Arménie 1915 : le génocide tranquille ?

Génocide : Forgé en 1943 par le juriste juif Raphaël Lemkin, puis prononcé officiellement au procès de Nuremberg en 1945, le mot entre en usage en Occident et à l’ONU à partir de cette date. Pétri de grec (« génos » : « peuple », « race ») et de latin (« -cide » de «caedes, caedis» : « massacre »), le terme désigne «la destruction systématique d’un groupe ethnique». Si la chose n’est pas nouvelle, ce néologisme marque la prise de conscience de l’ampleur et de la rapidité quasi-industrielles que confère à de tels crimes la technologie du XXe siècle. La qualification de «génocide» appliqué aux massacres des Arméniens perpétrés par les Turcs, d’avril 1915 jusqu’à l’armistice de 1918, n’a pas manqué de faire polémique.

L’ Arménie, avant l’Empire ottoman

Une tribu indo-européenne venue des Balkans aurait envahi, au VIIe siècle avant J.C., le royaume d’Ourartou entre les montagnes du Caucase et l’Euphrate. Ces Indo-Européens ont fondé, en se mêlant à cette population non indo-européenne, la nation arménienne. Les Arméniens furent vaincus par les Mèdes, puis vassaux des Perses pendant 1600 ans. Après Darius, l’Arménie vit passer Alexandre le Grand et fut sous influence hellénistique (IVe siècle avant J.C. ; plus tard, elle fut sous influence romaine. Le royaume atteignit brièvement sa plus grande expansion entre 96 avant J.C où il s’étendit de la mer Caspienne jusqu’à la Méditerranée, au nord-ouest de l’Iran actuel, à la Palestine, à la Syrie et au Liban.

Le Mont Ararat, symbole historique de l’Arménie, se trouvant aujourd’hui en Turquie

L’Arménie devint le premier royaume chrétien de l’Histoire entre 288 et 301  [1]. Au IVe siècle, le roi fit créer pour la langue indo-européenne parlée par son peuple un alphabet spécial de 36 lettres[2]. Au Ve siècle, l’Arménie dut résister aux Perses mais aussi à Rome et Byzance qui avaient adopté le dogme de deux natures distinctes de Jésus Christ. En restant fidèle au dogme de la nature unique de Jésus, l’église dite « apostolique arménienne » signait son indépendance et, dès lors, élabora sa théologie, ses rites et traditions. Autant de traits du particularisme farouche qui marque la culture arménienne.

Au VIIe siècle, après leur invasion, les Arabes renoncèrent assez vite à convertir les Arméniens à l’islam, ils en firent des dhimmis dont ils tiraient un impôt substantiel (jizya). Les califes nommèrent un gouverneur arménien choisi parmi les familles nobles arméniennes,  laissant, peu à peu une part de son autonomie à la région. Période faste de 885 à 1045 où l’Arménie se développa dans tous les domaines. Elle fut ensuite occupée par les Grecs (1045), puis sous la déferlante de nomades du Nord,  (Touraniens, Turcs seldjoukides), de Gengis Khan, de son petit-fils Tamerlan. Un renouveau se dessina malgré tout, ce fut « la Nouvelle Arménie ». S’étant rapprochée de Rome et de l’Occident, au temps de la IIIe croisade, elle eut pour roi un Français. En 1375, le dernier roi d’Arménie, Léon VI de Lusignan, fut emmené au Caire où il refusa d’abjurer. Des Arméniens émigrèrent par milliers : Crimée, Pologne, Moldavie, Transylvanie, Hongrie, Chypre, Rhodes, Grèce, Smyrne, Constantinople, Egypte, Italie, France, Amsterdam. Certains créèrent des comptoirs commerciaux aux Indes, jusqu’au Cambodge, même en Chine, dit-on ! D’autres Arméniens, malgré les assauts répétés des Turcs seldjoukides, des Mongols, des Ottomans, restèrent à travailler leur terre, à tenir leurs échoppes, à pratiquer leurs métiers d’artisans, pendant cinq siècles.

Les Arméniens dans l’Empire ottoman

Maintien des spécificités arméniennes

Au XVIe siècle, quand les Turcs ottomans occupèrent l’Arménie, ils laissèrent aux minorités chrétiennes leurs particularités, religion, langue, traditions. Les observateurs étrangers y virent l’effet de leur tolérance. En fait, les sultans suivirent la politique qui était la plus conforme à leurs intérêts économiques : « Vivre aux dépens de la population chrétienne, les astreindre à la capitation, maintenir intacte leur entité raciale (…) les réprimer de temps à autre pour ne pas leur permettre un développement « outre mesure », ne pas tolérer qu’en leur sein germent des ferments de révolte ou de mutinerie, (…), telle est l’arrière-pensée qu’abritait l’apparence de libéralisme tolérant du pouvoir turc. »[4]

Un peuple réduit à la dhimmitude

Cela correspond exactement au statut de la dhimmitude, tel qu’il est prescrit par l’islam à l’égard des Gens du Livre (juifs et chrétiens), lorsque les musulmans vainqueurs tolèrent leur survie : « Combattez ceux qui ne croient ni en Dieu ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce que Dieu et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation (jizya en arabe, kharad en turc) par leurs propres mains, après s’être humiliés.» (9, 29). Il s’agissait d’acheter annuellement son droit de vivre. En cas de mauvais traitement, de spoliation ou autre dommage, les Arméniens dhimmis étaient dépourvus de droit devant les tribunaux appliquant la charia : leur témoignage ne valait rien. Comme il leur était interdit de porter des armes, ou d’user de violence pour se défendre, ils étaient à la merci de l’arbitraire des musulmans.

