
Marx ( avec puissance.) : » Prenez garde au juif ? «
Hélène ( déchaînée.) : Ça s’appliquerait à toi aussi, alors. Et si c’était moi qui décidais, ça s’appliquerait à toi surtout…
Marx : A nous ? Nous qui faisons partie du grand trust chimique…
Hélène : A toi surtout !
Marx : …Qui sommes liés pour toujours à l’Allemagne par des liens tissés pendant la guerre à la sueur de nos fronts?…
Hélène (avec grandeur.) : » Prenez garde au juif ! «
Marx : En ce qui me concerne, la question de la race est inexistante, elle est abolie par moi-même. Les juifs comme moi sont en dehors de toute concurrence. Ton Samuel d’en face, oui, la question existe pour lui, pour ces pareils.
Hélène (éclatant.) : Qu’est-ce que tu cherches encore ici ?
Marx : Si tu pouvais savoir dans quel monde impossible tu vis ! Mais quand je te vois trembler de la sorte…( entre Karlanner.)
Hélène ( poussant un cri.) : Henri !
( le regardant fixement.)
Marx ( après un temps.) : Je l’avais deviné. La force magique. ( Il sort.) Silence.
Hélène (bas.) : Tu as osé. (Karlanner reste appuyé contre le mur.) Qu’est-ce que tu viens faire ici ? ( Karlanner secoue la tête. Silence. Hélène, bas : ) Sors. ( Karlanner a un signe de tête affirmatif.) Tu as perdu la raison.
Karlanner ( retrouvant la parole.) : Je viens seulement pour te dire…
Hélène : Non je ne veux rien entendre de toi.
Karlanner : …Qu’il faut que tu partes. ( Hélène va vite à la fenêtre.) Rossloh a entre les mains plusieurs dénonciations contre toi. Des propos que tu aurais tenus lorsqu’on t’a renvoyée du bureau. La marchande de journaux a répété des paroles que tu aurais prononcées.
Hélène ( en larmes.) : Et la laitière, qu’est-ce qu’elle a raconté ?
Karlanner : Tu ris, c’est que tu n’as pas idée de…
Hélène : Et la blanchisseuse ?
Karlanner : Tu ne sais pas qu’il suffirait, en effet, du témoignage d’une blanchisseuse…
Hélène : Et les lettres qu j’ai écrite à toutes mes collègues.
Karlanner : Des lettres ?
Hélène ( machinalement.) : » Je déclare par la présente que je suis juive et vous demande de bien déclarer à votre tour que vous êtes une chrétienne. »
Karlanner : Ça Rossloh n’en sait rien.
Hélène ( tout en regardant par la fenêtre.) : Tu peux le lui dire. Le journal illustré a publié une photographie : » Le juif sous son aspect naturel. » Tu l’as vue ? Son aspect naturel c’est : le pantalon coupé au genou, des boucles collées sur les tempes, un écriteau sur le dos.
Karlanner : ( vivement.) : Je l’ai vue.
Hélène : Et tu sais qu’elle représente Siegelmann ?
Karlanner : Oh ! mon dieu !
Hélène : Moi aussi, j’ai crié : oh ! mon dieu, quand je l’ai vue. J’ai couru chez lui. C’était bien lui, en effet. Son concierge me l’a confirmé et tout raconté.
Karlanner : C’est le concierge qui t’a dénoncée.
Hélène : il a d’abord tout raconté, il avait besoin de se soulager.
Karlanner : Et après, il a commencé à avoir peur.
Hélène : Pas moi.
Karlanner : Et il t’a dénoncée pour se mettre hors de cause. C’est toi qui aurais parlé.
Hélène : J’ai découpé plusieurs de ces photographies, je les ai envoyées à toutes les personnes dont les noms me venaient à l’esprit et j’ai écrit au dessous : Allemagne 1933.
Karlanner : C’est de la démence, Hélène.
Hélène : Rossloh ne le sait pas. Qu’est-ce que tu attends ?
Karlanner : Rossloh sait tout.
Hélène (fermement.) : Je n’ai pas peur.
Karlanner : Je vois tout ce qu’il a entre les mains contre toi. Tu es a sa merci.
Hélène : Véridique et sans retouche : » Allemagne 1933. » ( se détournant.) D’abord, ton Rossloh ne sait même pas qu’il y a mille neuf cents ans, en l’an 33, un autre juif à porté un écriteau, un bien plus lourd…( Karlanner se détourne ) sur lequel il y avait non pas : » je suis juif » mais : » roi des juifs « , roi des méprisables. Roi. Si les Rossloh qui l’ont raillé alors fondent aujourd’hui à nouveau le royaume de la douleur et de l’abjection, lui aussi est ressuscité, pour tous les persécutés, juifs ou chrétiens, refuge de tous ceux qui portent un écriteau. Ils survivront au Rossloh. Ne crains rien. Ils leur survivront encore une fois.
Karlanner : Je ne crains rien pour moi.
Hélène : Pour toi en aucun cas. Mais même pour Siegelmann ne crains rien.
Karlanner ( toujours détourné.) : Tu as pu avoir de ses nouvelles ?
Hélène : Je vais le voir souvent.
Karlanner : Tu vas le voir ?
Hélène : A l’hôpital. Cet ennemi a eu de la chance chez vous. On le soigne vraiment.
Karlanner : Alors, tu as su par lui…
Hélène : Par lui, rien.
Karlanner (bas.) : Rien ?
Hélène : A l’entendre, il aurait eu un accident d’auto.
Karlanner : Je ne comprends pas.
Hélène : Oui il aurait été renversé par une auto. En disant ça, il vous regarde avec des yeux, des yeux comme il y en a que dans les ghettos. Alors on ne lui demande plus rien.
Karlanner ( songeur.) : Un accident d’auto ?
Hélène : Nous, à qui il n’est rien arrivé, nous avons besoin de parler. Les autres se taisent. Nous si nous ne parlions pas, nous étoufferions. Les autres n’ont plus ce besoin.
Karlanner ( bas.) : Siegelmann…(Hélène reste attentive. Un temps.) Et la photographie ? Elle ne peut pas avoir reproduit un accident d’auto ?
Hélène (sur un ton léger.) : Il ne s’est trouvé personne parmi les vôtres qui ait eu la fierté de la lui montrer. (Karlanner se détourne.) Tu pourrais t’en charger ? ( Karlanner a un signe de tête affirmatif. Hélène attentive.) Mais au fait, tu trahis les tiens. Ce sont les tiens, les guerriers héroïques, dans la rue
Karlanner : Ce sont les miens.
A SUIVRE.
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