Dédié à Joël dit Joe, parti trop tôt, à Serge dit Sergio, le roi de l’évasion, et qui, j’espère, contemple encore les levers et les couchers de soleil sur les collines de son village, qu’il me décrivait avec tant de lyrisme. Et à Yannick, que je n’ai jamais oublié, parti trop tôt lui aussi.
Ce sont deux articles sur RR à propos du suicide et du harcèlement qui m’ont interpellé. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux. Il est vrai que les moyens de communication actuels font qu’on ne peut plus les ignorer. ll y a certes le harcèlement scolaire, mais aussi le harcèlement dans le cadre professionnel, le harcèlement tout court, téléphonique, de voisinage, etc. Le harcèlement est partout. Le pire, peut-on parler du pire en oubliant les autres victimes, c’est lorsqu’il s’adresse à des enfants, des adolescents.
Pourquoi se suicide-t-on? Je n’ai comme point de référence que mon expérience personnelle en la matière. Un jour, j’ai franchi le pas, et failli passer de l’autre côté du miroir. À cette époque, dans les années soixante, j’étais pensionnaire, interne, dans une institution religieuse. Jusque -là, je vivais dans une parfaite insouciance, une totale innocence. C’est dans ce pensionnat que j’ai touché du doigt la laideur du monde. L’être humain est capable du pire comme du meilleur, souvent du pire.
Je me souviens de mon arrivée dans ce pandémonium comme si c’était hier. Il faisait beau ce jour-là, un ciel d’un bleu céruléen, pas un nuage. Lorsque mon père a garé son véhicule sur le parking extérieur, j’ai pu apercevoir de hauts murs gris, laids, sales, tristes, des bâtiments aux fenêtres munies de barreaux, comme dans une prison. C’était bien dans un pénitencier que je pénétrai. Lorsque mes parents m’ont laissé seul, j’ai éprouvé un sentiment de panique. À voir la gueule de certains futurs pensionnaires, j’ai constaté que je n’étais pas le seul. Des anciens discutaient dans un coin, jouant les affranchis, s’absentant de temps à autre pour fumer une cigarette en cachette dans les WC du préau.
Un prêtre, au physique porcin, le préfet de discipline ou garde-chiourme, m’accompagna jusqu’à mon lit. Une simple commode pour ranger mes affaires, un lit spartiate identique peut-être à celui des détenus. On nous rassembla ensuite dans la cour pour nous lire le règlement de l’institution, devant un saint Joseph en bronze, le doigt bénisseur levé au-dessus de sa tête. Il y avait tellement d’interdits qu’il aurait fallu une mémoire d’éléphant pour les retenir tous. Et bien sûr, chaque manquement était assorti d’une sanction.
L’enseignement était presque exclusivement assuré par des prêtres. Ils manquaient tous de la pédagogie la plus élémentaire. Faire entrer le savoir dans la caboche d’un élève à coups de brimades, parfois même de châtiments corporels, n’a jamais été la bonne solution. Au cours des leçons d’instruction religieuse, ils nous évoquaient l’amour infini de Dieu pour ses créatures en se conduisant comme de parfaits salauds. Ce n’était pas le même Dieu que le nôtre; le leur, c’était le Dieu des adjudants, des bourreaux.
Nous mangions mal pendant que les «bons» prêtres s’empiffraient. Et pour les plus jeunes, nous n’avions que ce que les grands voulaient bien nous laisser. La faim, continuelle. Les surveillants, les pions, laissaient faire. Il est vrai qu’ils étaient comme cul et chemise avec les anciens. Pas des flèches, les pions; certains tentaient d’obtenir leur bachot pour la septième fois. Et de vrais SS aussi. Qui n’a pas connu la station à genoux sur une règle en aluminium un dictionnaire tenu à bout de bras pour faire avouer à la malheureuse victime que c’est lui qui a fait le lit en portefeuille du surveillant du dortoir, ne peut savoir de quoi je parle. Dans ces cas-là, on avoue tout. Et je vous passe les coups de pied au cul et les gifles. Mal chauffés, mal nourris, une douche insuffisante par semaine, la prison.