Un peuple de travailleurs

En majorité agriculteurs mais aussi fruitiers, boulangers, tailleurs, épiciers, cordonniers, avocats, médecins, tailleurs de pierre, menuisiers, forgerons, maçons et maîtres-maçons, architectes… les Arméniens étaient connus, parmi les populations de l’Empire, pour leur capacité de travail par comparaison avec celle des Turcs. Un proverbe disait à Constantinople : « Si pour faire construire une maison vous avez besoin d’ouvriers, vous verrez qu’aucun Turc ne se présentera, mais si vous voulez démolir une maison et que vous voulez des ouvriers, tous ceux qui se présenteront seront des Turcs[5]  La richesse que les travailleurs arméniens produisaient par leurs compétences dans chaque corps de métier était largement ponctionnée par l’impôt : par exemple, une fois les impôts payés, il ne restait plus au paysan arménien que le tiers de sa récolte. [6]

L’ exception heureuse : l’élite arménienne de la capitale

Les sultans aimaient montrer aux étrangers, surtout aux Européens, le bien-être dont jouissait les Arméniens aisés de Constantinople. Certains étaient banquiers ou conseillers financiers du sultan (sarrafs), ou hauts fonctionnaires du gouvernement turc. On les appelait les amiras. Ils exerçaient un réel pouvoir sur le reste de la communauté arménienne, à travers le patriarche et l’église arménienne, dont ils se montraient les bienfaiteurs (dons, œuvres de bienfaisance, corruption…) Cette caste était, de fait, « beaucoup plus soumise à l’Empire ottoman que fidèle à sa communauté»[7].

Les antécédents du génocide

Evénements avant-coureurs

L’Empire ottoman contrôlait le Bosphore, les Dardanelles, les routes vers l’Inde, ce qui intéressait les grandes puissances de l’époque. Les revendications nationales avait entamé cet empire : dans les Balkans, les Grecs, puis les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Albanais venaient de se défaire du joug ottoman. En 1878, l’Empire russe venait de conquérir le Caucase. Des vagues de réfugiés musulmans affluaient en Anatolie. En 1894-1895, craignant que l’Arménie ne devînt «une nouvelle Bulgarie» en s’émancipant à son tour, le sultan décida le pillage et la destruction de villages et de villes arméniennes : 200 000 morts. Jean Jaurès interpela le gouvernement français, évoquant les « brutalités atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du sultan (…), les mères affolées mettant la main sur la bouche de leurs enfants qui crient, pour n’être pas trahies (…) dans leur fuite, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines des arbres et égorgés par centaines; et les femmes enceintes, éventrées, et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ; et les filles distribuées entre les soldats turcs et les nomades kurdes et violées jusqu’à ce que les soldats, les ayant épuisées d’outrages, les fusillent.» On protesta. On n’obtint qu’une pause dans les massacres.

En vérité, s’ils se déclenchèrent seulement en 1915, « les massacres arméniens avaient été décidés depuis longtemps. La première idée germa chez les Turcs le jour où les grandes puissances contraignirent l’Empire à accepter deux inspecteurs européens, désignés par elles, pour les six provinces arméniennes »[8]. « Pour liquider la question arménienne, il faut liquider les Arméniens. » avait tranché en 1881 Saïd pacha, l’un des grands vizirs du sultan Abdul Hamid.[9]

La première guerre mondiale : un moment opportun

En novembre 1914, l’Empire ottoman avait rejoint l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie contre l’alliance Angleterre-France-Russie.  Alors qu’en Europe la Première Guerre mondiale accaparait toutes les énergies, l’Empire ottoman, a jugé le moment propice pour éradiquer complètement la « race arménienne » du territoire turc, et constituer un Etat intégralement turc et musulman, le mouvement Jeune-Turc étant à la manoeuvre.

La planificaton des massacres[10]

Une réflexion préparatoire avait été menée en haut lieu et en secret.

-Il fallait éloigner les Arméniens des provinces limitrophes avec la Russie car il y avait des Arméniens des deux côtés de la frontière. Les Arméniens turcs pourraient s’échapper et les Arméniens russes témoigner des massacres.

-Il fallait que les massacres se fissent le plus discrètement possible : éviter les bains de sang trop visibles et les villes, où il y aurait trop de témoins. Il fallait donc que l’essentiel se passât au loin, dans le désert. Il fallait que l’on pût attribuer les décès aux conditions naturelles difficiles et aux maladies qu’occasionnerait le voyage.

– Il fallait éviter les réactions des pays qui s’étaient permis jadis de faire des requêtes voire des remontrances à l’Empire : Anglais, Français, Russes. Il importait donc que le but de l’opération ne soit pas connu. Pour cela, bloquer les informateurs, interdire les photographies, communiquer par code secret, détruire les documents émanant du gouvernement turc.

– Il fallait que les futures victimes, elles-mêmes, ne comprissent pas où on voulait les amener. Il fallait qu’au moment où ils auraient compris, les Arméniens fussent depuis longtemps privés de chefs ; pour cela, il fallait commencer par éliminer les notables. Il fallait aussi qu’ils fussent privés d’armes. Il fallait profiter de ce que les hommes arméniens valides étaient pour la plupart sous les drapeaux, partis au front. Les organisations révolutionnaires et l’église arménienne soutenaient le gouvernement dans cette période d’union nationale causée par la guerre mondiale. Elles ne gêneraient pas les opérations tant qu’elles n’auraient pas compris.

– Il fallait que cela ne coûtât rien en proportion de ce que cela rapporterait : pour cela, s’emparer au profit de l’Etat, des biens des Arméniens. L’ Administration des biens abandonnés fut créée pour ce faire (mai 1915). On laisserait aux assassins, pour leur rémunération, l’argent, les bagages, les vêtements qu’auraient pu emporter les déportés.

-Il fallait laisser croire à tous que la déportation des Arméniens avait une destination précise, que les déportés allaient être seulement transférés dans «un lieu d’exil» en raison du danger qu’ils faisaient courir à la nation par leur volonté insurrectionnelle. Il ne s’agissait que d’un changement de lieu de résidence, la Direction de l’installation des tribus et des déportés , nouvellement créée, allait s’occuper d’eux avec bienveillance, en somme.

L’exécution

Les débuts 

Le gouvernement turc, ignorant s’il serait dans le camp des vainqueurs de la Grande Guerre, faisait tout pour dissimuler, sous le couvert d’une simple déportation, son intention d’exterminer tous les Arméniens vivant en Turquie. Le véritable pouvoir était alors entre les mains des 3 pachasgénéraux») Talaat pacha, Enver pacha et Djemal pacha, eux-mêmes sous l’influence directe du mouvement Jeune-turc et de son «Comité Union et Progrès» («Ittihad») devenu férocement nationaliste.

