Ahmed nous a quittés…

   Flaubert a très bien décrit l’ambiance de ces bourgs ruraux, les bourgs où l’on s’ennuie, disait-il. Le village où je vis n’y échappe pas. L’ennui s’écoule des toits et le long des façades, le long des rues et des ruelles. Les seules distractions, si je puis dire, c’est lorsque le bus stoppe  à l’unique point d’arrêt devant la mairie : peu de gens l’empruntent ou en descendent ; c’est aussi lorsque le tracteur de notre dernier agriculteur passe en pétaradant dans la Grand-Rue (c’est son nom).  C’est vous dire l’animation. Il n’y a que les exploits de notre mal-aimé président qui peuvent nous tirer ce cette léthargie.

Et pour une fois, c’est le père François, Bayrou pour ne pas le nommer, qui nous a tirés de notre sommeil.
Chaque mercredi, je passe au café-restaurant Chez Françoise acheter mon hebdomadaire. Elle fait  dépôt de journaux, Françoise, et bureau de tabac. Elle vend aussi des bonbons, et  un tas de trucs à gratter. Plus le Loto. Pour l’aider, il y a son compagnon, bien plus jeune qu’elle, Ahmed. Elle l’a rencontré à Paris, lors d’un week-end organisé par le club du troisième âge. Françoise n’est pas retraitée, mais le club des Fils d’Argent (le nom de cette association) accepte des gens plus jeunes vu que les effectifs fondent comme neige au soleil. Les anciens étaient allés applaudir un chanteur pour personnes âgées. Je ne donnerai pas le nom de l’artiste. Chacun le reconnaîtra sans doute. Françoise a ramené Ahmed dans ses bagages. 
Photos d’acteurs extraits de films. 
Donc, ce mercredi -là, je pousse la porte de l’établissement précité. L’atmosphère était houleuse. Je me suis cru ramené  aux temps anciens des jacqueries, quand les manants n’avaient pas d’autres choix que celui de cramer les châteaux et de ressortir les fourches. Il y avait là quelques retraités en train de siroter leurs verres de rouge matutinaux et quelques actifs de passage. Je me suis enquis de l’origine de cette colère subite et inhabituelle :
   — Que vous arrive-t-il, messieurs, pour être si courroucés ?
   —- Vous me demandez pourquoi? me répondit  monsieur Émile, un retraité des BTP. On s’est crevés la paillasse toute notre vie pour que ce Bayrou de malheur viennent nous voler ? C’est un scandale! En plus ce type cumule plus de retraites que j’ai de poils sur le caillou. 
   —- Tu as raison, Émile, renchérit un autre retraité, monsieur Raymond,  des parasites, voilà ce que c’est. 
Au comptoir, Armand, un artisan dont l’épouse était gravement malade, bouillait de rage.
   —- Je vous préviens, si ma femme meurt faute de soins vu qu’il veut bousiller la Sécu, je vais m’occuper de lui sérieusement.
   —- Et t’aurais raison, rétorqua Monsieur Émile; quand je pense qu’on soigne gratuitement tous ces étrangers qui débarquent par bateaux entiers. Je dis pas ça pour toi, Ahmed. 
Ahmed, qui s’occupait derrière le comptoir à laver des verres, est devenu tout gris et est parti dans la cuisine. Françoise l’a remplacé, l’air mauvais. Monsieur Émile a compris qu’il avait gaffé. Il a payé sa tournée, pour se faire oublier. Mais le lendemain…
J’ai appris qu’Ahmed avait déménagé à la cloche de bois. Il avait profité de l’absence momentanée de sa maîtresse pour faire ses bagages et partir sur sa moto, payée par Françoise. Il était reparti pour la banlieue, dans le 93 ou le 94. Il avait laissé le bar en plan, en laissant une lettre où il expliquait qu’il ne voulait plus rester dans ce bled de racistes . La patronne était furieuse. Le mercredi suivant, j’ai vu que monsieur Émile n’était plus en odeur de sainteté. Françoise lui renversa ce jour-là une partie de sa consommation sur le gilet. Et sans s’en excuser. Le facteur entra et lui déposa une lettre, qu’elle ouvrit précipitamment. C’était sûrement une missive de son amoureux, car elle s’exclama : « Oh! Le fumier! » 
Elle se lança ensuite dans une longue litanie, entrecoupée de sanglots.  » Le salaud! Quand je pense que je lui ai payé sa moto, que je lui ai versé un petit salaire alors qu’il ne foutait rien. En plus il me réclame ses tennis et un sweat qu’il aurait oubliés. Tu vas voir ce que je vais en faire de tes frusques! Au feu!  » Mais ce qui l’acheva, ce fut la fin de la lettre où Ahmed lui annonçait qu’il allait se marier avec une de ses cousines.
Elle faillit tourner de l’œil. Notre garde champêtre, qui buvait un calva  le lui fit avaler cul sec. Depuis, elle est devenue toute bizarre, Françoise. On voit bien que la solitude ne lui réussit pas. Pour plaisanter, un farceur a conseillé à monsieur Émile, qui est veuf, de remplacer Ahmed. « Vous n’y pensez pas, avec mon arthrose« , a-t-il répondu. Un chauffeur de taxi qui buvait un café au bar, s’est esclaffé :  » Ah! Là aussi vous avez de l’arthrose ? » Nous avons tous bien ri. Heureusement, à  ce moment-là, Françoise était partie chercher du vin dans la cave. Pas sûr qu’elle aurait apprécié.
                                           FIN 
     
    

 215 total views,  215 views today

image_pdf

Répondre à Joël Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


6 Commentaires

  1. Merci pour cette histoire douce-amère. Ami Argo, tu as un talent fou pour créer une ambiance et pointer du doigt les forces et faiblesses humaines. Mais tes histoires sont trop rares : à quand une nouvelle en plusieurs épisodes qui se termine par « à suivre » ?

  2. Merci cher ami, pour cette très belle fable (je ne doute pas qu’elle soit vraie!) Dont la morale pourrait être celle ci: « si tu veux une belle moto, trouve un nid pour ton oiseau ». Tant pis pour les Françoises qui n’ont plus rien Ahmed !😅