Cet article de Jacques Baud que j’ai connu est des plus instructifs
Jacques Baud, ex-colonel de l’armée suisse, qui a travaillé toute sa vie dans le Renseignement
« La politique des États-Unis a toujours été d’empêcher l’Allemagne et la Russie de coopérer plus étroitement »
Contexte historique, politique et économique de la guerre en Ukraine
*Jacques Baud est titulaire d’un master en économétrie et d’un diplôme post grade en sécurité internationale de l’Institut universitaire des relations internationales de Genève. Il était colonel de l’armée suisse. Il a travaillé pour le Service de renseignement stratégique suisse et a été conseiller pour la sécurité des camps de réfugiés dans l’est du Zaïre pendant la guerre du Rwanda (UNHCR – Zaïre/Congo) (1995-1996). Il a travaillé pour le DPKO (Département des opérations de maintien de la paix) des Nations unies à New York (1997-99), a fondé le Centre international de déminage humanitaire à Genève (CIGHD) et le Système de gestion de l’information pour le déminage (IMSMA). Il a contribué à l’introduction du concept de renseignement dans les opérations de paix de l’ONU et a dirigé le premier centre intégré d’analyse des missions conjointes de l’ONU (JMAC) au Soudan (2005-06). Il a dirigé la division « Politique de paix et doctrine » du Département des opérations de maintien de la paix des Nations unies à New York (2009-11) et le groupe d’experts de l’ONU sur la réforme du secteur de la sécurité et l’État de droit, a travaillé au sein de l’OTAN et est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les services de renseignement, la guerre asymétrique, le terrorisme et la désinformation.
Zeitgeschehen im Fokus Vous connaissez la région qui est en guerre en ce moment. Quelles conclusions avez-vous tirées de ces derniers jours et comment en est-on arrivé là ?
Jacques Baud Je connais très bien la région dont il est question maintenant. J’ai travaillé pour le DFAE [Département fédéral des affaires étrangères] et j’ai été détaché pendant cinq ans auprès de l’OTAN pour lutter contre la prolifération des armes légères. J’ai géré des projets en Ukraine après 2014. Cela signifie que je connais très bien la Russie par mes anciennes activités dans les services de renseignement, l’OTAN, l’Ukraine et l’environnement qui s’y rapporte. Je parle russe et j’ai accès à des documents que peu de gens en Occident consultent.
Vous êtes un connaisseur de la situation en et autour de l’Ukraine. Votre activité professionnelle vous a amené dans la région actuellement en crise. Comment percevez-vous les événements ?
C’est totalement irrationnel, on peut même dire qu’il y a une véritable hystérie. Ce qui me frappe et me dérange beaucoup, c’est que personne ne se pose la question des raisons qui ont poussé les Russes à agir. Personne ne soutient la guerre, moi non plus certainement. Mais en tant qu’ancien chef de la « Politique de paix et de la Doctrine » du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York pendant deux ans, je me demande : quels sont les éléments qui ont conduit au point de faire la guerre ?
Quelle était votre mission là-bas ?
Il s’agissait de comprendre comment les guerres se produisent, et d’en tirer les éléments qui mènent à la paix, de voir ce que l’on peut faire pour éviter les victimes et d’en tirer les conclusions pour empêcher une guerre. Si l’on ne comprend pas comment naît une guerre, on ne peut pas trouver de solution. Nous sommes exactement dans cette situation. Chaque pays édicte ses propres sanctions contre la Russie, et on sait très bien que cela ne mène nulle part. Ce qui m’a particulièrement choqué, c’est la déclaration du ministre français de l’Économie qui cherche à détruire l’économie de la Russie dans le but de faire souffrir la population russe. C’est une déclaration qui me révolte.
L’objectif de la Russie en matière de démilitarisation et de dénazification
Comment jugez-vous l’attaque des Russes ?
Lorsqu’un État en attaque un autre, c’est le droit international qui en est la première victime. Mais il ne faut pas s’arrêter-là et tenter de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés-là. Tout d’abord, il faut préciser que Poutine n’est pas fou et n’a pas perdu le sens des réalités. C’est un homme très méthodique, très systématique, et donc très russe. Je suis d’avis qu’il était parfaitement conscient dès le début des conséquences de sa décision en Ukraine. Il a jugé – apparemment à juste titre – que les sanctions que la Russie aurait subies s’il avait mené une« petite » opération pour protéger la population du Donbass auraient été identiques à celles imposées à la suite d’une opération plus importante, couvrant à la fois les intérêts nationaux de la Russie et de la population du Donbass. Il a alors opté pour la solution maximale.