Désarmer les Arméniens

Les soldats arméniens furent désarmés et chargés de travaux de voirie, de terrassement, de construction de chemin de fer, de bâtiments militaires (janvier 1915). On exigea la remise de toutes les armes des particuliers et on confisqua seulement celles des Arméniens. On décréta ensuite que les Arméniens n’avaient pas livré toutes leurs armes, ce qui permit d’arrêter les notables parmi eux, des prêtres, des intellectuels, des riches, en les accusant de recel d’armes. Après des « aveux » arrachés sous la torture, on put les accuser de fomenter une insurrection… puis les assassiner, par petits groupes, loin des villes. Le samedi 24 avril 1915, 600 notables arméniens de Constantinople furent assassinés sur ordre du gouvernement

Soldats turcs devant des notables arméniens décapités

 Quelques résistances

On citera la réponse d’un préfet, celui d’Alep, Djélal bey[11] : « Je suis le préfet de cette province, je ne puis en être le bourreau. »  Il fut immédiatement destitué, ainsi que tous ceux qui reculèrent, dès le début, devant le crime qu’on leur ordonnait d’organiser. « Dans l’immense Empire ottoman où il y avait des centaines de mille de fonctionnaires, il ne se trouva pas dans tout le cours de la guerre cinq fonctionnaires comme Djélal bey ».[12] On peut relever aussi le nom d’Hassan Mazhar, préfet d’Angora/Ankara en 1915 qui refusa de participer aux massacres.

Parmi les Arméniens devenus influents, deux frères, Ounik et Armenak Mazloumian, employèrent leurs relations au sommet de l’Etat pour sauver le maximum de personnes. Ils comptaient sur leur fortune et sur les liens qui, depuis des années, leur permettaient d’être traités « comme des frères » par de hauts dignitaires musulmans. Parmi eux, surtout un des membres du triumvirat, Djémal pacha et son entourage. Les frères Mazloumian réussirent à sauver beaucoup d’Arméniens en aidant à leur fuite, puis, menacés de mort, durent, à leur tour, s’exiler vers le Liban.[13]

La déportation

On suivit un ordre géographique pour composer les premiers convois :  d’abord les « provinces arméniennes », d’abord les villages, puis les bourgs, puis les villes. Et une sélection progressive : d’abord les hommes, les riches, les Arméniens apostoliques.

Copie d’un ordre qui se trouvait dans les papiers secrets de la Direction des déportés, émanant vraisemblablement du Ministère de l’Intérieur :

« Bien qu’une décision antérieure ait été prise pour la suppression de l’élément arménien qui, depuis des siècles, désire saper les fondements solides de l’État et qui a pris les apparences d’un important malheur pour le gouvernement, mais les exigences des temps n’offraient point la possibilité de réaliser cette intention sacrée. Maintenant tous les obstacles étant supprimés et le temps de débarrasser la patrie de cet élément dangereux étant arrivé, on vous recommande expressément de ne pas vous laisser aller à des sentiments de pitié en présence de leur état lamentable, et que, en mettant fin à leur existence, vous travailliez de toute votre âme à la suppression du nom arménien en Turquie. Faire attention que les fonctionnaires désignés pour réaliser ce but soient des patriotes et des hommes de confiance. »[14]

En marche vers… nulle part

Contrairement à ce qui était dit officiellement, une destination précise n’existait pas pour les déportés arméniens.

Estimation des massacres des Arméniens : les chiffres ne sont pas connus, les historiens retiennent majoritairement 1 500 0000 morts, 2/3 de la population arménienne vivant alors en pays ottoman.

Des noms de lieux surnagent, associés aux plus vastes massacres : Rès-ul Aïn (70 000 morts), Diarbékir,  (50 000  morts), Der-Zor (200 000 morts)… Mais c’est tout le long des routes, à chaque étape, en chemin, que les Arméniens, furent dépouillés, tués par des attaquants locaux, par les gardes kurdes censés les protéger, par quiconque en avait envie. Conduits à dessein sur des routes détournées, sans eau ni nourriture, on escomptait qu’ils seraient victimes d’une sélection la sélection naturelle allégeant la tâche des bourreaux. Puis, on extermina de manière de plus en plus ouverte, au fur et à mesure que les nouvelles de la Grande Guerre, acheminées par la propagande allemande, faisaient croire aux Turcs que la victoire était proche et que personne ne s’inquièterait de leurs crimes. On abandonnait alors les cadavres même sur les routes passantes…

Tous les 15 jours, le nombre de morts était communiqué par télégrammes chiffrés à Constantinople. Les détenteurs de l’autorité donnaient rarement un satisfecit, ainsi, par exemple, dans ce télégramme chiffré du 20 janvier 1916 :

« Seules la sévérité et la célérité que vous montrerez dans l’expulsion des déportés pourront assurer le but que nous poursuivons. Vous devez néanmoins avoir soin de ne pas laisser de cadavres sur les routes. Faites-moi savoir au plus tôt le maximum de salaire qu’il faut donner aux hommes désignés par vous pour accomplir cette besogne. (…) Les listes de mortalité à nous envoyées ces jours-ci n’étaient pas satisfaisantes. Elles prouvent que ces personnes (= les Arméniens, jamais nommés directement) vivent là-bas en paix. Le renvoi des déportés ne doit ressembler en rien à un voyage d’agrément. N’attachez aucune importance aux plaintes et aux gémissements. Les instructions nécessaires ont été données par la Préfecture également au caïmacam (« gouverneur »). Montrez du zèle. »

                                            ABDULAHAD NOURI (alors sous-directeur d’Alep)

Le leurre de la conversion à l’islam

Beaucoup d’Arméniens voulurent se convertir, sachant qu’un musulman ne doit pas tuer un musulman sans raison, d’après le Coran (5, 32) ; ils ne seraient plus alors considérés comme des chrétiens mais comme des frères en islam… Mais ce n’était qu’un mythe entretenu par les autorités pour leur laisser croire qu’ils avaient une échappatoire. Un télégramme chiffré du Ministère de l’Intérieur vint promptement le préciser à destination des fonctionnaires :

N° 762.

A la Préfecture d’Alep.

Réponse au télégramme du 2 décembre 1916.

Avisez les Arméniens qui dans l’intention d’éviter la déportation générale demandent à embrasser l’islamisme, qu’ils ne peuvent nullement se faire musulmans que rendus au lieu de leur exil.(= la mort dans le désert)

Le 17 décembre 1915.

