![]()
Par Dragana Trifković, directrice générale du Centre d’études géostratégiques
Belgrade, le 20/12/2025
Les quatre piliers de la politique étrangère et la coopération énergétique stratégique avec la Russie
Pour comprendre la politique internationale et énergétique actuelle de la Serbie, il est nécessaire de revenir à la période du gouvernement démocratique, au cours de laquelle ont été définies les grandes orientations du développement du pays — des orientations qui, du moins formellement, n’ont pas été remises en cause jusqu’à aujourd’hui.
Dans les domaines de la politique étrangère et de l’énergie, sous les gouvernements de Boris Tadić et de Vojislav Koštunica (2004–2008), fut instauré le concept de politique étrangère dit des « quatre piliers », fondé sur un équilibre entre les États-Unis, l’Union européenne, la Russie et la Chine.
C’est également à cette période qu’a été signé l’Accord de stabilisation et d’association (ASA) entre la Serbie et l’Union européenne, et que furent finalisées les négociations portant sur la vente d’une participation majoritaire dans l’Industrie pétrolière de Serbie (NIS – Naftna Industrija Srbije) à la société publique russe Gazprom Neft, filiale du géant énergétique russe Gazprom.
Parallèlement, plusieurs accords de coopération ont été conclus avec les États-Unis et la Chine, mettant concrètement en œuvre cette politique d’équilibre stratégique entre l’Est et l’Ouest.
Dans ce cadre, l’accord relatif à NIS revêtait une importance stratégique majeure pour la coopération entre la Serbie et la Russie, car il ouvrait la voie à une coopération énergétique structurante. Il convient de souligner que cet accord énergétique stratégique avec la Russie fut signé sous un gouvernement démocratique se déclarant explicitement pro-occidental.
Malgré cette orientation, un consensus existait alors sur la nécessité de défendre les intérêts étatiques et nationaux de la Serbie, et la coopération avec la Russie était considérée comme essentielle dans cette optique.
Sur le plan diplomatique, cela se traduisait par le soutien actif de la Russie à la préservation de l’intégrité territoriale de la Serbie, notamment par son insistance sur deux textes fondamentaux du droit international :
– la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies,
– et les accords de Dayton, qui ont mis fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine.
Ces deux documents s’opposent directement aux principaux projets américains dans les Balkans depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, à savoir la création illégale de l’entité étatique du Kosovo et la centralisation institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine au détriment de la Republika Srpska.
De la rhétorique patriotique à la pratique anti-étatique
L’insuffisante volonté du gouvernement démocratique de consentir à des compromis avec l’Occident au détriment des intérêts étatiques et nationaux de la Serbie a conduit au changement de pouvoir en 2012 et à l’arrivée du courant nationaliste dit « réformé ».
Le Parti radical serbe s’est alors transformé en Parti progressiste serbe (SNS), mettant en avant une rhétorique patriotique et pro-russe, tout en appliquant dans la pratique des politiques contraires aux intérêts fondamentaux de l’État et de la nation.
À un rythme accéléré, la coalition dirigée par Aleksandar Vučić, promue et soutenue par l’Occident comme leadership central, a signé et mis en œuvre une série d’accords internationaux :
– l’accord de Bruxelles (sur le Kosovo),
– l’accord SOFA (Status of Forces Agreement) avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN),
– le Plan d’action individuel de partenariat (IPAP) avec l’OTAN,
– l’accord de Washington,
– et l’accord d’Ohrid.
Ces accords violent la Constitution de la République de Serbie, remettent en cause la neutralité militaire proclamée du pays et affaiblissent durablement la protection de ses intérêts étatiques et nationaux.
Grâce à un contrôle quasi total de l’espace médiatique — tant par les médias occidentaux que par ceux alignés sur le régime — les violations constitutionnelles ont été systématiquement dissimulées, tandis que la rhétorique patriotique et pro-russe du pouvoir était mise en avant. L’opinion publique s’est ainsi retrouvée largement anesthésiée.
Dans le même temps, l’Occident, par l’intermédiaire du régime en place, a mené une véritable ingénierie politique visant à intégrer le secteur des organisations non gouvernementales (ONG) occidentales au sein des structures du pouvoir, tout en écartant progressivement les éléments patriotiques des institutions et des partis politiques.
Il en est résulté une fracture profonde entre les intérêts des élites politiques, intellectuelles et économiques, d’un côté, et ceux de la majorité des citoyens serbes, de l’autre.
Kosovo, Republika Srpska et le prix de la loyauté occidentale
Depuis 2022 et le début de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine, le régime serbe s’est progressivement rapproché de l’Occident tout en s’éloignant de la coopération avec la Russie et la Chine.
La politique d’Aleksandar Vučić a évolué vers une confrontation directe avec la Russie, avec l’objectif manifeste d’éliminer toute influence russe en Serbie.
Il est particulièrement révélateur que, durant treize années de pouvoir d’un gouvernement se présentant comme patriotique et pro-russe, aucun accord stratégique majeur avec la Russie n’ait été réellement mis en œuvre.
Aujourd’hui, le régime cherche ouvertement à remettre en cause l’accord énergétique conclu avec la Russie sous le gouvernement démocratique.
