C’était en classe de CM1. À la rentrée. Parmi les fournitures scolaires dont j’avais été doté figurait un magnifique porte-plume. C’est une de mes tantes qui me l’avait offert. J’y tenais beaucoup. En ce temps-là, les élèves étaient moins gâtés que de nos jours. Pas de marques, tout le monde à la même enseigne. Juste une bricole en plus qui sortait de l’ordinaire : taille-crayons boussoles, ou avec une mappemonde pour recueillir les copeaux, taille-crayons automatiques munis d’un ressort, etc. Moi, c’était mon porte-plume.
Ce porte-plume était un peu spécial. Il était d’une jolie couleur, d’un bleu céruléen, comme le ciel. Ma tante avait passé ses vacances à Royan, et c’était un porte-plume souvenir. Il était doté d’un œilleton et d’une molette. En regardant par l’œilleton et en tournant la molette, on pouvait apercevoir différentes vues de la ville de Royan, dont la plage. De plus, il avait la forme exacte d’une plume d’oie. J’en étais très fier.
Un beau jour, alors que j’avais fini le devoir de calcul, j’eus la mauvaise idée de regarder une des vues du diaporama. L’instituteur me confisqua mon porte-plume. Je fus atterré. C’était comme si on m’avait arraché les tripes, une partie de moi-même. «Et je fais quoi, pour écrire, maintenant?», lui dis- je, quelque peu en colère. Pour toute réponse, il ouvrit le tiroir de son bureau et me jeta un machin infâme, tout machouillé. Je ne pus même pas changer la plume, le mécanisme était rouillé, bloqué. Il m’en donna un autre un peu en meilleur état. «Je te rendrai le tien pour les vacances de Noël», me promit-il. Je vécus sur cet espoir.
Entretemps, il fit une razzia sur les gadgets de mes camarades de classe. Bortolussi avait reçu un sifflet, la réplique exacte de ceux qui équipaient les gardiens de la paix, son père était justement gardien de la paix, avec les lanières de cuir blanc, le cordon, tout vous dis-je. Il s’en servait uniquement à la récréation pour arbitrer les parties de ballon. Notre instit le lui confisqua sous prétexte qu’il était trop bruyant. Toujours la même promesse. Il sera restitué avant les vacances. Idem pour Lucien, dit Gros Lulu. Lui, ce fut un taille-crayon à manivelle qui disparut dans le tiroir de l’enseignant. Les parents de Lulu étaient pauvres, j’eus de la peine pour lui. Il raflait tout ce qui sortait de l’ordinaire, une vraie manie. Tu tombais ta règle, si elle avait l’heur de lui plaire, confisquée.
Nous vécûmes dans la terreur et n’amenions plus en classe que des rogatons sans intérêt. Nous aurions pu nous plaindre auprès de nos parents, mais à cette époque, les instituteurs avaient toujours raison. « T’as encore été faire l’imbécile, comme d’habitude», grommelait le père de famille. Avec une gifle à la clé la plupart du temps. Aussi, nous évitions de nous plaindre.
À la récréation, nous parlions entre nous de la manie confiscatrice de notre instit. Bortolussi, qui s’était renseigné auprès d’un cousin préparateur en pharmacie, nous affirma que ça s’appelait de la clebsmanie. Il avait oublié le mot exact en chemin. Gros Lulu lui affirma que la clebsmanie, c’étaient les gens qui collectionnaient les chiens. Bidet, dont le père était toubib au dispensaire, revint triomphalement le lendemain matin avec le mot écrit sur un bout de papier : kleptomanie. Notre enseignant était donc un kleptomane.
En attendant, il y avait des trucs qui disparaissaient dans l’école. Une boîte de cire pour les parquets chez le concierge, un dessous de plat à la cantine. Même le briquet en forme de grenade chez le directeur. On soupçonna tout de suite les élèves. Nous fûmes fouillés. Rien. Nous, on avait bien une idée, mais nous n’osâmes pas franchir le pas.
Une semaine avant les vacances, nous abordâmes notre instituteur pour réclamer nos objets confisqués. Il y avait du monde devant son bureau, presque toute la classe. Il leva les bras au ciel. «Mais je ne les ai plus, bredouilla-t-il; le voleur est passé par là, plus rien.» Nous n’en crûmes pas un traître mot. Bortolussi, dit Borto, écumait. « Le fumier, éructait-il, il faudrait faire une perquisition chez lui; il me faudrait une commission giratoire (sic). Ou le passer à tabac pour le faire avouer. C’est ce que font mon père et ses potes quand le coupable veut pas se mettre à table.»