Comment voyez-vous son objectif ?
Il n’est certainement pas dirigé contre la population ukrainienne. Cela a été dit et redit par Poutine. On le voit aussi dans les faits. La Russie fournit toujours du gaz à l’Ukraine. Les Russes n’ont pas arrêté leur approvisionnement en énergie. Ils n’ont pas coupé l’internet. Ils n’ont pas détruit les centrales électriques ni l’approvisionnement en eau. Bien sûr, il y a certaines zones où l’on se bat. Mais on constate une approche très différente de celle des Américains, par exemple en ex-Yougoslavie, en Irak ou même en Libye. Lorsque les pays occidentaux ont attaqué ces derniers, ils ont d’abord détruit l’approvisionnement en électricité et en eau ainsi que toutes les infrastructures.
Pourquoi l’Occident agit-il ainsi ?
L’approche occidentale part de l’idée ’qu’en détruisant l’infrastructure et en touchant directement la population, elle se soulèvera contre le dictateur et renversera le gouvernement. C’était la stratégie des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale, en bombardant les villes allemandes telles que Cologne, Berlin, Hambourg, Dresde, etc. On visait directement la population civile afin qu’elle se soulève. On gagnait ainsi la guerre sans mettre en danger ses propres troupes. C’est la théorie.
Quelle est l’approche des Russes ?
C’est complètement différent. Ils ont clairement annoncé leurs objectifs. Ils veulent une «démilitarisation» et une «dénazification». Si l’on observe honnêtement les informations disponibles, c’est exactement ce qu’ils font. Bien sûr, une guerre est une guerre, et il y a malheureusement toujours des morts, mais il est intéressant de voir ce que disent les chiffres. Vendredi (4 mars), l’ONU a dressé un bilan. Elle a fait état de 265 civils ukrainiens tués. Le soir, le ministère russe de la Défense a indiqué que 498 soldats avaient été tués. Cela signifie qu’à ce stade il y avait plus de victimes parmi les militaires russes que parmi les civils du côté ukrainien. En comparant avec l’Irak ou la Libye, c’est exactement l’inverse dans la conduite de la guerre occidentale.
Cela va à l’encontre de ce qui est présenté en Occident ?
Oui, nos médias présentent les choses comme si les Russes voulaient tout détruire, mais ce n’est manifestement pas vrai. La présentation que font les médias d’un Poutine qui aurait pris une décision soudaine et sans raison d’attaquer et de conquérir l’Ukraine. Les États-Unis ont menacé pendant plusieurs mois qu’il y aurait une attaque surprise, mais rien ne s’est passé. D’ailleurs, les services de renseignement et les dirigeants ukrainiens ont démenti à plusieurs reprises les déclarations américaines. En fait, si l’on analyse l’état des préparatifs militaires, on voit assez clairement que jusqu’à la mi-février, Poutine n’avait pas l’intention d’attaquer l’Ukraine.
Pourquoi cela a-t-il changé ? Que s’est-il passé ?
Pour comprendre, il faut revenir sur les faits. Le 24 mars 2021, le président ukrainien Zelensky a émis un décret afin de reprendre la Crimée par la force. Il a alors commencé à déployer l’armée ukrainienne vers le sud et le sud-est, en direction du Donbass. Depuis un an, on assiste donc à un renforcement permanent de l’armée à la frontière sud de l’Ukraine. Cela explique pourquoi il n’y avait pas de troupes ukrainiennes à la frontière russo-ukrainienne fin février. Zelensky a toujours défendu le point de vue selon lequel les Russes n’attaqueraient pas l’Ukraine. Le ministre ukrainien de la Défense l’a également confirmé à plusieurs reprises. De même, le chef du Conseil de sécurité ukrainien a confirmé en décembre et en janvier qu’il n’y avait aucun signe d’une attaque russe contre l’Ukraine.
Est-ce que c’était une ruse ?
