Il était une fois, tous les contes commencent ainsi, il y a fort longtemps, un groupe d’enfants qui battait la campagne pour passer le temps. Il y avait Aurélien, sa sœur Élise, Marie-Thérèse une Parisienne en villégiature, et votre serviteur. Je revois encore leurs visages, si lointains, et si présents à la fois. Plus de soixante années ont passé. Pour moi, c’est comme si c’était hier. Mon enfance ne m’a jamais quitté tout à fait . C’est vers elle que je me retourne souvent pour échapper aux laideurs du monde actuel.
Nous connaissions tous les coins et recoins de notre village, les bois, les ruisseaux, les prairies, tout. Mais il y avait un lieu que nous n’avions pas encore exploré. Une colline où quatre majestueux mélèzes bouchaient l’horizon. Ils paraissaient si près, mais à vol d’oiseau les distances sont trompeuses. Nos grands-pères, mis dans la confidence, nous avaient mis en garde : c’était la demeure d’un loup-garou . Nos anciens pensaient ainsi nous dissuader de tenter l’aventure, mais leurs histoires, qu’ils nous contaient lors des veillées des années auparavant , ne nous inspiraient plus du tout la peur.
Un après-midi, juste après le repas, nous avons décidé de partir en expédition. Aurélien avait emprunté une très vieille boussole à son grand frère, mais je ne suis pas sûr qu’elle fonctionnait correctement. J’avais déniché dans un tiroir un vieux relevé cadastral, plié et replié, graisseux à force d’avoir été tripoté, et qui en fait n’indiquait pas grand-chose. Nous avions chipé quelques provisions et rempli nos gourdes. Munis de ce viatique, nous nous sommes mis en chemin. Le ciel était d’un bleu céruléen, pas un nuage à l’horizon.
D’après la boussole d’Aurélien et mon semblant de carte, nous devions faire route au sud-est. Enfin, c’est que nous pensions. Hélas, les difficultés firent que nous dûmes emprunter des sentiers, des layons, des laies interminables et en lacis, des montées abruptes et des descentes qui l’étaient tout autant, et qui nous éloignaient tantôt de notre objectif ou nous en rapprochaient. Et au milieu des bois, nous n’apercevions plus cette fichue colline. Marie-Thérèse n’était pas rassurée : « Et si nous rencontrions un grizzly ?», nous dit-elle. Nous avions éclaté de rire. Pourquoi pas un puma ou une troupe de hyènes? Cette fleur des pavés parisiens pensait s’être embarquée pour une randonnée en Amérique du Nord.
Au bout d’un moment, nous nous sommes assis et avons entamé nos provisions. Nous ne voulions pas l’admettre mais nous étions fourbus. Nous sommes repartis, mais sans conviction. Les autres surtout, car moi, je voulais aller jusqu’au bout. Finalement, mes trois compagnons décidèrent d’interrompre là notre aventure. Je les ai suivis à regret. Je me sentais frustré, vaincu par je ne sais quel sortilège, et ce sentiment de défaite m’a suivi tout au long de ma vie.
Lors de mes dernières vacances en Corrèze, j’ai décidé soudain de reprendre le périple interrompu. J’ai emprunté à mon frère une serpe munie d’un long manche, acheté une solide paire de bottes et un ample sac à dos. J’ai prétexté une visite à la parcelle de bois qui m’a été léguée par mes parents. Un méchant terrain envahi par la bruyère et planté de sapins. Mon cadet ne m’aurait pas compris. Je suis l’original de la famille, et là, il m’aurait pris pour un fou. Les souvenirs ne l’intéressent pas. C’est une personnalité essentiellement matérielle et pragmatique.
Les mélèzes étaient toujours là. Ils avaient résisté aux intempéries, aux maladies, aux tempêtes, et nul bûcheron n’avait songé à les abattre. Le débardage dans ces endroits reculés, inaccessibles, explique cela. J’ai suivi l’itinéraire que nous avions emprunté. J’avais l’impression de mettre mes pas dans les traces que j’avais laissées soixante et quelques année plus tôt. Et il n’y avait personne pour décider à ma place de renoncer. Finalement, à part quelques débroussaillages, les chemins, empierrés, étaient praticables. Et je savais lire une carte, et je disposais d’une bonne boussole.
J’ai fini par trouver cette colline. Je l’ai gravie. Les mélèzes me paraissaient immenses. Pas de hutte de loup-garou, mais une minuscule chapelle qui abritait un chromo représentant la Vierge Marie. Cet humble édicule, couvert de lauzes, avait été érigé en 1880. La date était gravée sur le linteau de l’entrée. La grille qui protégeait l’intérieur de l’édifice était rouillée. Sur l’autel, quelques vases oxydés et rongés par le temps. J’ai cueilli quelques fleurs sauvages et j’ai déposé mon bouquet dans un des récipients après l’avoir rempli d’eau que j’ai recueillie à la source qui se trouvait au pied du petit édifice.