Quand ils rentraient chez eux, certains se plaignaient auprès de leurs parents. Mais la plupart ne les écoutaient même pas, pensant qu’ils exagéraient . À cette époque, on n’écoutait que peu les enfants. L’opinion généralement admise était que l’on n’avait pas volé ce qui nous arrivait. Certains ont réagi comme on le fait quand le désespoir est trop grand, quand le cœur se fait trop lourd. L’ami Serge, une nuit , s’est évadé. Un tour de force. Il s’est couché tout habillé, a franchi le mur d’enceinte, et a parcouru les quarante kilomètres qui le séparaient de la ferme paternelle. Les curés l’ont quand même repris. Joël, dit Joe, lui, un week-end où il était rentré chez lui, a grimpé sur un pylône à haute tension; sans doute écœuré par le monde d’en bas, il avait peut-être voulu le contempler de plus haut, pour voir. Il est mort électrocuté. J’ai pensé aussi qu’il avait voulu en finir.
J’ai sauté le pas moi aussi, peu après mon quatorzième anniversaire, un jour où l’ignoble préfet de discipline m’avait coincé un vendredi en train de goûter de l’ultime morceau de saucisson qui me restait. Je n’avais plus rien à me mettre sous la dent. Ce salopard me colla pour le week-end. Je ne rentrais dans ma famille que tous les quinze jours. Cela signifiait que je serais resté un mois entier sans revenir chez moi. Je vous passe les détails du quotidien : pas de linge propre, pas de quoi regarnir ma boîte à provisions pour le goûter. J’eus beau plaider ma cause rien n’y fit. Tout ça pour un misérable morceau de charcuterie. En ce temps-là, consommer de la viande un vendredi était plus criminel que la pédophilie ambiante. Il y avait pas mal de tripoteurs parmi les élèves. Mais ces messieurs fermaient les yeux.
J’étais révolté, désespéré. J’avais l’impression que ça n’en finirait jamais. Le soir même, prétextant une migraine épouvantable, je me rendis à l’infirmerie de l’établissement. La sœur infirmière étant absente, je dérobai le premier tube de médicament qui me tomba sous la main. J’avalai avant d’aller au lit ce qui restait. Je ne me souviens même pas de ce que j’avais ingurgité. Par chance, ou malchance, un élève avait jeté un pétard dans la chambre du pion. Tout le monde debout, et en bas à tourner dans la cour jusqu’à la dénonciation du coupable. Quand on s’aperçut que je ne bougeais pas, ce fut l’affolement général. Je me suis réveillé à l’hôpital. Je peux vous dire que le lavage d’estomac, ça n’est pas très agréable.
On m’a ensuite posé un tas de questions, pourquoi j’avais fait ça, etc. J’ai même vu un psy. Pauvre psy. Il n’a jamais vraiment su pourquoi. Il a conclu à une crise de la puberté. J’ai achevé mon année scolaire sans encombre. La dernière année dans ce bagne. On m’a fichu une paix royale. Peut-être la peur que je récidive, que je réussisse une nouvelle tentative, et la hantise du scandale qui s’ensuivrait. L’école a failli fermer. Sa sinistre réputation a fini par rebuter les parents. Les prêtres ont même voulu taper les anciens élèves pour sauver cette «précieuse institution que nous avions tant aimée». Comme disait mémé Fernande, il y en a qui n’ont pas chié la honte.
J’ai revu un ancien élève, un de nos bourreaux, affameur notoire, dans un bar. Il m’a reconnu, moi pas. C’était devenu un type rondouillard, à la calvitie prononcée. Il avait tout oublié, voulant se montrer affable. Il me raconta qu’il avait une vie formidable. Entretemps, j’avais poussé. Je le dominais d’une bonne tête et demie, et ce qu’il avait pris en ventre, je l’avais acquis en muscle. J’aurais pu lui mettre mon poing dans la figure, mais devant témoins, cela en valait-il la peine? Il a tenu à payer ma consommation. J’avais ma vengeance en tête. J’ai remis ma tournée. Il en était à sa cinquième bière, facile, vu qu’il n’était plus très clair. Il est allé se soulager. J’ai commandé la consommation la plus chère, un double whisky que j’ai bu rapidement, et je me suis esquivé, lui laissant le soin de régler l’addition. Ce n’était peut-être pas très fair play, mais c’est tout ce que j’ai trouvé sur le moment.
Plus tard, mon frère, qui le connaissait, m’a appris qu’en fait de vie formidable, ce pauvre type était nanti d’une épouse acariâtre qui lui reprochait de ne pas rapporter assez d’argent à la maison, de trois enfants qui le méprisaient, et d’un travail de voyageur de commerce qui lui prenait tout son temps. Il est mort quelques années plus tard à la suite d’ un infarctus du myocarde foudroyant. Il avait lui-même choisi son enfer.