Non, ils l’ont dit plusieurs fois, et je suis sûr que Poutine, qui l’a d’ailleurs répété, ne voulait pas attaquer. Apparemment, il y avait une pression des États-Unis, qui ont peu d’intérêt pour l’Ukraine elle-même. À ce stade, ils voulaient augmenter la pression sur l’Allemagne pour qu’elle arrête North-Stream II.Ils voulaient que l’Ukraine provoque la Russie, afin que la réaction russe pousse l’Allemagne à mettre North-Stream II en veilleuse. Un tel scénario a été évoqué lors de la visite d’Olaf Scholz à Washington, et Scholz ne voulait manifestement pas y participer. Mon avis est également partagé par de nombreux analystes américains : L’objectif est North-Stream II. Il ne faut pas oublier que North-Stream II a été construit à la demande des Allemands. C’est fondamentalement un projet allemand. Car l’Allemagne a besoin de plus de gaz pour atteindre ses objectifs énergétiques et climatiques.
«Dans une guerre nucléaire, l’Europe sera le champ de bataille»
Pourquoi les États-Unis ont-ils insisté sur ce point ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique des États-Unis a toujours été d’empêcher un éventuel rapprochement entre l’Allemagne et la Russie ou l’URSS. Et ce, même si les Allemands ont une peur historique des Russes. Mais ce sont les deux plus grandes puissances d’Europe. Historiquement, il y a toujours eu des relations économiques entre l’Allemagne et la Russie. Les États-Unis ont toujours essayé d’empêcher cela. Il ne faut pas oublier que dans une guerre nucléaire, l’Europe serait le champ de bataille. Dans ce cas, les intérêts de l’Europe et des États-Unis ne seraient pas forcément les mêmes. Cela explique pourquoi, dans les années 1980, l’Union soviétique a soutenu les mouvements pacifistes en Allemagne. Une relation plus étroite entre l’Allemagne et la Russie affaiblirait la stratégie nucléaire américaine.
Les États-Unis ont toujours critiqué la dépendance énergétique ?
Il est ironique que les États-Unis critiquent la dépendance énergétique de l’Allemagne ou de l’Europe vis-à-vis de la Russie.La Russie est le deuxième plus grand fournisseur de pétrole des États-Unis. Ceux-ci achètent leur pétrole principalement au Canada, puis à la Russie, suivie du Mexique et de l’Arabie saoudite. Cela signifie que les États-Unis sont dépendants de la Russie. Cela vaut également pour les moteurs de fusée, par exemple. Cela ne dérange pas les États-Unis. Mais cela dérange les États-Unis que les Européens soient dépendants de la Russie. Pendant la guerre froide, la Russie, c’est-à-dire l’Union soviétique, a toujours respecté tous les contrats gaziers. La mentalité russe est à cet égard très semblable à celle de la Suisse. Les Russes sont très légalistes un peu comme les Suisses. Cela n’exclut évidemment pas l’émotion, mais les règles s’appliquent et on les respecte. Pendant la guerre froide, l’Union soviétique n’a jamais fait le lien entre l’économie et la politique. Le conflit en Ukraine est un conflit purement politique.
La théorie de Brzeziński selon laquelle l’Ukraine est la clé de la domination de l’Asie joue-t-elle aussi un rôle ici ?
Brzeziński était certainement un grand penseur et il influence toujours la pensée stratégique américaine. Mais à mon avis, cet aspect n’est pas si central dans cette crise. L’Ukraine est certainement importante. Mais la question de savoir qui domine ou contrôle l’Ukraine n’est pas vraiment la question. L’objectif des Russes n’est pas de contrôler l’Ukraine. Ce serait plutôt l’inverse, comme avec d’autres pays. C’est un problème de stratégie militaire.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Dans toute la discussion qui est menée en ce moment, on ne tient pas compte d’un élément décisif. On parle certes d’armes nucléaires, mais un peu comme dans un film. La réalité est un peu différente. Les Russes veulent une distance entre l’OTAN et la Russie. L’élément central de l’OTAN est la puissance nucléaire américaine. C’est l’essence même de l’OTAN. Lorsque je travaillais à l’OTAN, Jens Stoltenberg – il était déjà mon patron – disait déjà : «L’OTAN est une puissance nucléaire». Actuellement, le déploiement des systèmes de missiles et de lanceurs MK-41 américains en Pologne et en Roumanie.
S’agit-il d’armes défensives ?