Le Ministre de l’Intérieur, TALAAT.

Le procès[15]

Dès l’armistice, le sultan désira que la vérité fût faite sur les massacres arméniens avant que la Turquie se présentât à la conférence de la Paix à Paris. Alors fut créée une commission, sous la direction d’Hasan Mazhar, ancien fonctionnaire qui, bien que Jeune-Turc, avait refusé de participer aux massacres. Faisant endosser la culpabilité aux deux gouvernements précédents, le nouveau gouvernement turc ouvrit le dossier : il débordait de preuves accablantes de l’extermination volontaire et systématique des Arméniens… preuves que, plus tard, la Turquie s’ingéniera à nier ! « Il y a quatre ou cinq ans un crime unique dans l’histoire, un crime qui fait frémir le monde, se commit dans le pays », écrit, le 28 janvier 1919, Ali Kemal bey, rédacteur en chef du journal Sabah et Ministre de l’intérieur (…) « Il est déjà un fait prouvé que cette tragédie fut projetée sur la décision et l’ordonnance du Comité central de l’Ittihad»[16]  Cependant, dès le 1er novembre 1918, les 3 pachas directement responsables de la politique d’extermination s’étaient enfuis  à bord d’un navire allemand. Le procès tourna court sous la pression de l’opinion. On vit, par exemple, le mécontentement populaire se manifester à la suite de la pendaison de Kémal bey (gouverneur de Yosgad à qui on pouvait imputer le massacre de 60 000 Arméniens). Le gouvernement prit en charge sa veuve et ses enfants au nom de tout le peuple turc et déclara sa pendaison comme « deuil national ». Le gouvernement pro-kémaliste qui suivit (1923) fit interrompre toutes procédures.[17].

Les preuves et témoignages

Aram Andonian, un rescapé devenu enquêteur

Aram Andonian, au début des années 1920 en France

Déporté, plusieurs fois évadé, et enfin rescapé, Aram Andonian, entreprit dès 1918, de rassembler ses souvenirs, les témoignages de survivantes, ceux de témoins étrangers, celui d’un fonctionnaire turc , Naïm Bey, et surtout les documents secrets que ce dernier avait conservés. Publié, sous le titre français Documents officiels concernant le massacre des Arméniens, son recueil contient les fac-similés de lettres et de 50 télégrammes chiffrés. Il a été dûment passé au crible par la critique historique, y compris révisionniste [19]  Or il s’avère aujourd’hui encore un document-clé.

La Préfecture d’Alep.

Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du Djémièt (=comité Ittihad des Jeunes -Turcs) a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelque tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence.

Le 15 septembre 1915.

Le Ministre de l’Intérieur,-TALAAT.[20]

Extraits des rapports des consuls et autres témoins étrangers [21]

Rapport du consul allemand d’Alep, Rössler: « La présence de cadavres dans l’Euphrate… a duré vingt-cinq jours. Les cadavres étaient tous attachés de la même manière, deux par deux et dos à dos. Cette disposition systématique montre qu’il ne s’agit pas de tueries occasionnelles, mais d’un plan général d’extermination conçu par les autorités […] Les cadavres sont réapparus, après une interruption de plusieurs jours, de plus en plus nombreux. Cette fois il s’agit essentiellement de femmes et d’enfants.

Rapport du pasteur Lepsius :  « En juin, un massacre eut lieu à Bitlis… Les hommes furent tués, 200 femmes et enfants furent noyés en chemin quand on arriva au bord du Tigre… La version turque prétend que les Arméniens voulurent se délivrer, et que, par suite, les gendarmes furent obligés de les tuer. [22]

Témoignage du suisse S. Zurlinden : «Des groupes de 80 à 100 hommes ont été éloignés, isolés, entourés par des soldats et des officiers turcs et tués à coups de fusil ou de baïonnette… On ne trouve trace d’aucune relation de ces faits, aucune trace de poursuites contre les assassins de ces soldats arméniens, qui avaient été préalablement dépouillés de leurs insignes et de leur uniforme et réduits à des bataillons de travailleurs».

Sur les hommes désarmés

Travailleurs arméniens affectés aux travaux de voirie

            Travailleurs décapités , une fois leur tâche achevée (alentours de Bitlis)

Sur les femmes

Certainement les victimes qui souffrirent le plus pour elles-mêmes et, plus encore, pour leurs enfants. Lire les dossiers, c’est entendre un cri d’horreur sans fin (enfants arrachés, viols jusqu’à la mort, humiliations incessantes, vente comme esclaves concubines pour quelques piastres). Le docteur Hrechedagtian, médecin de la Compagnie des chemins de fer de Bagdad, a rencontré des groupes de femmes entièrement dépouillées, nues, près d’une fontaine de Mardine, où étaient conduits les survivants des caravanes de déportés venant des provinces arméniennes. « Les pauvres femmes, raconte le docteur, cachaient leurs parties génitales avec des feuilles de réglisse qu’elles tenaient d’une main, de peur qu’elles ne tombent. Les gamins musulmans, munis de baguettes les pourchassaient et donnaient des coups sur leurs mains afin qu’elles se dévêtissent même de ces feuilles et ils criaient :- Hou hou, Ermin ! (= « Arménien-ne»). Les gamins musulmans parachevaient l’œuvre de leurs pères. Et ces pauvres femmes affolées couraient par-ci par là, en priant, en suppliant :-Donnez-nous du poison! du poison !… Nous ne voulons pas autre chose…»[23]

En route, des déportés croisaient des jeunes filles qui, après avoir été violées à mort, avaient été suspendues aux arbres par leurs longs cheveux ; on voyait aussi nombre de femmes mortes, aux seins coupés…[24]

Sur les enfants

Enfants martyrs

Parmi des témoignages insoutenables, par centaines, de comportements criminels (enfants égorgés, brûlés vifs, décapités, noyés…), on ne retiendra qu’une seule anecdote : « Zéki bey (sous-préfet de Der-Zor), se baissait souvent du haut de son cheval, prenait des petits enfants par le bras, les faisait tournoyer une ou deux fois en l’air, puis les lâchait. Les pauvres petits venaient s’écraser au sol. Et Zéki bey criait à ses acolytes : « Ne croyez pas que je viens de tuer un innocent. Même les nouveaux-nés de ces gens sont coupables car ils portent en eux le germe de la vengeance. Voulez-vous être certains du lendemain, n’épargnez pas non plus les tout-petits ».[25]