Borto et Gros Lulu décidèrent de se venger. Un soir, pendant que l’enseignant était aux toilettes comme il le faisait après la classe, les deux compères kidnappèrent le chapeau et l’écharpe du kleptomane, deux jours avant la date des vacances. Le lendemain, ils nous confièrent les avoir donnés à un vieux clodo qui créchait à l’asile des vieux de Nanterre.
L’instituteur fit les gros yeux à toute la classe ce jour-là. Il nous déclara qu’il retrouverait le coupable. Il nous fit une leçon de morale sur le bien mal acquis, la probité, etc. « C’est p’tête bien celui qui a volé nos fournitures dans votre bureau, msieur», suggéra Borto. Il ne nous répondit pas.
Au retour des vacances, surprise! Un autre enseignant, qui nous apprit que notre instituteur était en congé maladie, pour longtemps. Nous sûmes bientôt la fin de l’histoire par des indiscrétions : c’était bien un kleptomane. Il avait eu l’imprudence de piquer des trucs dans un grand magasin parisien et s’était fait prendre la main dans le sac. Les policiers avaient fouillé chez lui à la suite de son interpellation. Borto nous affirma, selon les sources paternelles, que c’était la caverne d’Ali Baba. Nous avions eu droit au seul kleptomane de l’académie. Par contre, nous ne revîmes jamais ce qu’il nous avait volé. Tout ça a dû être conservé comme pièces à conviction et détruit par la suite. Dont mon joli porte-plume.
Je suis allé passer des vacances à Royan plusieurs années de suite. J’ai essayé de retrouver un porte-plume identique à celui que l’enseignant m’avait, non pas confisqué, mais dérobé en fait. J’ai visité toutes les boutiques de souvenirs. Échec complet. Le modèle ne se faisait sans doute plus depuis des années. Je ne me suis pas consolé, mais résigné. À moitié seulement. Mais il me manque affreusement. Je ne saurais pas dire pourquoi. Il m’obsède. Soixante-deux ans plus tard. Je ne m’en suis pas encore remis. «Objets inanimés, avez-vous donc une âme…»
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Le premier vol « légal » subi, ça marque par son injustice, surtout quand ça concerne un objet qu’on chérit par dessus tout.
L’abus de pouvoir sur un enfant, c’est ressenti comme quelque chose de monstrueux.
Joli texte, émouvant ! Merci à vous Argo !
Moi c’ est mon gramophone que mes parents ont abandonné lors d’un déménagement. Déposé chez une voisine mais on n’est jamais venu rechercher les affaires laissées provisoirement. Connaissez vous quelqu’un qui a jamais possédé un gramophone dans votre entourage ?
Il ont aussi vendu leur AC4 modèle 1929,une copie de la Ford T et nous n’avons eu une autre voiture que 5 ans plus tard.Je l’ai aussi beaucoup regrettée mais elle ne m’appartenait pas.
Merci pour ce récit qui me fait revivre mon enfance …
Je peux ressentir ce qu’a ressenti Ago, jeune, dans une vie déjà potentiellement désespérante.
Le mal (non pas la malfaisance mais la douleur), ravageur de l’âme parce que, lorsque l’on était petit, nous a été dérobé une chose (matérielle ou spirituelle), parce que, face à un méchant-brutal, on ne pouvait rien faire, parce que personne (pas même papa ou maman) n’auraient pu comprendre et nous soutenir, ne serait-ce que mentalement.
Et que l’on ne peut que mâcher son dégoût et sa petite rage . Sa honte aussi, quelques fois. Cela m’est arrivé aussi, comme certainement à nombre d’entre nous, enfants.
Cela peut nous perdre pour la vie entière. Mais cela a pu également, après avoir fait de nombreuses introspections intimes, nous redonner de la dignité et de la force!
Je pense souvent, la gorge serrée, à ces pauvres gosses d’aujourd’hui qui ont souffert, car non protégés. Au petit Emile, à Lola …
Belle histoire Argo qui m’a fait remonter à mon enfance où j’écrivais moi aussi à la plume avec les encriers en porcelaine blanche incrustés dans les petits bureaux en bois et il fallait bien écrire, pas de pâtés, sinon il fallait recommencer .merci pour ce bon moment .
