C’est à vous que je parle, ma soeur !

Pour mon coup de coeur dominical, un moment à la fois de tendresse, de nostalgie, de légèreté et de drôlerie avec mon cher Molière, dont je ne me lasse pas. Et pour cause. On y trouve tout. Il y a tout, et surtout l’essentiel.

J‘ai choisi la fameuse scène 7 de l’Acte II des Femmes savantes, que tous les gens de ma génération ont appris à l’école. Ont eu la chance d’apprendre à l’école, eux, devrais-je dire. Du temps où l’on voulait que les petits Français aient « une culture commune »et qu’il n’était pas question de les (ré)éduquer dans leur vie privée, que ce soit pour le tri des poubelles, les migrations ou leur sexualité.  Loin de Blanquer-Ndiaye et leurs établissements « autonomes », avec chacun son programme selon les options politiques de ses dirigeants.

L’enregistrement commence à la fin de la scène 6 pour la bonne compréhension de la jeune génération qui ne connaîtrait pas la pièce. Résumé ici de la pièce au cas où.

J’adore Molière, pour son génie du théâtre, de la langue, du comique, des différents comiques mais aussi (surtout ? ) pour son intelligence de l’Homme.

Et cette scène est fabuleuse car il n’y a pas un personnage plus sympathique que l’autre, pas un personnage qui ait raison plus que l’autre. Molière est l’homme de théâtre qui a le mieux mis en application les préceptes de vie des Grecs opposés à l’ubris, la démesure. Parce que, si Philaminte et Bélise sont ridicules, Chrysale ne l’est pas moins. Tous sont dans la démesure, les femmes qui, au lieu de se contenter d’aspirer à autre chose que les choses communes, les travaux réservés aux femmes ( se préoccuper du pot de monsieur…) en arrivent à ne plus supporter que l’on pût même prononcer le mot « pot »… Quant à Chrysale, dont l’on comprend qu’il en ait assez d’être entouré de snobinardes et de péronnelles, il est ridicule par ses caprices d’homme de l’ancien temps n’attendant d’autre chose de la vie que de bien manger et bien habillé… grâce aux femmes de la maison  qu’il craint au point de faire semblant de parler à sa soeur pour ne pas s’attirer l’ire de son dragon d’épouse !  Dans cet extrait c’est bien sûr Martine, la servante, qui est la plus sympathique, la plus vraie, qui fait son travail et n’entend pas mélanger les genres.

C’est, dans toutes ses pièces, la leçon de Molière. Il nous montre la voie du juste milieu en utilisant la dérision, le comique pour nous amener à agir de façon cohérente, de façon à rendre heureux et soi et les autres... Et pour cela, pas de terrorisme, pas de chasse aux sorcières, pas de clivage, pas de leçons de morale… Non, le rire suffit pour nous montrer l’idéal du XVIIème siècle, « l’honnête homme » qui reprend l’idéal grec du kalos kagathos (« kalos kai agathos », « beau et bon » au niveau moral).

L’homme grec comme l’honnête homme  fuient l’ubris, la démesure, à la recherche de ce qui est bon et utile à l’homme et permet de vivre dans la mesure sa vie et domestique et sociale. Cultivé sans devenir une Philaminte, agréable à fréquenter, curieux de tout, il apparaît régulièrement dans les pièces de Molière, comme par exemple Cléante, opposition claire au fanatisme de Tartuffe ou bien, dans les Femmes Savantes, Clitandre et également Ariste.

 

Assez parlé, place aux artistes !

Tirade de Chrysale dans Les Femmes savantes, acte II, Scène 7

CHRYSALE à Bélise.
C’est à vous que je parle, ma soeur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
5 Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
10 À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
15 Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
20 Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ;
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
25 Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;
Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison…!
L’un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire ;
L’autre rêve à des vers, quand je demande à boire :
Enfin, je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
À cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma soeur, tout ce train-là me blesse ;
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse.
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce Monsieur Trissotin :
C’est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.

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7 Commentaires

  1. Madame Tasin vous êtes une femme cultivée, férue de littérature, et cet article, si bien écrit, devrait être publié dans des revues littéraires, Lire, le Magazine littéraire, etc. Les enseignants d’aujourd’hui sont sous l’emprise de leurs idéologies de gauche, Najat Belkacem avait supprimé la dictée en 2015, et je crois que les élèves n’apprennent plus de récitations. Le Certificat d’Etudes aussi a été supprimé, et Chevènement avait fixé l’objectif de 80 % de réussite au baccalauréat, cet objectif a été dépassé, en 2022 il y a eu 91 % de réussites au baccalauréat ; il y a de quoi rester pantois lorsqu’on entende ces jeunes s’exprimer et lorsque l’on lit leurs proses sur le web. C’est le nivellement par le bas. Encore merci pour cet article !

  2. Mon pauvre Chrysale, mais qu’allait il faire dans cette galère, oserais je dire….

  3. C’est divin. Merci madame Christine la lettrée. On retrouve aussi le très actuel mépris des bourgeoises diplômées pour le petit peuple. L’idéologie avant la réalité, toujours. Chrysale est aimablement ridicule, et déjà d’un autre âge, mais garde les pieds sur terre. Le minimum d’où partir : la réalité. Tout limité qu’il soit, il aime plus Martine que ces ancêtres des néo-féministes. La France, pays des idées, mais qui ne savent pas toujours s’arrêter en leur ivresse… et l’intérêt de ceux qui savent exploiter le cuistrerie des cuistres enivrés.

  4. La maitrise de l’Alexandrin de Monsieur Molière est des plus impressionnantes… Le rythme, la finesse, les allusions. Sans aucune rupture ! Merci Christine.

  5. Merci pour ce cadeau dominical. Molière était un touche-à-tout. Je crois que c’est dans l’acte III qu’il est fait allusion à Descartes. Molière s’intéressait aussi à la science de son temps, qui était encore du ressort de la philosophie.

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