Puis je me suis assis. J’étais bien. J’ai même pensé que j’aimerais quitter ce monde dans cet endroit. Et y être inhumé. Un lieu qui respirait à la fois la tristesse et la paix. Toute la paix du monde. Toute la tristesse du monde. J’ai songé aussi à ceux avec qui j’avais fait la première tentative. Aurélien, qui s’est suicidé à la suite de problèmes conjugaux, Élise, qui a épousé un coopérant et qui est partie pour la lointaine Afrique, et Marie-Thérèse, qui n’est jamais revenue en vacances dans notre village et que je n’ai jamais revue. Ils se sont tous dispersés, de-ci, de-là, au gré du vent de la vie.
Je suis reparti, pour regagner ma voiture et retrouver mon gîte, une vieille caravane au bord d’un étang. J’avais l’impression d’avoir conjuré le sort, surmonté un échec. Mais en même temps le sentiment indéfinissable d’avoir perdu une partie de mon enfance, d’avoir soudainement vieilli de quelques années. Je n’aurais jamais dû escalader cette foutue colline, finalement. Il ne faut jamais déflorer ses souvenirs et les garder intacts au fond de sa mémoire.
FIN
Argo
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Merci pour cette nouvelle évocation, avec la nature, le périple et la part belle faite aux personnages. Celui qui est capable de nous offrir ce beau texte est peut-être l' »original de la famille » mais c’est avant tout un être profondément humain et sensible.
Il est très beau ce texte, c’est un film, une balade restituée en couleur.
J’ai aussi une petite forêt en haut d’une colline, plantée de mélèzes.
Elle est loin de moi, mais tu me l’as fait visiter.
Merci pour ces yeux qui voient par delà le temps.
Qu’ils se guérissent vite. Pardon.
Superbement écrit dans un style narratif exaltant la vérité et la nature, un grand merci pour ce partage de vie antérieure dans toute sa beauté, nostalgie, quand tu nous tiens …
Bonjour,
Un grand merci, Argo, pour ton évocation de cette chère Corrèze.
Ta conclusion est aussi, exactement, la mienne : je n’y retourne plus pour ne pas me confronter à des souvenirs encore bien présents.
Amitiés corréziennes.
Constat très émouvant , c’est vrai qu’il faut laisser les choses comme elles sont pour garder nos souvenirs imprégnés de la beauté et de la pureté qui se trouve dans les yeux d’un enfant . Dans un autre registre sur les souvenirs j’ai revu par l’intermédiaire d’un tiers ( j’avais rien demandé ) deux amis d’enfance et ça m’a fait très mal , c’était plus les petits garçons qui courraient les collines ou qui barbotaient a la calanque avec moi . L’un est devenu un con qui abuse de la gentillesse de son entourage et l’autre ne pense qu’au fric au point où j’ai appris qu’il avait même spolié de sa maison un « ami » moribond , il va sans dire que je n’ai pas donné suite mais le mal était fait ……
Comme c’est beau. « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse avait-on trouvé sur un morceau de papier d’un tiroir secret d’un bureau de Herman Melville. Je comprends ce goût amer resté après avoir tenté plusieurs fois de terminer une aventure enfantine à l’âge adulte, et s’apercevoir qu’en réalité on a maladroitement tué un rêve. Loin de votre expédition, j’ai moi aussi tenté, adulte, de retrouver deslieux enchantés de l’enfance, connus, et été déçu. Tout était plus petit que dans mes souvenirs (normal, notre corps sert intuitivement d’étalon aux grandeurs). L’atmosphère magique de l’enfance avait disparu. Le lieu était littéralement désenchanté. Je en retenterai plus l’expérience avec d’autres lieux, d’autres lectures mêmes. Le souvenir restera intact dans mes rêves.
Vous et Messin Issa pourriez écrire un livre commun : « Souvenirs d’enfance » ou « Destins Croisés ». L’enfant intérieur vit toujours en vous. Gardez cette innocence originelle, bien à l’abri derrière l’expérience adulte déflorée du monde des hommes.
Mais les garder intacts au fond de sa mémoire.
J’ai fait taper le texte par un tiers à cause de mes yeux , texte manuscrit à l’origine et rédigé quelques semaines avant son envoi, et cette personne a oublié la virgule. Je lui pardonne volontiers. Il ne faut jamais morigéner les bénévoles. Je vais un peu mieux, je tâcherai désormais de le faire moi-même. Je remercie celle qui m’a assisté pendant quelques semaines dans mon quotidien, le temps que je retrouve une vue presque normale et que mes vertiges s’estompent. Je suis redevenu autonome. Mais je suis obligé de vivre avec des lunettes de soleil. Les couleurs ne sont plus les mêmes.
Argo, j’ai pris un immense plaisir à vous lire, vous peignez cet endroit tel que l’on a l’impression d’être avec vous dans ce périple initiatique. Je suis d’accord avec vous il y a des rêves qui ne doivent pas être réalisés, mais que voulez vous, nous avons sans doute un point commun, c’est d’être un peu têtus, quand on s’est promis quelque chose il faut que l’on tient sa parole envers et contre tout! Encore merci pour ce beau recit!