus éminent. Dans une ancienne interview diffusée dans un documentaire de la chaîne franco-allemande Arte, il évoque son rêve d’un « Grand Israël qui s’étendrait du Nil à l’Euphrate »! En mars 2023, il avait prononcé un discours devant un groupe de militants pro-israéliens à Paris depuis une tribune ornée de la carte du « Grand Israël » de Jabotinsky. 

« Mais ces versions maximalistes relèvent du fantasme ». Car, in fine, l’obsession principale de l’establishment politique israélien n’est pas tant la géographie que la démographie. 

À supposer que l’Etat hébreu puisse conquérir tous les territoires revendiqués ici, qu’adviendrait-il des millions d’habitants qui les peuplent ? « Et comment vivre avec eux s’il lui faut garantir une majorité juive ? ».   

À partir de la première intifada, c’est d’ailleurs l’un des arguments que les partisans israéliens d’une gestion pragmatique de la question palestinienne ont mis en avant pour dénoncer l’occupation et la colonisation des territoires conquis en 1967 et appeler à un compromis entre Israéliens et Palestiniens. Mais si, aujourd’hui, l’idée d’un État s’étendant du « Nil à l’Euphrate » est inimaginable, la possibilité d’une annexion de l’ensemble des territoires qui formaient autrefois la Palestine mandataire est possible. Une vision appuyée par la loi sur l’État-nation adoptée en 2018 ainsi que par la résolution de la Knesset de février 2024 rejetant la création d’un État palestinien où que ce soit « entre le fleuve et la mer ». Les exigences israéliennes visant à établir une zone tampon au Liban après la guerre de 2024 contre le Hezbollah, combinées à l’invasion du territoire syrien après la chute du régime de Bachar el-Assad, pourraient élargir un peu plus l’espace revendiqué. Certes, les justifications officielles sont sécuritaires. Mais elles résonnent avec les espoirs messianiques d’une partie de la population. Et elles rappellent que depuis sa préconception jusqu’à aujourd’hui, Israël a toujours procédé par petits pas, en imposant des faits accomplis sur le terrain. Après tout, si l’occupation des territoires après 1967 a longtemps été étiquetée comme « temporaire », elle est devenue permanente. Seul le Sinaï a été rendu à l’Égypte dans le cadre des accords de Camp David en 1979.

Depuis le 7-Octobre, une partie des discours politiques et médiatiques occidentaux ont choisi de se concentrer sur le slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » pour souligner, selon eux, la non-reconnaissance de l’État d’Israël par le mouvement international de solidarité avec le peuple palestinien. Au-delà des significations diverses que peut revêtir ce mot d’ordre, cette analyse passe sous silence un point : depuis la Nakba jusqu’à aujourd’hui, les leaderships successifs israéliens exigent des Arabes – et des Palestiniens en particulier – la reconnaissance d’un État aux frontières élastiques qu’Israël n’a pourtant jamais cessé de repousser.

   L’ Orient-Le Jour Quotidien Libanaisindépendant depuis 1924  

 Juvénal de Lyon

 87 total views,  87 views today

Répondre à Juvénal de Lyon Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


1 Commentaire

  1. L’article est un peu long et fastidieux, je sais, mais les lecteurs de RR ne sont pas ceux de feu le « Reader’s digest ». Cette Palestine est un sujet presque inextricable et ardu À suivre et surtout comprendre sans préjugé. À vous de juger la situation, plusieurs analyses opposées et un peu de recul permet de penser par soi-même de la situation… Bon courage chers amis !!! À SUIVRE…. encore quelques années ?