 Cadavres d’enfants du côté de Bitlis

Les orphelins «adoptés»

L’adoption n’existe pas en islam[26], des enfants orphelins étaient tout bonnement cueillis par des particuliers au passage des déportés, car on manquait de bras ; ils devenaient des esclaves domestiques, pratique autorisée par la charia. Plus tard, certains Turcs, prenant conscience que l’extermination totale des travailleurs arméniens, ajoutée aux pertes en hommes valides dues à la guerre, laissait un vide, eurent l’idée de « turquiser » les orphelins arméniens, ayant soin que ceux-là fussent trop jeunes pour se souvenir du passé. Ils furent placés dans des établissements où ils furent non seulement « dénationalisés » mais, bien entendu, et avant tout « islamisés », avec changement de nom ; si bien que leur «arménité» s’est perdue pour eux et leurs éventuelle descendance.

N° 830.

Télégramme chiffré du ministère de l’Intérieur adressé à la Préfecture d’Alep.

« Recueillez et entretenez seuls des orphelins qui ne pourraient se rappeler les terreurs auxquelles furent soumis leurs parents. Renvoyez les autres avec les caravanes »[27] (= à la mort dans le désert).

Le 12 décembre 1915.

Le Ministre de l’Intérieur, TALAAT.

(Apostille.)

Au sous-directeur des déportés. Le 12 décembre. Le préfet, MOUSTAFA ABDULHALIK

Les responsabilités

Le comité Jeune-Turc, Union et progrès ( Ittihad)

Ce mouvement qui semblait en 1908 promettre une évolution libérale du régime oppressif du sultanat et qui fut soutenu par les intellectuels arméniens, dériva très vite vers un nationalisme turc exacerbé. Animé d’une haine grandissante envers les Arméniens qui détenaient une bonne part de l’économie du pays, les membres de l’Ittihad furent les fers de lance de l’extermination, envoyant partout leurs injonctions grâce à leurs délégués répartis sur tout le territoire.

Le gouvernement et ses fonctionnaires

Plus que le sultan, le triumvirat des 3 pachas, était le centre du pouvoir exécutif. Tous les trois étaient des officiers et s’étaient déjà illustrés en tant que tels. Enver pacha avait participé à la révolution qui avait mis le pouvoir entre les mains du Comité Jeune-Turc. Profondément germanophile, il poussa à l’engagement dans la guerre aux côtés des Allemands, il s’entoura d’officiers supérieurs allemands. Talaat pacha, leader des Jeunes-Turcs, franc-maçon, et surtout organisateur en chef du génocide arménien, déclara à l’ambassadeur américain Morgenthau : « Les Arméniens se sont enrichis aux dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se soustraire à notre domination et de créer un État indépendant ; enfin ils ont ouvertement aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le Caucase et par là causé nos revers. Nous avons donc pris la décision irrévocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre. Nous avons déjà liquidé la situation des trois quarts des Arméniens ; il n’y en a plus à Bitlis, ni à Van, ni à Erzurum. La haine entre les deux races est si intense qu’il nous faut en finir avec eux, sinon nous devrons craindre leur vengeance.»[28] Djemal pacha, était le plus atypique. Antisioniste, panislamiste fanatique. Bien que participant activement au génocide anti-arménien, il avait un plan secret : un coup d’Etat contre les Jeunes-Turcs puis le sultanat héréditaire pour lui et sa famille ; il démarcha clandestinement pour cela auprès de Anglais et des Français. Sans succès[29]. Il avait quelques amis Arméniens et fonctionnait comme un autocrate dans les zones où il avait assis son autorité personnelle (Syrie), il sauva des Arméniens comme « main-d’œuvre utile » et projeta même d’en installer sur un territoire qu’ils feraient prospérer par leur travail… à son profit.

La complicité discrète de l’Allemagne

Des militaires allemands (il y en avait 12000 en Turquie à l’époque) »ont participé à la planification et pour une part à la mise en place des déportations« [30]. Les informations d’observateurs allemands, dont des diplomates, ne pouvaient laisser le moindre doute sur la volonté d’extermination qui se voilait sous le prétexte de déplacements de population. « Plusieurs études récentes », montrent que l’Allemagne « était informée des plans génocidaires de l’Empire ottoman, et ce dès 1912[31] Hans Freiherr von Wangenheim, ambassadeur allemand auprès de l’empire ottoman de 1912 à 1915, conseillait à son gouvernement de laisser faire les Turcs : « Pacha nous demande de ne pas intervenir dans les déportations, et je soutiens cette requête , déclara-t-il à son gouvernement. C’est l’Allemagne qui organisa, dès le 1er novembre 1918, la fuite des 3 pachas, principaux responsables du génocide.

La photographie qui lie les Allemands au génocide de 1915 en Arménie

La population turque

Comme le déclare le nouveau Ministre de l’intérieur, Ali Kémal bey, en 1919 : « Vu la mesure et l’étendue immense du crime, les auteurs n’en sont pas cinq ou dix personnes mais des centaines de mille. Si les massacrés au lieu de 600.000 n’étaient que 300.000, même 200.000 ou 100.000, seulement cent, cinq cents et même mille criminels n’auraient pas été suffisants pour exterminer tant de personnes. » Il a donc fallu la complicité active de tout un peuple. Aram Andonian témoigne que les départs des caravanes de déportés étaient accompagnés de scènes de liesse : « musique, chants railleurs, danses »[32]. Une bonne part des massacres furent dus à des raids spontanés. « Quand on déportait les Arméniens de Husni-Mansour, la population se fâcha de ce qu’on les déportait sans leur faire subir les tortures habituelles, c’est-à-dire sans le rapt des filles et des femmes, sans le massacre des enfants -comme cela se pratiquait dans les autres provinces- se mettant aussitôt à cheval, elle courut à la caravane, la fit arrêter au bord de l’Euphrate, sépara les hommes et les massacra de la façon la plus terrible, étranglant les enfants, et se partageant sur place femmes et filles. Dans toutes les provinces, la population arménienne fut massacrée par les Turcs des villages voisins. »[33]

Les causes

On a évoqué, à juste titre, la crainte pour les ottomans de voir leur Empire continuer à se démembrer, la misère dans laquelle se trouvait la population, l’impact des guerres précédentes et celui de la Grande Guerre, l’idéologie «panturquiste» au pouvoir… Cependant, pour expliquer un déchaînement de haine à une telle envergure, en nombre de victimes et en degré de barbarie, cela ne saurait suffire. Il faut admettre que même les prescriptions coraniques justifiant le djihad, si elles permettent une forme de légitimation morale des massacres, ne suffisent pas non plus ; il a fallu un levier psychologique puissant dans la population, en l’occurrence, l’appât du butin, la rancœur d’un amour-propre blessé, et son corollaire, l’envie.