Quelle belle époque. Une belle calligraphie. L’insouciance et en plus avec les plumes Sergent Major on faisait de belles fléchettes.
Vous et Messin Issa avez un don pour l’évocation de ce trésor pour les adultes que sont les puissants souvenirs d’enfance.
Vous me rappelez le livre de l’ancien instituteur Edouard Jauffret « Au pays bleu – Histoire d’une vie d’enfant », mon livre de lecture référé dans le CE1 années 70 sur l’école d’autrefois.
https://www.amazon.fr/Au-pays-bleu-Roman-denfant/dp/2701149649
J’ai encore le descriptif de ce que les enfants amenaient à manger à midi : »Jean a du pain et des sardines, Michel du pain avec du sucre, Léon du pain et du fromage etc… JACQUES, lui, n’a que du pain ».
J’en ai encore les larmes aux yeux en écrivant ces lignes.
Le porte plume ! Quelle belle époque ! Une époque où les écoliers obéissait au professeur, travaillent dur pour réussir leur étude, faire leur leçon et évoluer dans la vie mais l’importance de l’écriture avec le porte plume et tout ça est primordiale !
Magnifique témoignage. Merci. Ce qui ajoute à la nostalgie, c’est que votre chère tante, qui vous l’avait offert, n’est plus de ce monde. Les voleurs, même kleptomanes, en volant, volent aussi nos souvenirs au propre comme au figuré.
Moi aussi je me souviens du porte-plume, et si j’appuyais trop fort la page se déchirait.
Je me souviens aussi des punitions comme écrire 100 fois des lignes: je bavarde, je me souviens des coups de règle sur les doigts ou encore d’aller sous le bureau de l’instituteur, bureau qui était sur une estrade et dès qu’il venait se rasseoir à son bureau il me poussait du pied et le bureau tombait de l’estrade.
Je me souviens de la remise des prix à la fin de l’année scolaire.
j ai toujours des plumes en métal dites « sergent-major »
et j ai eu ce porte plume en faux ivoire sur lequel on pouvait,a travers un oeuilleton,voir la tour eiffel
ainsi qu un taille crayon dit « guillotine » je les ai donné a mon petit fils
Bonjour,
C’est délicieux, Argo : un grand merci !!
Le souvenir du taille-crayon en forme de mappemonde m’a sauté à la figure :=)
Merci Argo pour cet article. Vous m’avez replongé dans un passé béni de plume et de belle calligraphie. Je me souviens de la plume gauloise que l’on trempait dans l’encrier incrusté en tête de pupitre. Ce fut la belle époque. C’était quand, nous élèves, apprenions la perfection de la lettre, l’esthétisme de la ligne et le respect de la langue française.
Aïe!! Non pas Berlusconi !!!!!!!!!mais Bortolussi dit Borto.
Désolée
Bonjour Argo,évidemment qu’après des décennies,ce mauvais souvenir vous reste en travers de la gorge.
Plus nous avançons en âge plus des moments de notre enfance nous reviennent intacts .
Peut-etre avez-vous d autres anecdotes moins traumatisantes avec Borto, le gros Lulu,Berlusconi et les autres….?
Bonne journée,Argo et merci de nous faire partager vos souvenirs dont le décor( le porte plume, le taille crayon et aussi l’encrier , le tableau noir, le lignes à copier…) est aussi celui de quelques anciens de ce site :))
Votre recit, m’a fait passer un tres bon moment Argo, une idée me vient, si vous trouvez une photo de ce porte plume, diffusez la sur RR, il se pourrait que l’un d’entre nous en retrouve un dans une brocante ! Parfois il arrive un miracle.
J’ai « écumé » google pour essayer d’en retrouver un du même genre avec « Royan » pour illustrer le récit d’Argo, en vain. Mais si d’autres plus doués ou avec plus de temps y parvenaient…. on est preneurs !
On va tous se mettre à la recherche ! Merci Christine !
MAGNIFIQUE! Ce récit est magnifique. Vous avez l’art de conter. Bravo Argo!
Symboliquement, c’est criminel de la part d’un enseignant de voler l’outil scripteur d’un élève. Au collège, je m’étais fait piquer ma roulette servant à calculer les distances sur une carte (adaptée à différentes échelles, avec des couleurs) par un prof de géo : « on n’est pas là pour jouer »…
Faux profs, vrais salopards !
https://www.leblogantiquites.com/2007/11/curvimtre-prene.html