Alors que les autorités démocratiques visaient à renforcer la coopération énergétique avec la Russie afin d’assurer le soutien à la résolution 1244 et aux accords de Dayton, le régime « progressiste » considère désormais ces textes comme des obstacles à l’intégration complète de la Serbie dans la sphère euro-atlantique.
La souveraineté de la Serbie sur le Kosovo-et-Métochie a été progressivement neutralisée par les accords signés sous le régime Vučić, tandis que les récents développements politiques en Republika Srpska fragilisent encore davantage le cadre des accords de Dayton.
Dans cette logique, le dernier obstacle à la pleine satisfaction des exigences occidentales reste l’influence russe, laquelle coïncide précisément avec la défense des intérêts étatiques et nationaux serbes.
Inversion des responsabilités et instrumentalisation des sanctions contre NIS
Dans l’espace public serbe, une russophobie croissante est activement encouragée. Par une inversion complète des responsabilités, la Russie est désignée comme coupable des sanctions imposées à NIS, alors même qu’il s’agit de mesures décidées par les États-Unis.
Cette narration occulte le fait que Washington utilise des instruments économiques et financiers comme leviers de pouvoir au sein même des structures de propriété. La Russie est ainsi présentée comme responsable simplement parce qu’elle refuse de céder à la contrainte.
Par ces pratiques, l’Occident démontre que les valeurs qu’il proclame — démocratie, liberté, inviolabilité de la propriété privée — sont dépourvues de toute cohérence réelle dans la sphère euro-atlantique.
Les sanctions ont été imposées par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), organisme du département du Trésor des États-Unis, dans le but explicite d’éliminer toute participation russe au capital de NIS.
Il convient de rappeler que NIS a été vendue en 2008 alors qu’elle était déficitaire. Gazprom Neft a payé 400 millions d’euros, repris des dettes d’un montant comparable et assumé l’obligation contractuelle d’investir et de moderniser l’entreprise.
Contrairement aux affirmations de certains « experts » proches du régime, les évaluations de cabinets internationaux comme Deloitte & Touche estiment que la valeur réelle de NIS se situait entre 1,6 et 2,2 milliards d’euros.
La Serbie a donc vendu 51 % de NIS à sa valeur de marché, tandis que la Russie a investi entre 4 et 5 milliards d’euros — bien au-delà des obligations contractuelles initiales — transformant NIS en la principale entreprise énergétique des Balkans et en une source majeure de recettes pour le budget serbe.
Du partenariat stratégique à la menace de nationalisation
L’accord de 2008 ne portait pas uniquement sur la propriété de NIS, mais aussi sur une coordination stratégique dans le domaine énergétique, notamment pour l’approvisionnement en gaz naturel.
Grâce à ce partenariat avec Gazprom, la Serbie a bénéficié de prix préférentiels du gaz (environ 270 à 290 dollars pour 1 000 m³), assurant stabilité énergétique et avantage compétitif par rapport aux pays de l’Union européenne, où les prix sont aujourd’hui deux à trois fois plus élevés.
Depuis l’expiration du contrat triennal en mai 2025, aucun accord à long terme n’a été signé, uniquement des avenants de courte durée. Cette situation est directement liée à l’incertitude entourant l’avenir de NIS.
Malgré les déclarations d’Aleksandar Vučić affirmant que la Serbie n’envisage pas de nationaliser NIS, les appels à une confiscation de la participation russe se multiplient dans le débat public.
Gaz russe ou GNL américain : une décision aux conséquences historiques
Les États-Unis cherchent clairement à couper l’Europe des sources d’énergie russes afin d’imposer le gaz naturel liquéfié (GNL) américain comme alternative stratégique.
Le contrôle de l’énergie permet également un contrôle politique. Dans le cas serbe, cela implique l’abandon de la politique des « quatre piliers » au profit d’une dépendance exclusive envers les États-Unis et l’Union européenne — une orientation stratégiquement risquée.
La stratégie énergétique américaine repose largement sur la fracturation hydraulique (fracking), une méthode rentable à court terme mais structurellement non durable sur le long terme. Cette réalité redessinera inévitablement la carte énergétique mondiale.
Le coût de l’incertitude énergétique pour l’économie serbe
La Serbie consomme environ 2,7 à 3 milliards de mètres cubes de gaz par an, dont 80 à 90 % proviennent de Russie.
La perte d’un approvisionnement stable et abordable aurait des conséquences graves : hausse des coûts industriels, inflation, perte de compétitivité, recul des investissements étrangers et instabilité économique durable.
Les alternatives — Azerbaïdjan, GNL, interconnexions régionales — sont insuffisantes, coûteuses et logistiquement complexes.
Les États-Unis ont fait du port grec d’Alexandroupolis un hub de distribution du GNL américain, mais cette solution reste temporaire et dépendante de ressources rapidement épuisables.
Les décisions prises aujourd’hui en matière énergétique auront donc des conséquences structurelles et durables pour la Serbie. Leur impact réel ne pourra être mesuré qu’avec le temps.
Traduit par Nicolas FAURE pour Résistance Républicaine
3 total views, 1 views today

Soyez le premier à commenter