Les États-Unis disent bien sûr qu’elles sont purement défensives. On peut effectivement lancer des missiles défensifs à partir de ces lanceurs. Mais on peut aussi lancer des missiles nucléaires avec le même système. Ces rampes sont situées à quelques minutes de Moscou. En cas de tension accrue en Europe, si les Russes détectent, sur la base d’images satellites, des préparatifs en vue de tirs de missiles, attendraient-ils sans rien faire que des missiles nucléaires soient éventuellement lancés en direction de Moscou ?
Je ne pense pas…
… Bien sûr que non. Ils lanceraient immédiatement une attaque préventive. Cette situation vient en grande partie du retrait américain du Traité ABM. Ce traité ne leur permettait pas de déployer un tel système en Europe. En cas de conflit, il faut toujours se ménager un certain temps de réaction. Ne serait-ce que parce que des erreurs peuvent se produire.
C’est ce que nous avons connu pendant la guerre froide. Plus la distance entre les sites de lancement est grande, plus on a de temps pour réagir. Si les missiles sont stationnés trop près du territoire russe, il n’y a plus de temps pour réagir en cas d’attaque et on risque de partir beaucoup plus vite dans un conflit nucléaire. Cela concerne tous les pays de la région. Les Russes l’ont bien sûr réalisé, et c’est la raison pour laquelle ils avaient créé le Pacte de Varsovie.
L’importance des armes nucléaires s’accroît
Il y a d’abord eu l’OTAN…
L’OTAN a été créée en 1949 et le Pacte de Varsovie seulement six ans plus tard. La raison en était le réarmement de la RFA et son adhésion à l’OTAN en 1955. Si l’on regarde la carte de 1949, on voit un très grand espace entre les pays de l’OTAN et l’URSS. Lorsque l’OTAN s’est rapproché de la frontière russe à la suite de l’adhésion de l’Allemagne, la Russie a créé le Pacte de Varsovie. Les pays d’Europe de l’Est étaient déjà tous communistes, et leurs partis communistes était très forts dans tous les pays. Presque pire qu’en URSS. L’URSS voulait avoir une ceinture de sécurité autour d’elle, c’est pourquoi elle a créé le Pacte de Varsovie. Elle voulait avoir un glacis pour pouvoir mener une guerre conventionnelle le plus longtemps possible. C’était l’idée : rester le plus longtemps possible dans le domaine conventionnel et ne pas tomber immédiatement dans le domaine nucléaire.
Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Après la guerre froide, on a un peu oublié l’armement nucléaire. La sécurité n’était plus une question d’armes nucléaires. La guerre en Irak, la guerre en Afghanistan étaient des guerres avec des armes conventionnelles, et la dimension nucléaire a été quelque peu perdue de vue. Mais les Russes ne l’ont pas oubliée. Ils pensent de manière très stratégique. J’ai visité à l’époque l’état-major général à Moscou, à l’Académie Vorochilov. On pouvait y voir comment les gens pensaient. Ils réfléchissent de manière stratégique, comme on devrait penser en temps de guerre.
Peut-on le voir aujourd’hui ?
On le voit très bien aujourd’hui. Les gens de Poutine pensent de manière stratégique. Il y a une pensée stratégique, une pensée opérative etune réflexion tactique. Les pays occidentaux, on l’a vu en Afghanistan ou en Irak, n’ont pas de stratégie. C’est exactement le problème des Français au Mali. Le Mali a maintenant demandé aux Français de partir car ils tuent des gens sans stratégie et sans objectif. Chez les Russes, c’est tout à fait différent, ils pensent de manière stratégique. Ils ont un objectif. C’est aussi le cas de Poutine.
Dans nos médias, on entend régulièrement que Poutine a évoqué l’arme nucléaire. Avez-vous entendu cela aussi ?
Poutine a mis ses forces nucléaires en état d’alerte de niveau 1 le 7 février. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Les 11 et 12 février, Zelensky était présent à la conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich. Il a déclaré qu’il souhaitait acquérir des armes nucléaires. Cela a été interprété comme une menace potentielle. Au Kremlin, la lampe rouge s’est naturellement allumée. Pour comprendre cela, il faut avoir à l’esprit l’accord de Budapest de 1994. Il s’agissait de détruire les missiles nucléaires dans les ex-républiques soviétiques et de ne laisser subsister que la Russie comme puissance nucléaire. L’Ukraine a elle aussi remis ses armes nucléaires à la Russie, et en contrepartie cette dernière a garanti l’inviolabilité de ses frontières. Après le retour de la Crimée à la Russie, en 2014, l’Ukraine a déclaré qu’elle voulait revenir sur l’accord de 1994.
