Aldous et Julian Huxley : deux récits transhumanistes irréconciliables ?

Cela semble sans doute un peu loin des thèmes habituels de Résistance républicaine mais cet article ne  me semble  pas inintéressant.

Aldous et Julian Huxley : deux récits transhumanistes irréconciliables ?

Conférence donnée à l’occasion du colloque « Les transhumanismes et leurs récits en question », du 20 au 22 juin à l’université catholique de Lille.

Chez les Huxley, les repas de famille étaient probablement très mouvementés, ou tout du moins traversés de tensions bien palpables. Et pour cause, nous devons aux frères Huxley deux récits totalement antithétiques concernant le transhumanisme.

-Aldous Huxley, l’écrivain, est mondialement connu pour sa dystopie Brave New World, en français, Le meilleur des mondes. Cet ouvrage dépeint un monde totalitaire et liberticide adossé à une utilisation très particulière de la technoscience.

-Au contraire, Julian Huxley, le biologiste, est considéré comme l’un des instigateurs du terme de « transhumanisme » dans son article de 1957. Il présente dans ce texte le transhumanisme sous un jour très désirable, et défend l’idée selon laquelle le transhumanisme est le projet d’avenir le plus souhaitable pour l’espèce humaine.

Commençons donc par étudier le récit du transhumanisme proposé par Julian Huxley, son défenseur, et déployé dans l’article intitulé « Transhumanism ». Julian Huxley établit en premier lieu que l’univers prend conscience de lui-même par l’intermédiaire de l’homme. En effet, l’homme est cette créature de l’univers, produit de l’évolution, capable de prendre conscience d’elle-même et du monde qui l’entoure, et d’échanger á ce sujet avec ses semblables. Julian Huxley souligne qu’avec l’apparition sur Terre de l’espèce humaine « est advenu quelque chose d’entièrement nouveau et révolutionnaire ». L’homme est le produit du fonctionnement naturel de l’univers, il est le produit de l’évolution, mais il s’agit d’un être exceptionnel au sein de la nature, en raison de sa conscience réflexive. Or, ce statut exceptionnel de l’homme entraine dans son sillage une responsabilité du genre humain vis-à-vis de l’univers et cette responsabilité est la suivante : « il est l’agent qui a pour tâche de réaliser son potentiel inhérent aussi pleinement que possible ». Il y a donc un devoir de l’homme de rendre effectives les potentialités qui lui ont été offertes par la nature, donc par le processus de l’évolution. Pour Julian Huxley, cette réalisation doit se situer au niveau de l’humanité toute entière.

La question est désormais : Que signifie « réaliser son potentiel inhérent », en quoi cela consiste-t-il ? Julian Huxley propose deux aspects de cette réalisation :

  • –  Un aspect d’ordre matériel et physique
  • –  Un aspect d’ordre psychologiqueLe premier aspect dont il est question dans notre article est l’aspect psychologique ; c’est-à-dire la réalisation des « possibilités mentales », qui relèvent du développement de la connaissance et de la personnalité. Le fait de commencer par l’aspect psychologique montre bien qu’il s’agit de transférer l’homme, ou plutôt de le faire évoluer, même dans ce qui apparaît lui être le plus intime, c’est-à-dire la construction de sa personnalité.

    Puis Julian Huxley s’intéresse aux éventuels moyens que l’homme a à sa disposition pour réaliser ses potentialités, et le moyen est très clairement identifié : c’est la science, prise dans un sens large. Il explique ainsi que nous avons exploré la Terre, que nous avons étudié la nature, mais qu’il y a un objet sur lequel nous n’avons pas encore assez travaillé, et c’est précisément l’homme lui-même. Il avance que « l’exploration de la nature humaine et de ses possibilités commence à peine ». Il s’agit donc désormais, de mettre au jour de manière précise toutes ces possibilités qui sont naturelles à l’homme, puisque ce n’est qu’en les connaissant que l’on pourra les réaliser. Ce qui est intéressant avec cette insistance de Julian Huxley sur le caractère naturel, inhérent à l’homme de ces possibilités, c’est qu’il ne s’agit pas de créer un homme nouveau qui soit meilleur que l’ancien ou que l’homme naturel, mais bien de faire en sorte que cette nature humaine soit pleinement réalisée. Donc, dans la logique rhétorique déployée dans cet article, il s’agit avec le transhumanisme de faire en sorte que le cadeau offert par l’évolution à l’être humain soit exploité à la hauteur de sa valeur.

