Budapest : « Les Chaussures au bord du Danube »
Mémorial à la Shoah, matériaux fer et fonte. Inauguré en 2005
Notre fil conducteur est une jeune Juive tchécoslovaque, « la femme aux sept vies ». Son histoire nous mène de Tchécoslovaquie vers l’Allemagne en passant par la Slovaquie et la Hongrie.
Compte tenu de mes racines silésiennes, je m’intéresse énormément à nos voisins du sud : Tchéquie, Slovaquie, Hongrie. Leur passé nous en dit long sur le bras de levier destructeur du régime nazi et ultérieurement soviétique.
Agnesa Farkasova
Elle est née en 1924 à Kosice, actuellement à l’est de la Slovaquie. Une enfance à Preszow au nord de Kosice, région historiquement hongroise avant d’appartenir à la Tchécoslovaquie dès 1918. Elle apprend donc le slovaque à l’école mais le hongrois reste la langue de sa sphère familiale. La politique anti-juive d’alors rend sa scolarité des plus pénibles.
République slovaque 1939-1945, toponymie allemande
Kaschau ou Kosice, lieu de naissance d’Agnesa Farkasova
République slovaque 1939-1945
Le chaos post-munichois mène la Slovaquie à proclamer son autonomie et la République slovaque voit le jour le 15 mars 1939, une sorte d’État fantoche clérico-fasciste inféodé à Berlin. Ce satellite allemand est dirigé par le prêtre catholique romain Jozef Tiso, dit « Monseigneur », Président de la République slovaque de 1939 à 1945.
Voulant plaire à son cador moustachu, il valide des mesures particulièrement sévères envers les Juifs slovaques, ce peuple « déicide et source de toutes les exploitations ». Le complotisme ne date pas d’hier.
Jozef Tiso (1887-1947 par pendaison)
Prêtre, homme politique, collabo zélé
Bien plus intensément qu’au sein du Protectorat de Bohême-Moravie voisin, on y assiste à une rapide « aryanisation » du patrimoine juif et pour une bouchée de pain, les Slovaques « de souche » s’accaparent exploitations agricoles, entreprises, magasins et ateliers juifs. Les historiens parleront de hold-up du siècle : 80.000 Juifs slovaques sont privés du jour au lendemain de moyens de subsistance. Les nationalistes slovaques se frottent les mains : ils assistent bel et bien à l’enrichissement de la bourgeoisie slovaque. Voir ici-bas « Le Miroir aux alouettes » de 1965.
Slovaquie • Juifs spoliés contraints de nettoyer les rues
En 1940, le bourreau SS Hauptsturmführer Dieter Wisliceny se présente à Bratislava – capitale slovaque – pour « négocier la grande purge » et il en résulte que l’Allemagne nazie percevra 500 marks pour tout Juif déporté de Slovaquie, sinistre marché à la satisfaction de Berlin et de Bratislava. Près de 58.000 Juifs slovaques seront déportés vers Auschwitz-Birkenau « aux frais » de Bratislava.
SS Dieter Wisliceny (1911-1948 par pendaison)
Une Hongrie temporairement salvatrice
Entre 1938 et 1941, le gouvernement hongrois prend des mesures contraignantes à l’encontre des Juifs et cela implique une limitation de leur participation à la vie économique. Ils deviennent citoyens de seconde catégorie. Au sein de l’armée, on leur confie les plus sales besognes comme les missions de déminage.
En 1941, avec la complicité logistique du gouvernement du Régent de Hongrie Miklos Horthy et de l’armée hongroise, dans le cadre d’un génocide déjà planifié à Berlin, 23.600 Juifs sont déportés de Hongrie vers Kamenets Podolski, actuellement en Ukraine. Ils seront exécutés par les nazis dans les fosses communes que sont les cratères formés par la destruction de dépôts de munitions par les Soviétiques lors de leur retraite. Officiellement fasciste, la Roumanie voisine ira encore plus loin dans l’horreur puisque sa propre armée (!) massacrera près de 100.000 Juifs fin 41 et début 42 à Odessa et en Bessarabie.
