Théâtre : « Les races » de Ferdinand Bruckner ( 23 )

 

Hélène ( restée détournée.) : Je le vois.

Karlanner : tu vois comme la foule s’est écartée ? Tu vois tout cet espace libre ? Derrière les trois, il n’y a plus que les peintres qui dessinent sur la vitrine.

Hélène ( machinalement.) :  » Prenez garde au juif ! « 

Karlanner : oui, mais on dirait des fantômes.  Tu ne trouves pas ?

Hélène ( la voix étranglée.) : Oui.

Karlanner : Ce sont des fantômes.

Hélène : Des fantômes..

Karlanner : Devant un tel spectacle, chacun se retrouvera un jour lui-même dans un appel à la miséricorde et ne mourra pas avant d’être redevenu ce qu’il était à sa naissance : un être humain. ( Il regarde toujours par la fenêtre.) L’homme vient au monde sans papiers. L’acte de naissance, l’acte de baptême, le passeport si ils persécutent les hommes au lieu de les servir, sont des fantômes. ( un silence. Hélène se tourne vers lui. Karlanner, sans bouger : ) Ils nous éloignent de nous-mêmes,  ils m’ont éloigné de tout, et toi de moi. De trop.

Hélène ( bas.) : Henri.

Karlanner : Les miens, ce sont les Allemands ? Ou toi ?

Hélène ( souriant.) : Mais regarde moi donc.

Karlanner : Et les tiens, ce sont les juifs ? Ou moi ?

Hélène : Tu as un visage si mince à présent.

Karlanner ( lointain.) : Des mots qui nous ont assaillis, cernés

Hélène ( plus fort.) : Tu ne m’entends pas ?

Karlanner : …Qui nous ont arrachés l’un à l’autre…

Hélène : Comme tu as mauvaise mine, je m’en aperçois seulement.

Karlanner : …Qui sont tombés sur nous comme un coup de massue, des mots qui nous ont abattus.

Hélène : Moi aussi, n’est-ce pas ?

Karlanner : Toi ?

Hélène : J’ai mauvaise mine moi aussi.

Karlanner : Miséricorde ! Seigneur !

Hélène : Tu ne veux pas me regarder ? ( Karlanner a les yeux dans les yeux d’Hélène.) Moi aussi mon visage est maigre, regarde moi.

Karlanner : Ton visage ?

Hélène : Il est tout mince à présent.

Karlanner : Mais tes yeux…

Hélène : Mes yeux ?

Karlanner : …Sont plus grands que jamais. ( Hélène sourit. Après un temps.) Eh bien !

Hélène ( plus fort.) : Plus grands que jamais ?

Karlanner ( a un signe de tête affirmatif, puis d’une voix ferme.) : Eh bien, alors ?

Hélène ( troublée.) : Quoi ? Qu’est ce que tu veux ?

Karlanner : je te dis adieu, maintenant.

Hélène : Maintenant ?

Karlanner : Mon service m’appelle.

Hélène : Ton service ?

Karlanner : Je dois faire mon rapport.

Hélène : Quel service, Henri ?

Karlanner : Déclarer que je ne t’ai pas trouvée chez toi. Pour le reste…

Hélène : De quoi parles tu ?

Karlanner : Et, en attendant, tu disparais.

Hélène : En attendant, nous disparaissons. Tous les deux. Ensemble. Mon père vient de me le demander il y a un instant. Si j’avais pu supposer que…

Karlanner : Ton père ?

Hélène : Il avait raison : ai-je pu venir en aide à ce pauvre Yacovitsch ?

Karlanner : S’il n’y avait pas eu l’influence de ton père, tu aurais été arrêtée depuis longtemps.

Hélène : Mais n’importe quel moyen est bon à présent

Karlanner : Et tu t’étais imaginé que tu luttais !

Hélène : Nous n’avons plus une minute à perdre.

( Elle pousse vite une chaise contre l’armoire pour prendre la valise qui est au dessus.)

Karlanner : Une lutte entre fantômes des deux côtés. Seules les ruines qu’elles laissent en sont les réalités. La mort, des deux côtés.

Hélène : Des deux côtés ?

Karlanner ( dans un souffle.) : De notre côté aussi.

Hélène ( sur la chaise.) : De quoi parles tu ? ( Karlanner sourit.) La poussière de là dessus rappelle que notre voyage date de loin.

Karlanner : Quand je te vois sur cette chaise…

Hélène : Quand était-ce, déjà ?

Karlanner : Quand était-ce ? ( bas et vite.)… et que je me dis : je sais, elle va vite faire ses paquets, ça ne durera pas longtemps, qu’est-ce qu’elle a tant que ça d’affaires ? Et elle sera vite partie…

Hélène ( inquiète.) : Pourquoi te mets tu soudain à chuchoter ?

Karlanner ( souriant.) : Son linge, en trois minutes, et elle est déjà par monts et par vaux.