Julian Huxley explique alors que la science a permis une amélioration matérielle conséquente des conditions de vie des hommes. La capacité d’œuvrer à une amélioration globale des conditions de vie et de la santé des hommes fait donc partie intégrante des potentialités naturelles en cours de réalisation. Mais cet aspect matériel n’est pas suffisant. Il faut aussi explorer « les potentialités offertes à la conscience et à la personnalité » dit Huxley. Cela permettra de mettre au jour que « personne ne doit être privé de satisfaction véritable, ni condamné à la médiocrité ». Or, ces réalisations, d’ordre psychologique et intellectuel, ont un versant politique. En effet, Julian Huxley fait la liste des choses qui rendent les hommes malheureux : « pauvreté, maladie, mauvaise santé, surmenage, cruauté, oppression. » L’oppression renvoie directement à un état de fait politique, et la pauvreté peut de même être considérée comme un élément matériel adossé à une causalité sociale et politique. Ainsi le transhumanisme ne peut se contenter de moyens scientifiques et technologiques pour permettre la réalisation de toutes les potentialités humaines, il faut aussi qu’advienne le modèle social adéquat. C’est pourquoi Julian Huxley affirme que « nous devons étudier les possibilités de créer un environnement social plus favorable » : le transhumanisme est donc un mouvement qui se réclame de la science mais qui défend aussi un agenda politique.

À la fin de son article, Julian Huxley propose le terme de « transhumanisme » pour qualifier une conviction, la conviction selon laquelle « l’espèce humaine peut se transcender », et qu’elle peut le faire « en réalisant les potentialités de sa nature et à l’avantage [des hommes] ». Tout l’enjeu du transhumanisme est donc, pour l’homme, d’agir consciemment sur les diverses modalités de son existence.

Pour conclure sur ce texte, il ne s’agit pas pour le transhumaniste de militer pour une transformation de la nature humaine, mais bien pour sa réalisation pleine et entière. Le transhumaniste souhaite que l’homme devienne enfin un être à la hauteur de ses capacités, et donc un homme à part entière. Cette réalisation se déploie sur deux plans : un plan psychologique et un plan physique, qui ne sont pas identifiables. Si les améliorations scientifiques des conditions matérielles d’existence des hommes ont un effet psychologique et permettent d’alléger les souffrances psychiques, elles ne sont pas suffisantes en l’absence d’un espace social favorable à la connaissance et au développement de la personnalité de chacun. C’est pourquoi le transhumanisme de Julian Huxley présente un agenda scientifique mais aussi un agenda politique. Enfin, le transhumanisme est chez lui le nom attribué à une conviction intime et non pas un programme parfaitement élaboré. Mais cette conviction est positive, c’est- à-dire à la fois réalisable et désirable.

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Or, ce qui est très étonnant à la lecture du texte de Julian Huxley, c’est que nous avons le sentiment que cette conviction a déjà été réalisée, du moins en fiction, par son propre frère, dans Le meilleur des mondes. En effet, lorsque nous lisons ces deux textes en mettant de côté la chronologie, nous pouvons très vite avoir le sentiment que l’ouvrage Le meilleur des mondes est la réalisation fictionnelle et anticipée, par Aldous Huxley, de la conviction de son frère. Le problème étant que Le meilleur des mondes est un titre ironique, puisqu’il s’agit d’un roman dystopique.