Un recensement dénombre alors 860.000 Juifs vivant en Hongrie, auxquels on ajoutera les réfugiés juifs tchèques, slovaques, roumains et yougoslaves. Jusqu’en mars 1942, ils ne sont pas astreints au port de la sinistre étoile jaune. Cet « oasis hongrois » est dû à la relative bienveillance de l’Amiral Horthy, l’exception en Europe centrale. Ces Juifs sont traditionnellement bien assimilés – surtout les 200.000 Budapestois – et contribuent incontestablement à la dynamique économique hongroise. Voir ici-bas la version hollywoodienne de Budapest, 1938.
Mais pour le Parti des Croix Fléchées du leader fasciste Ferenc Szalasi, hungariste à défaut d’humaniste, pro-allemand et antisémite, « c’en est trop ». Ses affidés étant présents dans la police et l’armée, ils participeront activement à la Shoah.
Ferenc Szalasi, le « Saint Patron »
Une Hongrie temporairement salvatrice pour Agnesa
En 1942, le régime de Jozef Tiso poursuit l’aryanisation de la Slovaquie et la famille d’Agnesa est déportée vers Auschwitz. Agnesa elle-même reçoit également une convocation à la déportation. Mais elle simule de manière si parfaite une sciatique qu’elle échappe à la rafle administrative. Ses amies seront emmenées à Birkenau et c’est la main-d’œuvre juive slovaque « de proximité » qui bâtira les premiers baraquements du camp de la mort.
En 1942, Agnesa est âgée de 18 ans. Elle comprend ce qui l’attend tôt ou tard et décide de franchir illégalement la frontière slovaco-hongroise toute proche. Objectif : le Monastère du Bon Pasteur à Obuda, nord de Budapest. Ce couvent comprend son « centre de rééducation » pour prostituées repenties. La mère supérieure y cache également quelques juives fuyant le régime répressif slovaque et la connaissance du hongrois vous aide dans de telles situations.
Pour les Juifs slovaques, d’ailleurs citoyens hongrois avant 1918, la Hongrie de Horthy n’est certes pas la Terre promise mais elle reste un refuge dont les Juifs polonais, pour ne citer qu’eux, ne peuvent que rêver.
Le Monastère du Bon Pasteur, nord de Budapest : la planque d’Agnesa en 1942
Aujourd’hui « Congrégation des Sœurs du Bon Pasteur » https://jopasztor.hu/
1944 : les nazis occupent la Hongrie
Après avoir purgé une partie de la Grèce de ses Juifs avec pour destination les camps en Pologne occupée, le SS Hauptsturmführer Dieter Wisliceny se rend à Budapest en mars 1944. Il est accompagné d’Adolf Eichmann. Près d’un million de Juifs vivent en Hongrie, ce qui « incommode » Hitler. L’Armée rouge approche des frontières mais l’Amiral Horthy fait toujours opposition aux déportations, tant pour des raisons morales que tactiques. En effet, le rapport de forces ayant basculé de Berlin vers Moscou, il négocie déjà auprès des Alliés le retrait de la guerre de la Hongrie.
Objectif pas tant géostratégique que génocidaire
Ces soldats n’en sont pas car leurs adversaires sont des civils
Le 19 mars, Berlin perd patience : la Wehrmacht pénètre facilement en Hongrie et le pronazi Döme Sztojay prend le pouvoir. Il sera Premier du Royaume de Hongrie du 22 mars au 29 août 1944. « Champion de l’antisémitisme » comme il le dit lui-même, il ordonne dès avril le port obligatoire de l’étoile de David et légalise les Croix Fléchées. On enferme près d’un demi-million de Juifs dans une centaine de ghettos hongrois. Entre le 14 mai et le 9 juillet 1944, 437.402 Juifs hongrois seront acheminés vers Auschwitz-Birkenau.