L’analyse désabusée d’Aram Andonian, écrite «à chaud» en 1919, écarte aussi bien les causes politiques que les causes économiques du génocide arménien, en des termes que personne n’oserait publier aujourd’hui : « Qui donc perpétra tous les autres massacres qui ensanglantèrent toutes les pages de l’histoire ottomane ? Le peuple connu sous le nom de Turc est une sorte de machine à massacrer qui remplit sa fonction avec une docilité impitoyable et passive, quel que soit le mécanicien qui la conduit. Cette fois-ci c’étaient les Jeunes-Turcs, avant eux c’était Abdul-Hamid, avant ce dernier c’était Mahmoud II, et, avant celui-ci, tous les autres sultans. Et la machine, le peuple turc resta toujours la même sous la main de tous ces mécaniciens, auxquels elle obéit, avec une égale docilité. Tant qu’un Empire Ottoman existera avec des sujets chrétiens, ces mécaniciens seront obligés de donner toujours le même ordre, et la même machine agira toujours, massacrera toujours fatalement. Car l’élément turc n’a pas d’autres moyens pour maintenir la domination sur l’élément chrétien. Les chrétiens lui sont à tous points de vue supérieurs, et ils le dépassent sur tous les champs. Il leur faudrait changer les rôles : céder la domination aux chrétiens, ce qui est impossible, ou massacrer, pour les affaiblir, pour arrêter leur progrès économique, pour leur arracher le fruit de leur travail, pour créer ainsi une sorte d’égalité.

Le régime n’est pas en cause. Presque tous les régimes ont été essayés en Turquie, et les plus libéraux comme le régime constitutionnel de l’Ittihad furent les plus criminels. Car il est impossible de supprimer les massacres sans supprimer la domination turque.» [34]

Un civil turc s’amuse en montrant un morceau de pain à de jeunes Arméniens affamé

Pour les photos et autres documents photographiques voir https://www.imprescriptible.fr/photographies/deportations

Les suites

L’exode des Arméniens vers l’Europe, les États-Unis et la Russie acheva pratiquement de dépeupler l’Anatolie d’un peuple qui l’habitait depuis plus de 26 siècles. Partout, ils semblent s’être assimilés aux nations qui les accueillirent. Quelques exemples célèbres : Missaïk Manouchian, Charles Aznavour, Sylvie Vartan, Alain Prost, Alice Sapritch, Henri Verneuil, Patrick Devedjian, Pascal Légitimus, Robert Guédiguian, Kiraz, François Berléand, Francis Veber, Grégory Peck, Michel Legrand, Patrick Fiori, Hélène Ségara, Giorgio Armani, Steve Jobs, Cher, Garry Kasparov…

L’intégration de la première génération par les travaux les plus rudes : l’exemple français

En France, les Arméniens affluèrent en 1922 par Marseille, qui était alors «la Porte de l’Orient», prêts à accomplir les tâches  les plus éprouvantes pour obtenir un salaire, un logement et des papiers.  Ils trouvèrent à s’employer dans les mines (Gardanne, Decazeville…), les docks,  les usines (savonneries, huileries, peinture, autres produits chimiques, tanneries…), puis remontèrent la vallée du Rhône, vers Lyon (industrie de la rayonne supplantant la soie) et Paris. C’est ce qu’expliquait Jean-Garbis Artin, fondateur de l’Association pour la Recherche et l’Archivage de la Mémoire arménienne (ARAM). Voici un extrait de sa conférence sur « L’arrivée des Arméniens à Marseille », donnée à Toulon en 2009, qui vaut le visionnage  : https://www.dailymotion.com/video/x9bpnn

Mineurs à l’abattage

Les Arméniens en  Turquie

Les Arméniens dans la Turquie moderne  d’Atatürk 

Le pouvoir kemaliste, qui a recyclé d’anciens génocidaires à partir de 1923, concentra tous ses efforts pour empêcher le projet de création d’une Grande Arménie indépendante et répondit par une répression des plus violentes aux survivants des massacres qui voulaient retourner sur leurs terres.

Le père de la Turquie moderne en 1936, entouré de Mustafa Abdülhalik Renda, alors président de la Grande Assemblée Nationale, et de Sukru Kaya son ministre de l’Intérieur.  En 1915, Mustafa Abdülhalik Renda était préfet de Bitlis et directement responsable des massacres des Arméniens de Bitlis et de Mouch. Sukru Kaya était le directeur général de la déportation.[37]

Les Arméniens dans la Turquie actuelle

Du côté Turc, les déclarations sur le plein épanouissement des Arméniens en Turquie ne manquent pas (…comme jadis ?) : « Nos concitoyens arméniens vivent libres sur notre sol. Il n’y a aucun obstacle, que ce soit contre leur langue ou leur culture. Il n’y en pas de la part de la société ni de l’État. Ils ont un patriarcat, des églises, des écoles, des hôpitaux, des fondations, des journaux, et dans nos journaux, il y a des éditorialistes arméniens. Ils ont leurs célébrations, vont dans leurs propres écoles. Ils ne subissent aucune pression. La plupart de nos concitoyens arméniens sont fortunés. Beaucoup d’hommes d’affaires, de marchands ou d’artistes stambouliotes sont Arméniens… » affirme le Turc Emin Cölasan, à l’Institut français d’études anatoliennes.