Une dystopie est par définition le contraire d’une utopie, ou une utopie qui tourne mal et finit par révéler son caractère totalitaire. La société parfaite décrite par Aldous Huxley dans son roman se révèle être un véritable cauchemar. Les hommes ont perdu la capacité de ressentir des émotions intenses, ils nagent dans un bonheur reproductible, superficiel et médicamenteux. L’épitaphe qui précède le roman est une citation de Nicolas Berdiaev : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. » Aldous Huxley présente donc l’écriture de son roman comme motivée par la possibilité technique de la réalisation d’une utopie qui va s’avérer finalement cauchemardesque.

Or, les deux moyens utilisés pour l’avènement de cette société sans souffrance sont précisément dans le récit d’Aldous Huxley de deux ordres : un ordre scientifique et technique et un ordre politique. Par ailleurs, l’élimination de la souffrance chez l’homme se déploie sur deux plans : un plan physique et un plan psychologique. Enfin, Aldous Huxley souligne dans une préface postérieure que « Le thème du Meilleur des mondes n’est pas le progrès de la science en tant que tel ; c’est le progrès de la science en tant qu’il affecte les individus humains. » Or précisément, la conviction transhumaniste repose sur la possibilité d’utiliser la science pour modifier en profondeur la vie des individus. Nous avons donc le sentiment d’avoir affaire au même récit transhumaniste, présenté sous deux jours différents selon le frère Huxley que l’on étudie : l’un est très mélioratif, tandis que l’autre présente le transhumanisme sous un jour parfaitement détestable.

Ces deux présentations, ou ces deux récits divergents d’un transhumanisme dont les caractéristiques sont communes, rejoignent le premier point de l’argumentaire de ce colloque, qui est celui de l’unité problématique du transhumanisme. La question est donc désormais de savoir si nous avons affaire à deux discours qualitativement différents sur le même transhumanisme, c’est-à-dire de savoir si Julian et Aldous Huxley adoptent la même définition du transhumanisme qu’ils décrivent cependant sous deux jours antithétiques. Il va donc s’agir de regarder les textes en détail pour voir si l’on ne peut pas identifier des divergences dans leurs récits du transhumanisme, par-delà les ressemblances structurelles que nous avons d’ores et déjà identifiées.

La première différence majeure et clairement identifiable est que le monde nouveau imaginé par Aldous Huxley s’est créé grâce à une guerre mondiale et à une rupture radicale avec le passé. En effet, tous les livres et éléments culturels de l’époque qui précédait l’avènement de ce nouveau monde sont supprimés et interdits dans la fiction. Au contraire, Julian propose une évolution progressive de l’homme dans la continuité des évolutions qui ont déjà eu lieu au cours du temps. Ainsi, il explique que l’homme se rend compte du rôle spécifique qu’il est amené à jouer au sein de la création grâce aux études scientifiques des caractéristiques proprement humaines, mais aussi et surtout grâce aux études des archéologues, des anthropologues et des historiens. La thèse de Julian Huxley est donc que l’évolution des modes de vies humains et des sociétés humaines reflète la réalisation progressive des potentialités humaines, et que la science peut permettre aujourd’hui d’accélérer cette réalisation. Toutefois, son projet se situe dans la continuité de ce qui s’est fait avant, et n’implique pas de rupture culturelle et politique majeure comme c’est le cas dans le texte d’Aldous.

Et pourtant, plus loin dans le texte de Julian, nous nous apercevons que l’entreprise de réalisation des potentialités humaines implique tout de même un certain processus de destruction, notamment des constructions sociales contraires au confort matériel et au bon développement psychologique de tout un chacun. C’est pourquoi le processus qui permettra de réaliser les potentialités de la conscience et de la personnalité « débutera par la destruction des idées et des institutions qui nous empêchent de réaliser nos potentialités ». Ainsi, le texte de Julian contient à la fois les deux idées contraires d’une continuité et d’une rupture politiques et sociales. Par conséquent, les divergences et convergences avec le texte de son frère seront plus ou moins fortes selon le passage du texte de Julian sur lequel nous décidons de mettre l’accent.