Le Premier Döme Sztojay (1883-1946 par peloton d’exécution)
Précédemment informé du fait que les Alliés ont déjà connaissance du génocide pratiqué en Europe centrale, Horthy ordonne le 6 juillet 1944 de stopper immédiatement les déportations. Le 15 octobre, il rompt unilatéralement avec Berlin et tente de négocier avec les représentants de l’Armée rouge. Les nazis emprisonnent Horthy et le forcent à nommer le 16 octobre Ferenc Szalasi premier ministre d’un État déjà au bord de l’effondrement.
Ferenc Szalasi, le « Saint Patron » (1897-1946 par pendaison)
1944-1945 : la barbarie s’installe sur le Danube
Sous Szalasi, les Croix Fléchées instaurent un régime de terreur anti-juive, une terreur d’identité hongroise faut-il le rappeler. Les Juifs sont massacrés en rue et les déportations reprennent. Selon le témoignage de visu de Giorgio Perlasca, un entrepreneur italien de Budapest ayant sauvé des centaines de Juifs, les victimes furent exécutées au bord du Danube en décembre 44 et janvier 45. Les Juifs furent contrains d’ôter leurs souliers avant exécution, telle est la clef de l’iconographie en tête d’article.
Budapest 1944 • Croix Fléchées
D’octobre 44 à février 45, les Croix Fléchées massacreront 15.000 Juifs à Budapest même. Seuls 35.000 Juifs survivront dans la capitale encerclée, notamment grâce à l’intervention des diplomates des États neutres – Suède, Suisse, Espagne – qui réussirent à faire parvenir de faux papiers aux Juifs. Rien que la Suisse accorda 30.000 passeports salvateurs avec certificat migratoire vers la Palestine. Vers la fin des combats, bon nombre se réfugièrent dans les demeures sous immunité diplomatique, épargnées par les sinistres Croix Fléchées. 250.000 Juifs hongrois ont survécu à la guerre.
Et notre vaillante Agnesa ?
En 1944, environ 200 Juifs – dont Agnesa – se cachent toujours au Monastère du Bon Pasteur à Obuda. Mais le risque de dénonciation est de plus en plus élevé vu l’omniprésence allemande à Budapest. Agnesa se procure de faux documents fournis par les nonnes du couvent protecteur et trouve une nouvelle planque à Angyalföld, cité ouvrière de Budapest. Agnesa y œuvrera comme messager clandestin, délivrant ci et là de faux papiers aux Juifs.
Angyalföld ou District XIII de Budapest. Agnesa s’y cacha en 1944
Tchécoslovaquie et enfin Allemagne
Après la guerre, Agnesa Farkasova retourne en Tchécoslovaquie. Elle y épouse l’artiste de cabaret slovaque Jan Kalina (1913-1981) et devient Agnesa Kalinova. Pratiquant le français, elle travaille au Consulat de France à Prague de 1946 à 1948. En 1952, elle est journaliste et traductrice à Bratislava. Interdite de travail après le Printemps de Prague de 1968, Agnesa Kalinova est arrêtée en 1972 comme prétendue « traître à la nation » et purge trois mois de prison. À titre de « rééducation socialiste », s’en suit un job forcé d’ouvrière dans une entreprise d’électricité.
Trop c’est trop : en 1978 le couple Kalina et leur fille Julia émigrent vers l’Allemagne. Agnesa Kalinova y œuvre comme rédactrice pour la rédaction tchécoslovaque de Radio Free Europe. Jan Kalina et Agnesa ont été réhabilités en Tchécoslovaquie dès après la Révolution de velours de 1990.
Jan Kalina, Agnesa Kalinova et leur fille Julia, années 60
Agnesa a publié en 2012 son autobiographie en slovaque sous le titre « Mes sept vies », hélas non traduite en français. Les sept vies d’Agnesa Farkasova/Kalinova ? La vie magyare en Slovaquie, l’exil à Budapest, le journalisme et la critique cinématographique à Bratislava, la prison communiste tchécoslovaque en 1968, la vie ouvrière rééducative, l’exil vers l’Allemagne en 1978, la réhabilitation en 1990.