Hélène : Moi ?

Karlanner : Les quelques robes, n’oublie pas le costume à rayures, et le petit chapeau blanc de l’été dernier, ne l’oublie pas non plus.

Hélène : De l’été dernier ?

Karlanner ( pouvant à peine se contenir.) : oui, le blanc.

Hélène ( dans un cri.) : Henri !

( Karlanner prend le chapeau dont il arrondit la forme avec les mains. Hélène est incapable aussi de parler.)

Karlanner ( la voix étranglée.) : Et va-t’en, va-t’en, pars ! ( Hélène descend de la chaise. Karlanner, ne bougeant pas.) Et moi aussi, je pars

Hélène ( pâle.) : Henri !

Karlanner : moi avant toi, ce me sera plus facile.

( Dans la rue, haut parleur sur un camion encore lointain. Chœur parlé.

Hélène ( fort.) : Tu me laisses seule ?

Karlanner ( bas .) : Mon service.

Hélène : Tu as perdu la raison ?

Karlanner : Ma place est sur le front.

Hélène : Quel front ?

Karlanner ( plus fort.) : Le front des races.

Hélène : Tu es devenu fou ?

Karlanner : Autrefois, dans les temps anciens, les races se jetaient les unes sur les autres en se frappant à coups de massue,  tu l’as appris à l’école. Elles réapparaissent à nouveau : écoute, tu les entends ?

Hélène : Tu as pourtant dit toi-même que…

Karlanner : C’est le premier homme qui revient  Écoute.

Hélène : Ou c’est moi qui deviens folle. C’est peut-être moi.

Karlanner : Nous étions si miserables que nous nous sommes laissé griser par lui.

Hélène : C’est peut être moi.

Karlanner : Si miserables que nous avons voulu à tout pris être des héros. Mais il n’a fait de nous que de chasseurs, des traqueurs. Écoute, écoute, écoute.

Hélène ( se bouchant les oreilles.) : Je ne peux plus entendre.

Le haut parleur ( un chœur de plus en plus distinct.)

Si le juif ne cesse de calomnier

Nous lui en ferons voir de belles ;

Qui donne l’argent au juif

Ruine les forces de l’Allemagne.

Hélène : Que nous importe ce monde de forcenés si nous pouvons le fuir ?

Karlanner : Toi, tu peux encore fuir.

Hélène : Tu l’as bien dit toi-même, ce ne sont que des mots. ( avec éclat.) Que des mots.

Karlanner ( avec éclat.) : Des mots? Mais rien ne peut m’en faire sortir, moi !

Hélène : Quel rapport entre l’amour de deux êtres l’un pour l’autre et la folie des mots ?

Karlanner : Je suis enchaîné à eux pour toujours. ( bas et pendant les pauses du haut parleur.) Car, lorsqu’ils deviennent des actes, ce ne sont plus des mots, et aucun amour au monde ne vous aide à en sortir. ( avec amour.) Je n’ai pas fait qu’envoyer des photos, moi.

Hélène : Envoyer des photos ?

Karlanner : Envoyer des photos comme toi. ( d’un ton léger.) De ce que j’ai fait, moi, pas moyen de s’échapper.  Ça vous suivrait partout. Mais si je reste, ce n’est plus là.

Hélène : Si tu restes où ?

Karlanner : Dans tout ça.

Hélène : Et alors ?

Karlanner : Ne t’inquiète pas.

Hélène ( désemparée.) : C’est bientôt, n’est-ce pas, que tu passes ton doctorat ?

Karlanner ( a un signe de tête affirmatif,  prenant congé.) : Hélène.

Hélène : Ce doit être dans quelques jours ?

Karlanner : Dans quelques jours.

Hélène : Au moins ça.

Karlanner : Ça, certainement.

( il lui caresse le bras légèrement.)

Hélène : Tu n’aurais pas dû me faire sortir de là-dedans, moi non plus.

Karlanner : Eh bien !…

Hélène : Je ne me comprends plus, il me semble, à présent, que pendant tout ce temps je n’ai fait que t’attendre…

Karlanner ( souriant.) : Tu ne te comprends plus.

Hélène : …comme si j’avais voulu que provoquer, toi, t’appeler.  Mais je suis à présent beaucoup plus pauvre qu’ auparavant.

( elle tombe sur la poitrine de Karlanner.)

Karlanner : Beaucoup plus pauvre, mais sauvée. ( Le haut parleur passe en vitesse, frénétiquement acclamé. Karlanner après une étreinte passionnée, veut se dégager.) Eh bien !

Hélène ( dans un cri.) : Pense donc à moi.

Karlanner ( dans un cri.) : Rien qu’à toi.

( il se degage et sort vite.)

Hélène ( en le suivant.) : Rien qu’à moi. ( à voix basse, en se laissant tomber 🙂 Miséricorde !

                                 Rideau

                         FIN DE L’ACTE II

A SUIVRE .

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