Revenons-en aux armes nucléaires. Qu’a réellement dit Poutine ?
Si Zelensky voulait récupérer des armes nucléaires, ce serait certainement une voie inacceptable pour Poutine. Avec des armes nucléaires si proches de la frontière, la Russie n’aurait plus de délai de pré-alerte. À l’issue de la visite de Macron, lors de la conférence de presse, Poutine a clairement expliqué que si la distance entre l’OTAN et la Russie était trop faible, cela pourrait entraîner des dérapages aux conséquences imprévisibles. Mais l’élément décisif a été au début de la guerre contre l’Ukraine, lorsque le ministre français des Affaires étrangères a menacé en rappelant que l’OTAN était une puissance nucléaire. Poutine a ainsi réagi en mettant ses forces nucléaires en état d’alerte. La presse n’en a bien sûr pas parlé. Poutine est un réaliste, il a les pieds sur terre et est déterminé.
Qu’est-ce qui a poussé Poutine à intervenir militairement maintenant ?
Le 24 mars 2021, Zelensky a promulgué un décret afin de reconquérir la Crimée. Il a entrepris des préparatifs dans ce sens. Était-ce vraiment son intention ou seulement une manœuvre politique, on ne sait pas. Toujours est-il que l’on a observé un renforcement massif de l’armée ukrainienne dans la région du Donbass et de la Crimée. Les Russes l’ont bien sûr remarqué. Parallèlement, l’OTAN a organisé en avril dernier de grands exercices entre les pays baltes et la mer Noire. Cela a fait réagir les Russes, ce qui est compréhensible. Ils ont organisé des exercices dans le District Militaire Sud pour marquer leur présence. Les choses se sont ensuite calmées et en septembre, la Russie a organisé des exercices «Zapad 21» prévus de longue date, et organisés tous les quatre ans. A la fin des manœuvres, quelques unités sont restées à proximité de la Biélorussie. Il s’agissait de troupes du district militaire oriental. C’est surtout du matériel qui a été laissé là-bas, car une grande manœuvre avec la Biélorussie était prévue pour le début de cette année.
Comment l’Occident a-t-il réagi ?
L’Europe et surtout les États-Unis ont interprété cela comme un renforcement de la capacité d’attaque contre l’Ukraine. Des experts militaires indépendants, mais aussi le chef du Conseil de sécurité ukrainien, ont alors déclaré qu’aucun préparatif de guerre n’était en cours. Le matériel entreposé par les Russes à ce stade n’était clairement pas prévu pour une offensive. Les soi-disant experts militaires occidentaux, notamment français, ont immédiatement qualifié cela de préparatifs de guerre et ont fait passer Poutine pour un dictateur fou. C’est toute l’évolution que l’on a vue entre la fin octobre 2021 et le début de cette année. La communication des États-Unis et de l’Ukraine sur ce sujet a été très contradictoire. Les uns parlaient d’une attaque planifiée, les autres démentaient. C’était une sorte de douche écossaise permanente.
L’OSCE signale de graves bombardements des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk en février par l’Ukraine
Que s’est-il passé en février ?
À la fin janvier, la situation semble évoluer, et il semble que les États-Unis ont parlé à Zelensky, car on observe alors un changement. A partir de début février, les États-Unis n’ont cessé de dire que les Russes étaient sur le point d’attaquer et ont diffusé des scénarios d’attaque. Antony Blinken a ainsi pris la parole devant le Conseil de sécurité de l’ONU et a expliqué comment l’attaque des Russes allait se dérouler, selon les services de renseignement. Cela rappelle la situation de 2002/2003 avant l’attaque contre l’Irak. Là aussi, on s’était soi-disant appuyé sur l’analyse des services de renseignement. Ce n’était pas vrai, car la CIA n’était pas convaincue de la présence d’armes de destruction massive en Irak. Rumsfeld ne s’appuyait alors pas sur la CIA, mais sur un petit groupe confidentiel, créé spécialement pour cette situation au sein du département de la Défense, afin de contourner les analyses de la CIA.
