Théâtre : « Les races » de Ferdinand Bruckner ( 5 )

 

Siegelmann : Peut-être parce que je ne peux que le croire,  pendant que je suis sûr du contraire.

Tessow : voilà leur langage. Tu peux encore le supporter,  toi? Ces détours,  ce coupage de cheveu en quatre,  où notre cerveau d’anémie et menace de s’épuiser totalement.  Tu l’as entendu ?

Karlanner  ( sursautant ) Qu’est ce qu’ il a dit ?

Siegelmann : Si je ne possède plus rien, il me reste encore l’espoir. C’est tout ce que j’ai voulu dire Tessow.

Tessow : Eh bien  tu n’a qu’à le dire.

Siegelmann : Mais je l’ai dit

( Un silence  )

Tessow  ( après un temps) Évidemment, si j’étais juif  je ferais comme toi. Je défendrais ma destinée de peuple élu plutôt que de me cacher comme le font la plupart des vôtres

Siegelmann : La destinée du peuple élu.

Tessow : Nous l’avons remarqué depuis longtemps. Tu es un des rares juifs qui continuent à assister régulièrement aux cours : même aujourd’hui dimanche, où l’on ne parlera que de la grande portée de nos élections – donc rien qui touche à la médecine – tu es présent, et juste à l’heure.  C’est comme si tu voulais nous dire  » j’accepte la lutte. « 

Siegelmann : Quelle lutte?

( Karlanner absent, a un grand soupir )

Tessow : on le reconnaît,  Siegelmann. D’autant plus qu’en ta qualité de juif tu dois avoir peur.  Mais c’est, pour ainsi dire,  une peur courageuse qui s’explique par l’esprit tortueux de votre race. ( A Karlanner : ) il leur est même difficile d’avoir carrément peur.

Siegelmann : Il y a un an,  Rossloh étant assis par hasard près de moi, me pria de lui passer le manuel histologique.  Je lui dis que je l’avais à la maison,  un moment après,  ma serviette glisse de mon pupitre et le manuel tombe à terre. J’avais complètement oublié que je l’avais emporté.  Depuis ce jour toute les fois que nous nous rencontrons,  Rossloh crache sur mes souliers.  Si je l’évite,  il crache de loin et il réussit chaque fois le coup.  Il vise bien. Est-ce là la lutte dont tu parles ? (Tessow se met à siffler) il n’y a pas très longtemps, tu n’aurais pas appelé cela une lutte.

Karlanner : C’est idiot aussi.

Siegelmann : Mais depuis j’ai déjà passé quatre examens.

Karlanner : C’est bien,  Siegelmann

Siegelmann : Si j’avais voulu faire attention à tout ça…

Karlanner : Ne t’en occupe pas

Siegelmann : Je ne peux pas m’en occuper : je dois gagner ma vie. Mais oui, Tessow , les juifs sont passés maîtres dans l’art de  » ne pas faire attention « 

Tessow : Pour vous aussi,  il y aura une solution.

Siegelmann  ( sur un ton léger) : Le suicide ?

Tessow : Cette menace ne m’étonne pas.

Siegelmann : Parce que tu parles d’une solution.  Il n’y en a pas. Mais je suis aussi loin de penser au suicide que de penser à me cacher.

Tessow : Et alors, qu’est-ce que tu veux ?

Siegelmann : il faut supporter son destin,  c’est tout.

Tessow : Il va en être fier,  bientôt . ( Siegelmann se tait. ) On réglera votre affaire.  Nous sommes un peuple pour nous. Et vous, vous êtes à part,  entre vous.  A partir du moment où tout sera réglé de façon que ne ne vous fourriez pas toujours entre nos pattes, que vous ne vous mêliez plus jamais de nos affaires,  personne,  chez nous,  ne s’occupera plus de vous.  Si tu savais toutes les grandes autres missions que le relèvement national doit mener à bonne fin!

Siegelmann : Nous avons travaillé ensemble pendant huit semestres, Tessow.  Cet automne,  tu as commencé à t’éloigner de moi  dpuis quelques semaines, quand tu ne peux pas m’éviter à temps,  tu ne me parles plus que des juifs.  Je n’ai pas le coeur de régler mon attitude sur la tienne   tout cela m’intéresse beaucoup trop. Il faut que j’arrive à comprendre. Je n’aurai pas la paix avant d’y arriver.  Appelle cela,  si tu veux,  une peur courageuse.

Tessow ( attentif) : Tu dis : depuis quelques semaines ? Ca m’intéresserait de savoir.

Siegelmann : Depuis le 30 janvier : le jour du grand triomphe du gouvernement.  Depuis ce jour,  tu es un autre homme

Tessow ( vivement) : C’est exact. Quand je suis entré dans le parti,  j’étais encore moi  Tessow.  ( A Karlanner : ) ce n’est que ce soir là que je me suis confondu en eux tous,  que j’ai disparu.  L’ancien Tessow n’existait plus.  Il l’a remarqué,  lui, avec sa finesse de juif.

Siegelmann : Quand tu t »es mis à me raconter le lendemain,  le défilé des sections d’assaut, des casques d’acier, des innombrables flambeaux…

Tessow  ( avec enthousiasme) : Dans l’ombre montait jusqu’en haut des maisons…

Siegelmann : … Les chants d’allégresse,  le délire qui s’empara de vous tous,  au point que les Schupos eux mêmes, se mirent à chanter.

Tessow : Tu entends Karlanner ?

Siegelmann : …Et que je me suis aperçu soudain que tu arrêtais de parler,  avec un regard qui voulait dire :  » pourquoi raconter tout ça à un juif ? » J’ai compris. Ce fut beaucoup plus douloureux que les persécutions de Rossloh,  et plus révélateur.

Tessow : Se mêler à tous, s’enfoncer dans la masse et disparaître , Karlanner,  disparaître dans l’Allemagne musique et discipline.

Karlanner : « Disparaître Karlanner . »

Tessow : Toi, un vrai allemand, un pur sang de race, Rossloh t’ accueillerait à bras ouverts. Il m’a souvent fait allusion à toi : toute la gauche universitaire,  il l’aurait comme il voudrait,  si il t’avait,  toi.

Karlanner  : Quand je vois son visage, à celui celui-là…

Tessow : Tu n’as qu’à te dire qu’il appartient au parti depuis sept ans , alors que le parti semblait perdu, qu’il venait d’être dissous.  Quand on pense que nous nous sommes moqués de lui! Mais que vaut la raison ? Il n’y a que la foi.

Siegelmann ( bas )Il n’y a que la foi, Tessow.

Tessow ( à Karlanner) : Tu t’es assez torturé,  allons.

Siegelmann : Que vaut la raison ? Il serait raisonnable de me cacher, c’est certain, ou tout au moins de ne pas m’afficher.  Mais c’est vrai, il n’y a que la foi.

Tessow  ( mal à l’aise) : De quelle foi parles tu ?

Siegelmann : De la tienne.

Tessow : De la foi chrétienne ?

A SUIVRE

 

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