Agnesa Kalinova est décédée à Munich en 2014 à l’âge de 90 ans. Sur les terres de ses anciens bourreaux, ce qui démontre à quel point l’Allemagne a changé pour redevenir elle-même : une sphère de grande maturité politique. C’est bel et bien en Bavière que Mme Kalinova, cette grande intellectuelle résistante et « patriote de la liberté », a enfin pu vivre dignement.
Mých sedm životů : Mes sept vies
Marianne
La France pétainiste fut teintée de velléités antisémites. Mais on rappellera ici que le véritable épicentre de l’antisémitisme en cette fin de 19ème siècle est la région historique de Galicie et que, même si la hiérarchisation de la barbarie à l’encontre des Juifs paraît déplacée, la répression fut bien plus épouvantable en Europe centrale qu’au nord-ouest des Alpes sous l’Occupation.
En France, si l’antisémitisme renaît de ses cendres, il n’est pas difficile d’en désigner la source. Ne cherchez pas midi à quatorze heures, cherchez Mehdi au quatorzième étage. Comprenne qui voudra.
Richard Mil+a
Addendum
Le Musée de la Terreur à Budapest est l’un des plus visités de la capitale. Il entretient la mémoire des malheurs de la Hongrie, eux qui proviennent « toujours de l’étranger »
« Budapest 1938 », vu par l’objectif américain
Jan Kadar et Elmar Klas ont immortalisé « le hold-up du siècle » – ou tragédie juive slovaque – avec « Le Miroir aux alouettes » de 1965, Oscar du meilleur film international 1966.
« Le Miroir aux alouettes », 1965
https://vicensotti.blogspot.com/2020/03/regarder-le-miroir-aux-alouettes-1965.html
Ghetto de Varsovie, années 40. Ils ne méritent pas une mais cinq étoiles
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j’étais à Noël 2019 à Budapest et j’ai pu voir et toucher ces souliers en bronze sur le quai du Danube… c’est vraiment très émouvant à voir.
Il faut également visiter la synagogue de Budapest…
Merci pour cet article précieux ; on peut comprendre que ces pays là ne veuillent pas aujourd’hui laisser faire l’Europe au sujet de l’immigration forcée , cette europe qui peut être aussi, une protection contre ses abominations ( droits de l’Homme ) .
Bonjour,
Un grand merci, Richard, pour cet article !
En complément à cet article, je me permets de vous faire connaitre le polonais (silésien) Henryk SŁAWIK qui était actif en Hongrie pour sauver quelques milliers de Juifs de Pologne (en coopération avec József Antall, un fonctionnaire du gouvernement hongrois).
SŁAWIK est presque inconnu en Pologne (pourtant reconnu par Yad Vashem) et moi-même, je l’ai « découvert » par hasard il y a un certain temps grâce à une exposition à l’Institut hongrois de Paris (https://openagenda.com/institut-hongrois/events/slawik-et-antall?oaq%5Bpassed%5D=1&lang=ko). Je me promenais et je suis tombé sur cette exposition…
D’après WIKIPEDIA (avec une correction sur le lieu de sa mort): « Henryk Sławik (né en 1894 à Jastrzębie Zdrój et mort au camp de concentration de Mauthausen le 23 août 1944), est un homme politique, diplomate et assistant de service social polonais qui aida environ 5 000 Juifs hongrois et polonais en leur donnant de faux passeports polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est parfois vu comme un « Raoul Wallenberg polonais ».
La Hongrie, alliée d’Hitler, était en même temps alliée informelle de la Pologne et beaucoup de soldats polonais ont transité vers la France par la Hongrie après la défaite de 1939. De ce fait, les pressions de l’Allemagne sur la Hongrie étaient énormes.