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Les causes de l’extrémisme de droite en Ukraine
Pourquoi Poutine a-t-il pris cette décision ?
Dans cette situation, il n’avait pas beaucoup d’autres choix que de le faire, car la population russe n’aurait pas compris qu’il ne fasse rien pour protéger la population russophone du Donbass. Pour Poutine, il était clair que s’il réagissait et intervenait, seulement pour d’aider les républiques ou pour envahir l’Ukraine, l’Occident réagirait dans tous les cas par des sanctions massives. Dans un premier temps, il a donc reconnu l’indépendance des deux républiques. Le même jour, il a conclu des traités d’amitié et de coopération avec chacune des deux républiques. Dès lors, il pouvait invoquer l’article 51 de la Charte des Nations unies, lui permettant ainsi d’intervenir pour aider les deux républiques au titre de la défense collective et de l’autodéfense. Il a ainsi créé la base juridique pour son intervention militaire.
Mais il n’a pas seulement aidé les républiques, il a attaqué toute l’Ukraine ?
Poutine avait deux possibilités : Premièrement, simplement aider les russophones du Donbass contre l’offensive de l’armée ukrainienne ; deuxièmement, mener une attaque plus profonde en Ukraine afin de neutraliser les capacités militaires ukrainiennes.Il a également pris en compte le fait que, quoi qu’il fasse, les sanctions pleuvraient. C’est pourquoi il a manifestement opté pour la variante maximale, tout en relevant clairement que Poutine n’a jamais déclaré vouloir s’emparer de l’Ukraine. Son objectif est clair : démilitariser et dénazifier.
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Pourquoi y a-t-il autant d’organisations paramilitaires ?
En 2015/2016, j’étais en Ukraine avec l’OTAN. L’Ukraine avait un gros problème, elle manquait de soldats, car l’armée ukrainienne avait de très nombreuses pertes en dehors d’actions de combat. Elle avait un grand nombre de morts dus aux suicides et aux problèmes d’alcool. Elle avait du mal à trouver des recrues. On m’a demandé d’y apporter mon aide en raison de mon expérience à l’ONU. Je me suis ainsi rendu plusieurs fois en Ukraine. Le point principal était que l’armée n’était pas crédible auprès de la population et qu’elle ne l’était pas non plus sur le plan militaire. C’est pourquoi l’Ukraine a encouragé de plus en plus les forces paramilitaires et les a développées. Ce sont des fanatiques animés par l’extrémisme de droite.
D’où vient l’extrémisme de droite ?
Sa naissance remonte aux années 1930. Après les années de famine extrême, entrées dans l’histoire sous le nom d’Holodomor, une résistance au pouvoir soviétique s’est formée. Pour financer la modernisation de l’URSS, Staline avait confisqué les récoltes, provoquant ainsi des famines sans précédent. C’est alors le NKVD, l’ancêtre du KGB, qui avait mis en œuvre cette politique. Le NKVD était organisé sur une base territoriale et en Ukraine on y trouvait de nombreux juifs aux échelons supérieurs de commandement. De ce fait, tout s’est un peu mélangés : la haine des communistes, la haine des Russes et la haine des juifs. Les premiers groupes d’extrême droite datent de cette époque, et ils existent toujours. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient besoin de ces groupes, comme l’OUN de Stepan Bandera, l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne, et d’autres pour combattre sur les arrières des Soviétiques. À cette époque, les forces du IIIe Reich sont vues comme des libérateurs, il en est ainsi de la 2e division blindée SS, «Das Reich», qui avait libéré Kharkov des Soviétiques en 1943, et qui est aujourd’hui encore célébrée en Ukraine. Le centre géographique de cette résistance d’extrême droite se trouvait à Lvov, aujourd’hui Lviv, en Galicie. Cette région avait même sa « propre » 14e Panzer Grenadier Division SS « Galizien », une division SS composée uniquement d’Ukrainiens.
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Double jeu de l’UE et des États-Unis
Comment ces deux républiques ont-elles été créées à l’époque ?
Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière dans l’histoire. En automne 2013, l’UE voulait conclure un accord commercial et économique avec l’Ukraine. L’UE offrait à l’Ukraine une garantie de développement avec des subventions, avec des exportations et des importations, etc. Les autorités ukrainiennes voulaient conclure l’accord. Mais cela n’allait pas sans poser de problèmes, car l’industrie et l’agriculture ukrainiennes étaient orientées vers la Russie en termes de qualité et de produits. Les Ukrainiens développaient des moteurs pour les avions russes, pas pour les avions européens ou américains. L’orientation générale de l’industrie était donc vers l’Est et non vers l’Ouest. Sur le plan qualitatif, l’Ukraine pouvait difficilement soutenir la concurrence du marché européen. C’est pourquoi, les autorités voulaient coopérer avec l’UE tout en maintenant des relations économiques avec la Russie.
Cela aurait-il été possible ?
De son côté, la Russie n’avait aucun problème avec les projets de l’Ukraine. Mais elle voulait aussi conserver ses relations économiques avec l’Ukraine. Elle a donc proposé d’établir deux accords avec un groupe de travail tripartite : l’un entre l’Ukraine et l’UE et l’autre entre l’Ukraine et la Russie. L’objectif était de couvrir les intérêts de toutes les parties. C’est l’Union Européenne, par la voix de Barroso, qui a demandé à l’Ukraine de choisir entre la Russie et l’UE. L’Ukraine a alors demandé un temps de réflexion et a exigé une pause dans tout le processus. Après cela, l’UE et les États-Unis n’ont pas joué franc jeu.
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La lutte pour l’indépendance de la Crimée
L’évolution de la situation en Crimée n’est-elle pas liée à ce contexte ?
On oublie que la Crimée était indépendante, avant même que l’Ukraine devienne indépendante.En janvier 1991, c’est-à-dire alors que l’Union soviétique existait encore, la Crimée a fait un référendum pour être rattachée à Moscou et non plus à Kiev. Elle est ainsi devenue une République Socialiste Soviétique Autonome. L’Ukraine n’a eu son référendum d’indépendance que six mois plus tard en août 1991. À ce stade, la Crimée ne se considérait pas comme une partie de l’Ukraine. Mais l’Ukraine ne l’a pas accepté. Entre 1991 et 2014, ce fut un bras de fer permanent entre les deux entités. La Crimée avait sa propre constitution avec ses propres autorités. En 1995, encouragée par le Mémorandum de Budapest, l’Ukraine a renversé le gouvernement de Crimée avec des forces spéciales et a abrogé sa constitution. Mais cela n’est jamais mentionné, car cela donnerait un tout autre éclairage sur l’évolution actuelle.
Que voulaient les habitants de la Crimée ?
Ils se sont effectivement toujours considérés comme indépendants. A partir de 1995, la Crimée a été gouvernée par décrets depuis Kiev. Cela était en totale contradiction avec le référendum de 1991 et explique pourquoi la Crimée a organisé un nouveau référendum en 2014, après qu’un nouveau gouvernementultra nationaliste est arrivé au pouvoir en Ukraine après un coup d’État illégal. Son résultat a été très similaire à celui de 30 ans plus tôt. Après le référendum, la Crimée a demandé à pouvoir entrer dans la Fédération de Russie. Ce n’est pas la Russie qui a conquis la Crimée, c’est la population qui a autorisé ses autorités à demander à la Russie de l’accueillir. Il y avait aussi un traité d’amitié passé entre la Russie et l’Ukraine en 1997, dans lequel l’Ukraine garantissait la diversité culturelle des minorités dans le pays. Lorsque la langue russe a été interdite en février 2014, c’était une violation de ce traité.
[…]
Est-ce que cela a été contrôlé par l’ONU ?
Non, personne ne s’en est occupé, et à part la Russie, personne n’a exigé le respect de l’accord de Minsk II. Tout à coup, on ne parlait plus que du format Normandie. Mais c’est totalement insignifiant. Ce format est né lors de la célébration du jour J en juin 2014. Les anciens protagonistes de la guerre, les chefs d’État alliés étaient invités, ainsi que l’Allemagne, l’Ukraine et les représentants d’autres États. Dans le format Normandie, seuls les chefs d’État étaient représentés, les républiques autonomes n’y sont évidemment pas présentes. L’Ukraine ne veut pas parler avec les représentants de Lougansk et de Donetsk. Mais si l’on lit les accords de Minsk, il aurait dû y avoir une concertation entre le gouvernement ukrainien et les républiques pour que la constitution ukrainienne puisse être adaptée. C’était donc un processus interne à l’Ukraine, mais ce n’est pas ce que voulaient le gouvernement ukrainien.