Depuis ce séjour dans ce pensionnat, je ne supporte plus les barreaux aux fenêtres, ni le regard des enfants battus, des vieillards des EHPAD, ni celui des animaux maltraités. Ni les odeurs de réfectoire. En fait, je ne supporte plus rien des laideurs de ce monde. Parfois, j’en veux encore à ceux qui m’ont tiré d’affaire. J’étais parti, ils m’ont ramené.Je vous le répète, quand j’ai eu quatorze ans, je m’ai tué.
FIN
ARGO
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Cher Argo, ton article et le suicide de Lindsay m’ont déchiré le coeur. Recois mon amitié et ma joie de savoir que tu as survecu à ces incroyables saloperies! Bien à toi…Edmond le Tigre
Que de similitudes entre nos parcours à la différence que je suis orphelin depuis l’âge de 5 ans . Mon histoire est aussi triste que la votre . Moi aussi je me suis tué ( au figuré ) à l’âge de 5 ans .
Quand rentrant de l’école nous découvrîmes le salon familial rempli d’inconnus et que l’on nous intimas de nous asseoir en silence à la table de la salle a manger ,sans que jamais l’on nous donnas la moindre explication sur la tragédie qui venait d’advenir la mort de notre mère . Du jour au lendemain moi et mes 11 frères et sœurs furent séparer pour ma part je fus placé avec deux de mes frères dans un orphelinat ( au bagne ) . Je suis mort à 5 an
Argo jamais je ne vous appellerais ami mais je vous verrais d’un autre œil . Merci pour votre témoignage les humains dialoguent si peu alors qu’ils ont tant en commun .
Pauvre de vous ! Les jeunes d’aujourd’hui n’imaginent même pas. Même moi qui ait 50 ans, je n’ai eu que des échos de telles histoires par des aînés. Dans le même milieu inhumain d’écoles de curés. Quels hypocrites ! Pas un seconde ils n’ignoraient ce qu’ils étaient en train de faire. Leurs descendants laïcisés nous dirigent aujourd’hui. Plus subtilement.
Bonjour,
Merci pour ces douloureux souvenirs …
Bonjour mon ami Argo.
Mon épouse a vécu les mêmes humiliations dans un pensionnat tenu par des bonnes soeurs, elle devait avoir 10 ans. Heureusement ce fut bref (moins d’une année) mais ce qu’elle m’a parfois décrit était ordurier de la part de religieuses vis à vis d’enfants.
Elle n’oubliera jamais, bien que restée croyante. Ce bagne est fermé depuis longtemps et est devenu un…hôtel.
J’ai eu la chance de n’avoir jamais été pensionnaire. (sauf quand j’ai effectué mon service militaire en 69/70).
Heureusement, tu t’es loupé, ce qui nous donne le plaisir de te lire ! 😉
Ma mère a été placée (injustement) dans un tel pensionnat, pour « fortes têtes », par une mère abusive (avec la complicité de la famille de c*nnards hypocrites d’origine italienne). La discipline était dure, mais pas injuste. Les soeurs ont parfaitement compris son calvaire chez elle. Elles lui ont conseillé de se marier au plus vite (hélas mal) pour quitter la maison familiale. Ma mère y a appris son métier de comptable et leur en est reconnaissante à ce jour. Elle soupçonnait de l’homosexualité chez les soeurs mais rien n’est arrivé chez les pensionnaires. Le père a été dans un pensionnat laïc et j’ai appris très tard qu’il y avait subi des attouchements (restons poli) de… camarades ; un grand classique de la littérature anglaise du XIXème siècle). Ce qui rend votre récit, et les semblables, insupportable est l’hypocrisie de religieux censés porter la parole d’un Dieu d’amour qui n’en peut mais.
Merci Mantalo!J’ai le souvenir d’une femme de ménage qui venait aider ma mère pour les gros travaux et qui a laissé un jour éclater sa détestation des soeurs où elle avait été placée et qui la martyrisait au point de la ligoter sur un radiateur et la laisser hurler de douleurs. J’avais dix ans et je ne comprenais pas ce sadisme effroyable…Un rapport avec la frustration sexuelle de ces « soeurs »? Ou un sadisme inherent à la race humaine, sadisme que l’on essaie de juguler (mal) par la morale et/ou la religion?