
Tessow ( avec un signe de tête affirmatif) : Juif.
Karlanner : Je n’ai qu’à réfléchir.
Tessow : Ça aussi juif.
Karlanner : Juif? Tu es fou ? Ou c’est moi qui suis fou.
Tessow : Pour le juif, réfléchir c’est diviser, défaire toujours défaire, jusqu’à ce que tout s’effrite entre ses doigts et qu’il ne reste plus que poussière. Mais pour l’allemand, réfléchir c’est chercher les possibilités de réaliser, donc de remplir.
Karlanner : Remplir quoi ?
Tessow : Questionne : et c’est juif. Comment t’expliquer ce que tu ne veux pas comprendre ?
Karlanner : Tessow, je voudrais comprendre. Mais tant que je n’aurai pas encore perdu toute ma raison…
Tessow : …tu restes un démocrate.
Karlanner : Un démocrate ?
Tessow ( fort ) : « Le vent souffle où il veut et tu entends son bruissement, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. » Comment connaîtrais tu ce sentiment qui domine tout : la foi? Tu vis seul, toujours dans ton coin. Tu l’aurais appris dans la plus petite des milliers de réunions que nous avons eues ces temps derniers. Que deviennent tous les raisonnements devant le fait qu’il y a une idée pour laquelle on peut donner sa vie? ( Karlanner est silencieux, accablé) » Et un vent fort souffla du ciel et tous furent remplis du même esprit . » Du même esprit Karlanner. » et le seigneur réunit tous les bienheureux en une communauté ! » Il a fallu que nous arrivions au bord de l’abîme pour découvrir le sens de la vie : la communauté. Une surabondance d’esprit et l’égoïsme qu’elle avait fait naître nous avait affamés. ( Respirant profondément. ) Je ne suis plus moi. Enfin.
Karlanner ( lentement) : Et tu es quoi ?
Tessow : Une partie de la grande camaraderie.
Karlanner ( avec un signe de tête affirmatif) : Et rien d’autre ?
Tessow : Rien d’autre . Une des bêtes du troupeau, si tu veux. Mais je ne suis plus le Tessow que j’étais.
Karlanner ( lointain) : Peut-être n’est-il possible de donner sa vie pour une idée que tant qu’on ne cherche pas à en connaître le sens.
Tessow : Tu recommences à penser…
Karlanner : L’idée en sa qualité propre ; le mot lui-même en devient le sens, il fanatise la foule…
Tessow : …et fonde la communauté…
Karlanner : La communauté…
Tessow : Sans ça, tu n’aurais pas su ce que c’est que de vivre. Un matérialiste n’a jamais vécu.
Karlanner ( torturé ) : Oh!…
Tessow ( bas ) : Tu te tortures en vain, Karlanner. Délivre toi des liens qui t’encombrent! La nostalgie d’un sentiment héroïque a toujours été dans nos coeurs…
Karlanner ( ébranlé) : Tessow !
Tessow : elle nous demande tous les sacrifices, tous. Mais aussi c’est elle qui fera sortir de nos poitrines et s’élever sur l’Allemagne le soleil nouveau, notre soleil, le soleil de la jeunesse. ( entre Siegelmann. A Karlanner : ) Nous nous verrons ce soir. Mais tu ne serais pas toi si tu ne m’avais déjà compris. Une ère nouvelle commence.
Siegelmann ( soulevant son chapeau s’assied près d’eux) : Karlanner ?
Tessow : …une ère nouvelle ( ils répondent poliment à son salut. ) L’être héroïque ne se soucie plus de trouver sa petite place dans la vie.
Siegelmann : Ou en est-tu Karlanner ?
Karlanner ( ses pensées sont ailleurs ) : Je passe dans deux mois.
Siegelmann ; Chez qui?
Karlanner : Chez Goldberg, bien entendu.
Siegelmann : Tu ferais bien de te renseigner à temps.
Tessow ( vite ) : Ne nous bourre pas le crâne avec tes suppositions.
Siegelmann : Ce ne sont pas des suppositions.
Tessow : D’ailleurs pourquoi es-tu là aujourd’hui ?
Siegelmann : Ils ont déclaré catégoriquement » qu’ils ne voulaient plus sucer la science aux mamelles d’une truie juive . » C’est imprimé, je peux te le montrer noir sur blanc
Tessow : Qu’est-ce que tu cherches ici aujourd’hui ? En quoi la conférence » sur le caractère divin des élections allemandes » pourrait-elle te concerner, toi?
Siegelmann ( toujours calme) : Je suis allemand.
Tessow : Tu irais peut-être voter d’après ce que tu as entendu ici ?
Karlanner ( distrait) : De quoi parlez vous ?
Tessow : C’est idiot.
Siegelmann : On dirait que la fatalité s’acharne après nous. Déjà nous sommes entrés très tard à l’université. Et nous allons encore perdre un semestre. ( Tessow lui tourne le dos. ) Vous aussi ça vous regarde, Tessow ; pas seulement nous, les juifs. D’ailleurs, nous tous qui avons été enfants à l’époque des cartes de pain et des cartes de viande, nous n’arriverons à rien.
Tessow : Nos muscles ne sont pas en papier.
Karlanner ( inquiet) : Qu’est-ce que ça veut dire : » perdre encore un semestre. » ?
Siegelmann : Les nouveaux professeurs ne reprendront pas juste à l’endroit où ils se sont arrêtés leurs prédécesseurs. Par exemple, Lewandowski.
Tessow (riant) : Lewandowski ? Qui pense à cet ignorant ?
Siegelmann : Il appartient au parti depuis deux ans.
Tessow : Tu as une idée toi, de ce qu’est le parti ! On est moins bête que tu ne penses…
Siegelmann : Et c’est précisément sur la chaire de Goldberg qu’il compte. Avec sa » Physiologie nouvelle de la race aryenne » , il va vouloir tout recommencer en médecine.
Tessow ( à Siegelmann) : Ce n’est pas sans raison qu’il n’y a pas de héros parmi les juifs. Vous avez vos prophètes . Mais toute prophétie ne suppose t’elle pas à l’origine la manie de la persécution ?
Karlanner ( riant) : Tu t’en fais inutilement, Siegelmann. Nous passerons tous chez Goldberg. Moi, dans deux mois.
Siegelmann : Peut-être.
Tessow : Et moi dans un an, et chez Marcus aussi.
Siegelmann ( souriant ) : Dans un an.
Tessow : Et avec toi. Ensemble. Et finis, à présent.
Siegelmann : Avec moi ? Ensemble ?
Tessow : Pourquoi viens -tu, alors, si tu n’y crois pas ?
A SUIVRE.
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