Mais les Ukrainiens ont également signé l’accord…
… oui, mais l’Ukraine a toujours voulu rejeter le problème sur la Russie.
[…]
Comment la Russie s’est-elle comportée ?
La position de la Russie a toujours été la même. Elle voulait que les accords de Minsk soient mis en œuvre. Elle n’a jamais changé de position pendant huit ans. Au cours de ces huit années, il y a bien sûr eu différentes violations des frontières, des tirs d’artillerie, etc. mais la Russie n’a jamais remis en question les accords.
[…]
La Suisse sort du statut de neutralité
Comment jugez-vous la réaction de la Suisse le week-end dernier ?
C’est un désastre. La Russie a établi une liste de 48 «États inamicaux», et imaginez que la Suisse y figure également. C’est vraiment un changement d’époque, mais dont la Suisse est elle-même responsable. La Suisse a toujours été «the man in the middle». Nous avons mené le dialogue avec tous les États et avons eu le courage de nous tenir au milieu. Il y a une hystérie concernant les sanctions. La Russie est très bien préparée à cette situation, elle en souffrira, mais elle y est préparée. Le principe des sanctions est toutefois totalement erroné. Aujourd’hui, les sanctions ont remplacé la diplomatie. On l’a vu avec le Venezuela, avec Cuba, avec l’Irak, avec l’Iran, etc. Il suffit que leur politique ne plaise pas aux États-Unis. C’est leur erreur. Quand je vois qu’on a suspendu des athlètes handicapés aux Jeux para-olympiques, les mots me manquent. C’est totalement inadapté. Cela touche des personnes individuelles, c’est tout simplement pervers. C’est aussi bas que lorsque le ministre français des Affaires étrangères dit que le peuple russe doit souffrir des sanctions. Celui qui dit cela n’a pas d’honneur à mes yeux. Il n’y a rien de positif à déclencher une guerre, mais réagir ainsi est tout simplement honteux.
[…]
Si je peux résumer cet entretien, vos réponses ont clairement montré que l’Occident n’a cessé depuis longtemps de jeter de l’huile sur le feu et de provoquer la Russie. Ces provocations sont toutefois rarement reprises dans nos médias, mais les réponses de Poutine ne sont données que partiellement ou de manière déformée afin de maintenir autant que possible l’image du belliciste et de l’inhumain.
Mon grand-père était Français, il a fait la première guerre mondiale comme soldat et m’en a souvent parlé. Et je dois constater que l’hystérie, la manipulation et le comportement irréfléchi des politiciens occidentaux me le rappellent beaucoup aujourd’hui, et c’est cela qui m’inquiète beaucoup. Quand je vois comment notre pays neutre n’est plus capable de prendre une position indépendante de l’UE et des États-Unis, j’ai honte. Il faut avoir les idées claires et connaître les faits qui se cachent derrière tous ces événements. Ce n’est qu’ainsi que la Suisse pourra mener une politique de paix raisonnable.
[…]
Monsieur, je vous remercie de cet entretien.
Lire la suite et les passages supprimés parce que cela aurait été trop long pour un article ici . Je vous le conseille l’ensemble de l’article est vraiment passionnant, on apprend énormément de choses.
Interview réalisée par Thomas Kaiser
Traduction Zeitgeschehen im Fokus
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Le Ministre des affaires étranges français n’en a que le titre, c’est un pion de Davos comme Macron.
Merci pour cet article passionnant qui ne peut que me conforter dans ma vision de la géopolitique européenne et des luttes d’influences entre les états occidentaux qui sont politiquement en majorité sous l’égide des USA et conditionnellement autonomes vis-à-vis de leurs politiques commerciales tant que Washington ne daigne pas s’en mêler ; la volte-face honteuse de Hollande au regard des porte-hélicoptères commandés et en partie réglés par Poutine à la France et la protestation de principe de Macron envers Canberra et Washington qui s’est autorisé de souffler le marché de 8 sous-marins remporté et signé initialement entre l’Australie et la France, en sont la démonstration patente…
Cet article mérite d’être envoyé à tous vos contacts pour contrer la propagande mensongère de la mafia politico-médiatique.