Oui, j’ai été habité, pendant un certain temps, par les djinns, les démons du mal, c’est une certitude.
Est-ce que c’est moi qui ai précipité le décès de mon petit frère et de ma mère ou bien tout était écrit et devait inéluctablement se réaliser ? Je ressentais l’imminence d’un drame comme les chiens aboient à l’approche d’un tremblement de terre.
Je n’en étais que le signe avant-coureur. C’est tombé sur moi. Je n’y pouvais rien.
Notre maison se composait d’une grande chambre et d’une cour où logeaient, en parfaite harmonie, l’âne, servant pour les transports communs, et le chien officier de la garde rapprochée. La cour est entourée par une muraille de courte hauteur où logeaient toutes sortes de vipères, dont des cobras devenus familiers.
Une grande vigne trônait à l’entrée de la chambre.
Nous prenions le thé à l’ombre de la grande vigne. Toute la famille se réunit pour ce cérémonial de la mi-journée et se met en cercle autour du plateau de thé. Les abeilles bourdonnant dans l’air autour des grappes de raisin viennent se poser sur le bord des verres, sur le bec de la théière et sur le pain de sucre. À côté, la bouilloire, noircie par l’usage, ronronne sur le brasero. Le thé est servi avec une galette de pain, une grande galette ronde, toute chaude. Un déjeuner exquis. Un régal quand on peut tremper son pain dans de l’huile d’olive.
Un jour que j’avais pris un verre de thé et allais m’asseoir à ma place, je fus brusquement pris d’une panique incompréhensible. Je lâchai le verre et m’élançai dehors en criant. Je remontai en courant la piste qui se détache de notre maison en menant vers les montagnes, puis je tombai par terre en pleurant, gémissant et hoquetant.
Quand on vint me « ramasser », j’avais le visage et les vêtements maculés de morve et de poussière. Je reçus plein de raclées et de corrections. Pour avoir surtout sali les vêtements. Les vêtements étaient des objets chers qu’il fallait préserver.
Un enfant qui a un comportement anormal est toujours coupable. Et les parents ont, peut-être, toutes les raisons de le « corriger ». Je n’en voulais pas à mes parents de me « corriger ». Il se trouve seulement que je ne savais pas pourquoi.
Cette envie de crier, de hurler, me prenait tout d’un coup. Une force invisible me tirait dehors sur cette piste qui, traversant le hameau plus haut, aboutissait au cimetière. Mes crises allaient se répéter et devenir de plus en plus fréquentes. Elles survenaient à tout moment, de jour comme de nuit. Toujours de la même façon.
La nuit, les chiens alentour, réveillés par mes pleurs, répliquaient par des aboiements féroces. Je fus de moins en moins grondé au fur et à mesure que les crises se répétaient. On se résigna à y voir un mal, une maladie. On en parlait dans le voisinage. Nombreux étaient ceux qui y voyaient une manifestation de démons et conseillaient à mon père de recourir à un fqih, ces guérisseurs qui usent de fortes doses de versets de coran pour traiter les malades, ou de me faire visiter un marabout afin d’exorciser les démons.
Il m’arrivait, parfois, de me réveiller en pleine nuit et d’exiger de mon père de m’emmener dans les vergers longeant la rivière, à une dizaine de minutes de marche, en empruntant le sens contraire de la piste sur laquelle je m’élançais dans mes crises d’hystérie.
Je criais tant que mon père devait se résigner à exaucer mon désir.
Je l’ai compris plus tard, ce n’étaient pas tant les vergers qui m’attiraient, je voulais surtout ne pas rester à la maison. Les malheurs, comme les cauchemars, rodent surtout de nuit.
Papa décida, sur les conseils de fqihs, de m’emmener sur la tombe d’un marabout dans les environs. Nous sommes partis, à dos d’âne, un jour de très bonne heure pour échapper au soleil brûlant de l’été. Nous avons marché longtemps avant d’arriver à destination, une espèce de mausolée délabré et isolé en plein désert.