Il en va de même pour la question de la poésie. En effet, l’un des éléments caractéristique du Meilleur des mondes est que la poésie a disparu, puisque toutes les œuvres de littérature antérieure à l’avènement de la société nouvelle ont été confisquées, supprimées, interdites. Ainsi, le Sauvage, qui a grandi dans une réserve à l’écart de cette société présentée comme parfaite, est le seul à avoir lu Shakespeare. Il est aussi le seul à adhérer à une religion, le christianisme, qui a été exclu dans le nouveau monde. Dans le roman, la poésie et la religion ont été bannies en raison de leur caractère d’idéal. Ce qui pose problème, dans la poésie, c’est la passion qui s’y exprime. Or, si l’on regarde le texte de Julian Huxley, il commence par dire « Les grands hommes du passé nous ont donné un aperçu de nos possibilités dans le domaine de la personnalité, de l’entendement, de la plénitude spirituelle, de la création artistique. » Ce qui relève de la culture semble donc faire intégralement partie des potentialités humaines qu’il faudrait développer et encourager. Pourtant, le transhumanisme se caractérise aussi par une rationalisation des espérances et des idéaux, afin de faire cesser tout type d’idéal non réaliste : « L’exploration enthousiaste mais scientifique des possibilités et des techniques permettant de réaliser nos espérances les rendront rationnelles et insérera nos idéaux dans le cadre de la réalité ». Or, sans idéal, il semblerait que c’est tout un pan de la culture humaine qui s’effondre.

Enfin, en ce qui concerne la place de l’individu, la dystopie d’Aldous Huxley présente une société totalitaire. Tout ce qui relève de l’individu s’efface au profit du bonheur collectif et d’une société parfaitement hiérarchisée, rationalisée, et harmonieuse. Ainsi, dans le tout premier chapitre, le Directeur explique : « Tel est le but de tout conditionnement, faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. » D’autre part, le personnage principal est caractérisé par le sentiment exacerbé de son moi, lié à un physique différent de celui des autres de sa caste. Or cette situation est assez exceptionnelle au sein du monde décrit : « le sentiment du moi était chez lui vif et désolant » ; « ce que ces deux hommes avaient en commun, c’est la connaissance d’être des individus. » Aldous Huxley semble donc vouloir mettre en garde contre le danger que fait courir aux individus toute perspective holiste, c’est-à- dire toute perspective qui fait prévaloir le tout sur les parties. Julian Huxley semble quant à lui rejeter la perspective holiste. En effet, la réalisation de la personnalité propre à chaque individu, l’acquisition de talents spécifiques fait intégralement partie des potentialités à exploiter : « la personnalité bien développée et bien intégrée est la conséquence la plus sublime de l’évolution ». Mais cette construction de la personnalité doit se faire « en jouant son rôle dans le fonctionnement de la société » : le spectre du holisme n’est donc jamais bien loin.

Pour conclure, la confrontation de la description du transhumanisme par Julian Huxley avec la dystopie de son frère a permis de mettre au jour les lignes de tensions inhérentes au récit transhumaniste de Julian Huxley. Le transhumanisme étant pour lui une conviction, et non pas un programme précis et détaillé, son texte ouvre diverses perspectives selon l’angle de lecture et les passages mis au premier plan. La dystopie du Meilleur des mondes peut donc être anachroniquement considérée comme l’une des potentialités ouvertes par le texte de Julian Huxley, bien qu’elle ne soit pas la seule.

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2 Commentaires

  1. En effet cet article ne manque pas d’intérêt, mais il vient aussi conforter l’idée que l’homme se pensant lui-même n’est que vanité et croire que son nombril est le centre du monde n’est qu’orgueil stérile, pendant ce temps d’autres espèces évoluent et peuvent à terme nous menacer. Notre aveuglement sera nôtre perte.