Il y aurait encore environ 70 000 Arméniens en Turquie aujourd’hui, pour la plupart à Istanbul. Le passé les incite à une certaine prudence. Une étudiante arménienne déclarait, se confiant à d’autres étudiants venus de l’étranger, qui menaient une enquête sur la question[35]: « Je ne pouvais même pas dire « MAMAN », je devais dire « ANNE » à la place, qui est le mot turc pour mère, devant les autres. Mes parents m’ont dit de le faire car ils avaient peur de la discrimination puisqu’ils y étaient confrontés très souvent dans leur ville natale. C’est pourquoi je ne peux pas dire que je me sens intégrée en Turquie ». La jeune étudiante arménienne résume ainsi sa situation :« Je suis devenue plus prudente à l’université, et la plupart de mes amis ne savent même pas que je suis arménienne ».

Les Arméniens qui s’ignorent

La même jeune Arménienne déclare : « Je sais que beaucoup de personnes qui se disent être turques, ne le sont pas d’origine. Ce serait vraiment bien pour eux de savoir d’où ils viennent vraiment, quelles idées et quelle identité ils portent, quelle est leur histoire et celle de leurs familles.» En effet, si les tests génétiques sont interdits en Turquie, les Turcs qui les effectuent à l’étranger (principalement en Allemagne) découvrent parfois qu’ils sont… d’origine arménienne. [36]

Le pouvoir turc et le génocide arménien

Par décret gouvernemental du 25 mai 2001, a été décidé la création du « Conseil de coordination pour la lutte contre les assertions de génocide« , le négationnisme turc est un principe officiel.

La Turquie récuse le terme « génocide » et évoque des « massacres » doublés d’une famine, dans lesquels 300.000 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs ont péri. Ses dirigeants, qui veulent faire entrer leur pays dans l’Union européenne, savent cependant ruser avec l’Occident, comme leurs prédécesseurs, les sultans. Ainsi,   le Monde[38] a pu titrer : « M. Erdogan présente ses condoléances aux Arméniens pour les massacres de 1915»[39], ce qui était faux car Erdogan n’a reconnu aucune responsabilité turque dans de quelconques massacres des Arméniens. Il a exactement déclaré : « Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances qui ont marqué le début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants ». Des Arméniens ont trouvé la mort. Condoléances. La mort par qui ? Dans quelles «circonstances » ? les Occidentaux entendront ce qu’ils ont envie d’entendre et salueront «un pas de la Turquie en direction de la reconnaissance du génocide»[40]. Les Arméniens, eux, ne sont pas tous rassurés.« Il ne faut pas tirer de conclusion hâtive sur une reconnaissance dans la perspective du centenaire ». « Les condoléances ne sont pas des excuses », a souligné pour sa part l’universitaire Ahmet Insel.

Quant aux Turcs, ils ont fait, dans les urnes, majoritairement confiance à Erdogan pour dire ce qu’il faut dans l’intérêt de la Turquie et de l’islam : « M. Erdogan fustige toujours les revendications de ceux qui « utilisent les événements de 1915 comme prétexte pour créer de l’hostilité contre la Turquie ».[41]

C’est sans doute pourquoi, le 18 oct. 2024, le Conseil supérieur de la radio-télévision turc a annulé la licence de diffusion de la radio indépendante Açik Radyo, vieille de 30 ans, après une émission évoquant « le génocide des Arméniens ».

En conclusion, on ne saurait se fier au temps ni aux déclarations officielles pour dénouer en douceur le nœud gordien du Moyen-Orient entre les pays régis par l’islam, comme la Turquie, et ce qu’on appelait «l’élément chrétien» au temps du génocide arménien. Le sort des Arméniens et de tout l’Empire ottoman paraissait en chemin vers plus de justice et d’égalité au début du XXe siècle, grâce aux «réformes» promises par ses gouvernants. Mais ce n’était qu’une illusion d’optique, destinée aux étrangers, savamment entretenue par les experts en double jeu que furent les sultans et leurs successeurs Jeunes-Turcs. Les Arméniens eux-mêmes ont pu s’y laisser prendre. Les trahisons et les tragédies de l’Histoire doivent servir à se prémunir du retour des illusions passées. Cela est sans doute vrai pour les Arméniens d’aujourd’hui, pour les autres Gens du Livre et pour ceux, qui, même sans le savoir, leur sont assimilés (tous les Occidentaux et les juifs). Faut-il se dire alors : « Tout ce qui est un péril pour l’Arménie est une menace pour l’Europe » ? [42] Pour le monde libre aussi, en ce cas.

 

[1] Précédant la conversion de Rome, sous Constantin, en 313.

[2] Aujourd’hui 28 lettres.

[3] Les Mamelouks sont les membres d’une milice formée d’esclaves affranchis, d’origine non-musulmane au service des califes.

[4] Frédéric MACLER, Autour de l’Arménie, E . Nourry, Paris, 1917, p. 183, d’après une traduction de M. VARANDIAN, Les origines du Mouvement arménien , t.1, Genève, 1912., cité par Yves TERNON, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Seuil, Paris, 1977, p. 27.

[5] Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, op. cit. p. 119.

[6] Ibid. p. 29.

[7] Yves TERNON, op. cit. , p. 31.

[8] Aram ANDONIAN, Documents officiels concernant les massacres arméniens, trad. de David BEG, Imprimerie H. Turabian, Paris 1920, p. 91. Cela fut confirmé par le patriarche des Arméniens de Turquie, qui déclara que, quand le 11 avril 1915, il fit des démarches auprès du grand vizir, Saïd Halim pacha, en faveur des intellectuels exilés de Constantinople, ce dernier lui fit mot à mot la réponse suivante « Avant la guerre, en vous adressant aux puissances de l’Entente, vous avez voulu séparer votre nation du gouvernement ottoman. Ce qui se fait actuellement à l’égard des Arméniens est le résultat d’un projet qui sera mis en exécution. »

[9] Arthur BELEYRAN, Les grandes puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (19&4-1918), Publications de la Sorbonne, Paris, 1983, p. XV.

[10]Yves TERNON, op. cit., pp. 213-217.

[11] N.B. Ne pas confondre Djélal bey  avec Djémal pacha.