Quatre murs, à moitié effondrés avec une entrée béante, entouraient une tombe recouverte de terre. Du toit ne subsistaient que quelques pans supportés par des poutres qui semblaient encore solides. Des herbes sèches recouvraient le sol. Le lieu ne devait cependant pas être tout à fait oublié. Des bougies – offrandes chères aux marabouts – s’y trouvaient encore intactes. Un morceau de pain était accroché entre deux poutres de ce qui restait du plafond. Papa se hissa sur la pointe des pieds et l’enleva. Il était dur comme pierre mais nous le mangeâmes avec appétit. Mon père se prépara ensuite à faire sa prière après avoir accompli ses ablutions en se servant d’une pierre lisse. Je voulus sortir de la pièce pour le laisser faire, mais il me retint. Il allait prier pour moi. Je devais donc rester à côté pour que Dieu me voie bien. Dans cette contrée désertique, il lui était sûrement aisé de me voir…
Nous reprîmes le chemin de retour aussitôt après la prière. Notre séjour dans ce lieu saint avait été bref, mais l’essentiel était d’y venir.
Notre pèlerinage était accompli et mes parents espéraient qu’il fût bénéfique. Il le fut. À partir de ce jour-là, mes crises cessèrent comme par enchantement. Mes parents en furent ravis.
Puis, juste quelques jours plus tard, le tonnerre se fit entendre. Il fut terrible. En l’espace de deux semaines, mon petit frère et maman ont été emmenés là-haut au cimetière par le même chemin sur lequel je m’effondrais.
Mes crises ne s’étaient pas tues grâce au marabout.
Non, elles s’étaient tues parce que l’inéluctable allait se réaliser.
Et il s’est réalisé.
Messin’Issa
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Bonsoir Messin Issa. C’est une histoire étrange, assez inattendue ici mais captivante. Vous écrivez bien, on dirait un récit de Allan Edgar Poe. Je pense que vous deviez être un enfant très sensible, avec un don peut-être, cela existe mais c’est rare. Vous avez capté de mauvaises vibrations mais vous n’êtes responsable de rien. Les enfants culpabilisent souvent quand le malheur frappe une personne contre laquelle ils étaient en colère par exemple. Dans des cas semblables au vôtre les chrétiens font appel à un prêtre exorciste et ça peut être impressionnant. Il y a eu beaucoup de films terrifiants sur le sujet.
Machinchose dit :
3 JUIN 2023 À 18H10
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je n ai jamais vu de “cercueil” a un enterrement musulman !! berbere (kabyle,chaoui,chlouh,riffi )ou bédouin !!!!! le corps est transporté sur une civière et couvert enveloppé d un tissu c ‘est quoi cette romance ????????????? merci de me répondre
C’est exact, le corps est généralement transporté sur une civière. Mais quand le décès survient loin du lieu de l’enterrement (un corps rapatrié de l’étranger, par exemple) ou même suite à un accident, le corps est remis à la famille dans un cercueil, que parfois on n’a pas le droit d’ouvrir. Et je crois qu’il est enseveli dans son cercueil.
Messin, Youghourth’ as ?
Il est bien des choses qui nous restent inexplicables, merci pour la suite de votre récit qui nous fait connaître votre culture et vos coutumes d’origine.
Cher Messin, votre récit me rappelle que les Grecs anciens croyaient que chaque être humain possédait un daimon. Les prémonitions sont un vrai fardeau. Je suis affligé de ce mauvais don depuis l’enfance et encore aujourd’hui. Ça me pourrit la vie. Et à l’état d’éveil. Êtes -vous encore sujet à ce type de phénomène ? Je compatis à ce que vous avez subi. Savez-vous que vous êtes un personnage attachant? Amitiés.
Bonjour cher Argo
Oui, les prémonitions peuvent être un fardeau. Je comprends votre malaise. Je n’ai pas vraiment de prémonitions, mais je perçois souvent des signes, comme des avertissements, pour me prévenir de faire une chose ou une autre, m’engager dans une action, éviter une personne… Ce n’est pas juste un instinct ou un flair. Ce sont vraiment des signes. J’ai beaucoup d’exemples que je pourrais vous citer, mais en privé…
J’ai parfois outrepassé ces avertissements et je l’ai toujours regretté.
Vous êtes, par vos commentaires, un grand soutien pour moi, cher Argo.
Allez, on se tutoie.
Peut-être qu’on pourra un jour prendre un verre ensemble.
Cordialement.
Messin et Argo, je ne peux que vous renvoyer à mes commentaires portant sur l’article de Messin « Comment j’ai sauvé la vie à Papa ».
Plus qu’intéressantes, vos dispositions aux prémonitions et à vos dons.
Je suis de nature très rationaliste. Mais je ne suis cependant pas critique, loin de là. Au contraire, fasciné et troublé, par ce qui a pu se produire pour vous. D’autant que, si j’ai bien compris, ce sont autant d’épreuves difficiles à vivre ?