[12] Aram ANDONIAN, Documents officiels concernant les massacres arméniens, trad. de David BEG, Imprimerie H. Turabian, Paris 1920, p. 27. On a depuis dénombré une quinzaine d’autres « Justes » cf. Raymond H. KEVORKIAN , « Pour une typologie des « Justes » dans l’Empire ottoman face au génocide des Arméniens », Imprescriptible, Base documentaire sur le génocide arménien,  https://www.imprescriptible.fr/dossiers/kevorkian/justes-2

On trouvera , dans cette même base documentaire, des archives photographiques précieuses

[13] Ibid, p. 28.

[14] Ibid., p. 27.

[15] Mikaël NICHANIAN, Le procès des responsables du génocide arménien,Armand Colin, Paris, pp. 166-177

[16] Aram ANDONIAN, op. cit., p. 167-168.

[17] Yves TERNON, «Enquête sur la négation d’un génocide , ch. V ; Les fonctionnaires, Troisième partie : l’organisation du mensonge», in Imprescriptible, Base documentaire sur le génocide arménien,  https://www.imprescriptible.fr/ternon/3_chapitre5

[18] Yves Ternon, «Enquête sur la négation d’un génocide , ch. V ; Les fonctionnaires, Troisième partie: l’organisation du mensonge», in Imprescriptible, Base documentaire sur le génocide arménien,  https://www.imprescriptible.fr/ternon/3_chapitre5

[19] Yves TERNON, « Enquête sur la négation d’un génocide , ch.II Les matériaux incriminés », in Imprescriptible ;; https://www.imprescriptible.fr/ternon/1_chapitre1

[20] Aram ADONIAN, op. cit. , p.145.

[21] On trouvera au moins une vingtaine de citations venant de diplomates de plusieurs pays, qui toutes corroborent ces quelques extraits, cf. « Citations de diplomates en poste lors du génocide », in Imprescriptible, base documentaire sur le génocide arménien, https://www.imprescriptible.fr/citations/diplomates

[22] Pasteur Joannès LEPSIUS, Rapport secret sur les massacres d’Arménie, Paris, Payot et Cie, 1919.

[23] Aram ANDONIAN, op. cit. , p.113.

[24] Aram ANDONIAN, op. cit. , p.52.

[25] Aram ANDONIAN, op. cit. , p. 83.

[26] L’adoption fut interdite en islam quand Mahomet désira l’épouse de son fils adoptif, deux versets « descendirent » alors, fort à propos (33, 4-5).

[27] Aram ANDONIAN, op. cit. , p. 132.

[28] Henry MORGENTHAU, Mémoires, Paris, 1919, rééd. Paris, Flammarion, 1984, pp. 290-291.

[29] Exemplaire conservé aux Archives du Quai d’orsay), cité par Raymond H. KEVORKIAN, Revue d’Historienne contemporaine arménienne, T.II, Partie I axes de déportation et camps de concentration.

[30] Cf. le Président allemand, Joachim GAUCK, qui a évoqué selon ses propres termes la « coresponsabilité » des Allemands dans un discours prononcé à la veille de la commémoration du centenaire du génocide, le 23 avril 2015.

[31] Amaël FRANCOIS, Le rôle méconnu de l’Allemagne dans le génocide arménien https://www.nouvelobs.com/monde/20150424.OBS7909/le-role-meconnu-de-l-allemagne-dans-le-genocide-armenien.html

[32] Aram ANDONIAN, op. cit., p. 163.

[33] Aram ANDONIAN, Ibid, p.163.

[34] Aram ANDONIAN, Ibid, p. 162.

[35] Yasmin AKAR, Luc ALAUX, Elnaz NAHAVANDI, « La communauté arménienne en Turquie : une identité fragile », publié le 27/09/2022.  https://www.histoiresordinaires.fr/parfumsdespoir/La-communaute-armenienne-en-Turquie-une-identite-fragile_a11.html

[36] Krikor AMIRZAYAN, in NAM armenews, publié le 08/ 10/ 2019.   https://www.armenews.com/les-tests-genetiques-effectues-a-letranger-par-des-turcs-montrent-parfois-leur-origine-armenienne-rapporte-ahval-un-site-turc/

[37] Frédéric SOLAKIAN, « Le recyclage des criminels Jeunes-Turcs, Le rôle des criminels Jeunes-Turcs dans la création de la Turquie moderne » in Imprescriptible, « La République de Turquie fondée par Mustafa Kemal Atatürk en 1923 aime à se présenter comme un État absolument nouveau sans lien avec l’Empire ottoman sur les ruines duquel elle a été fondée. Cet artifice permet à ses dirigeants de ne pas assumer le sombre héritage légué par leurs prédécesseurs. Le génocide des Arméniens, constitue dans cet héritage, l’élément central dont il ne saurait être question autrement que sous forme de déni. »  https://www.imprescriptible.fr/turquie-memoire/recyclage.html

[39] Guillaume PERRIER, « M. Erdogan présente ses condoléances aux Arméniens pour les massacres de 1915»[39], Le Monde, publié le 24 avril 2014 à 11h07, modifié le 24 avril 2014 à 11h20 https://www.lemonde.fr/international/article/2014/04/24/m-erdogan-presente-ses-condoleances-aux-armeniens-pour-les-massacres-de-1915_4406503_3210.html

[40] Ibid.

[41] Ibid.

[42] Hrand PASDERMADJIAN, auteur d’une Histoire de l’Arménie depuis les origines jusqu’au Traité de Lausanne, 1986.

 

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2 Commentaires

  1. Bonjour agathe, mes félicitations. Il y a eu (en 1915) un élément déclencheur. La bataille de Sarikamis qui opposa les troupes russes et ottomanes dans le nord-est de la Turquie actuelle, du 22 décembre 1914 au 17 janvier 1915. Enver Pacha était le général. Ses erreurs ont conduit à : les pertes turcs étaient jusqu’à 30.000: 16.000 tués et blessés et 12.000 malades, principalement en raison de gelures (les russes ont dit, vu le nombre de corps gelés, que c’était 90 000). Il y a eu des résistants arméniens (peu nombreux) qui ont gêné les opérations. Enver Pacha (l’un des génocidaires) a pris les arméniens comme bouc émissaire pour se blanchir… C’est lui qui a allumé la mèche..Il est mort en 1922, lors d’une charge désespérée contre les russes (en grand uniforme). Un arménien qui était avec les russes a dit »je l’ai touché, vous êtes vengés… »