Théâtre : « Les races » de Ferdinand Bruckner ( 22 )

 

Hélène : Je devrais les appeler pour qu’ils t’emmènent. Il n’y a pas d’égards à avoir quand on est en guerre.

Karlanner : ( franchement.) Personne ne t’en serait aussi reconnaissant que Rossloh.

Hélène : Tu ferais bien de t’en aller, alors.

Karlanner : Ça arrangerait très bien les choses, il te pardonnerait tout. La trahison est punie de la peine capitale.

Hélène : Ce n’est que justice.

Karlanner : Ce n’est que justice. Personne ne t’en serait plus reconnaissant que moi.

Hélène ( le regardant longuement.) : Je ne tiens pas à votre reconnaissance.

Karlanner : On viendrait enfin m’emmener à mon tour, moi qui ai emmené tant d’hommes ( Hélène se tourne vers la fenêtre. Karlanner derrière elle : ) Hélène !

Hélène ( inquiète.) : Ne te montre pas à la fenêtre. ( Karlanner va à la fenêtre.) On le dirait à Rossloh, il ne serait pas content.

Karlanner : Il en serait heureux.

Hélène (bas.) : Je le sais maintenant.

Karlanner : Nous sommes toujours contents de nous débarrasser de l’un d’entre nous. L’affluence est trop considérable.

Hélène  ( après un silence.) : Si tu es venu pour…

Karlanner : Non.

Hélène ( d’un ton léger.) : Il n’y a plus de Rossloh, je serais là pour te consoler.

Karlanner : Je t’ai déjà dit que…

Hélène : On demande une infirmière ? ( elle secoue la tête.) Trop tard.

Karlanner ( plus haut.) : Je suis venu pour…

Hélène : Trop tard. Il y a eu un temps où je l’ai admis. Un temps où je ne me connaissais pas bien.

Karlanner : Tu te connais mieux, à présent ?

Hélène : Oui, à présent, je me connais.

Karlanner : Tu te sens juive, je l’ai deviné quand j’ai appris les dénonciations.

Hélène : Je me sens juive.

Karlanner : Quand je t’entends parler, je me rends compte qu’en toi aussi  » l’ivresse est déjà là « ; toi aussi tu es prise par la maladie, tu es contaminée.

Hélène : Tu répètes mes paroles d’autrefois, elles ne me font aucun effet.

Karlanner : Mais si je succombe ? Cela suffit ? Cela suffirait ?

Hélène : Si tu succombes ? Un persécuteur de moins. Cela ne suffit pas.

( Bruit de vitres cassées, rires, applaudissements.)

Karlanner : Moi aussi je me suis dit :  » c’est maintenant que je me connais. » Ce sont les débuts de la maladie.

Hélène : On casse les vitres chez monsieur Yacovitsch. Tu peux enregistrer un nouvel exploit.

Karlanner : Les débuts. Tu t’en souviens ?

Hélène : Avec tout ce que je dois voir de choses, à présent, je n’arrive plus à me souvenir de quoi que ce soit. ( Ils sont toujours l’un près de l’autre sans se regarder.) Plus jamais.

Karlanner : Oui,  je connais ça. La vie bourrée d’actions dont parle Tessow.

Hélène : Tessow…

Karlanner : Ta tête est bourrée d’actions qu’accomplissent les autres. Je vois tes yeux en ce moment : c’est comme s’ils dévoraient cette devanture brisée.

Hélène : Notre unique resistance, désormais, pauvre et pitoyable : voir !

Karlanner ( avec un signe de tête affirmatif.) : C’est ta façon de lutter ?

Hélène : Être là, voir ! Pour que jamais rien ne soit étouffé, pour que des témoignages en restent assurés.

Karlanner : La même maladie. Chez nous, l’exaltation aiguë du sentiment : je ne suis plus moi, je suis allemand, je ne le serai jamais de trop. Disparus tous deux dans la masse…

Hélène  ( voulant en finir.) : Pourquoi es tu venu ?

Karlanner : …Aussi insensés l’un que l’autre.

Hélène : Ils vont plus loin, tes héros, vers une autre boutique.

Karlanner ( très près.) : Hélène !

Hélène : Il n’en a toujours pas dans ses manches. Elles pendent, vides. ( Karlanner ne regarde plus Hélène, au comble de l’émotion : ) Cet homme à été autorisé à risquer cent fois sa vie pour vous parce que vous en aviez besoin.  Mais il n’est pas pour cela un être humain. Il n’est qu’un  » prenez garde au juif !  » ( de plus en plus fort.) C’est insensé de se révolter, de s’indigner,  insensé de sentir la honte vous brûler la figure !

Karlanner (criant aussi.) : Insensé de le crier dans un monde devenu sourd.

Hélène  (éclatant.) : Que pouvons nous faire d’autre ? Réponds ! (Elle veut quitter la fenêtre.)

Karlanner ( la retenant soudain par les bras.) : Hélène !

( Dehors le bruit cesse.)

Hélène ( le regardant, bas.) : lâche moi.

Karlanner : Hélène, voici la réponse.

Hélène : Lâche moi, je te dis.

Karlanner  ( se retournant vers la fenêtre.) : Regarde !

Hélène  ( se dégageant.) : Tu es fou.

Karlanner  ( souriant.) : Tu vois  ?

Hélène : Je ne vois rien.

Karlanner : Ces deux hommes,  ces deux Casques d’acier, mutilés de guerre eux aussi, ils saluent ton juif solennellement. Tu ne les vois pas ?

Hélène  ( stupéfaite.) : Qu’est-ce que tu dis ?

Karlanner : Tu vois comme ils l’ encadrent, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Mais tu ne ke vois pas.  La rage te rend aveugle.

Hélène ( très troublée.) : Qu’est-ce que tu dis ?

Karlanner  ( de plus en plus haut.) : Ton juif ne sourit même pas tellement il trouve tout naturel que des hommes qui ont enduré  les mêmes souffrance ms que lui se mettent à ses côtés.

Hélène ( bas.) : Oh mon Dieu.

Karlanner : Partis tous les trois pour donner leur vie et revenus marqués du signe de l’éternité. Un juif est parmi eux, mais qui s’en souvient encore aujourd’hui ?

Hélène : Tais toi.

Karlanner : Ils ne bougent pas. Ils se tiennent aussi droit qu’ils le peuvent et ils regardent droit devant eux. Mais ils luttent aussi.( il sourit.) Tu vois de quelle façon ? ( Hélène se détourne.) Et déjà ils sont vainqueurs. La foule, tout à l’heure encore en délire, s’est calmée, elle recule.  Tu vois ? ( Hélène a un signe de tête affirmatif.) Il y a quand même quelques hommes qui, a la vue de ce spectacle,  ont recommencé à voir clair. Seul demeure aveugle celui qui a disparu dans la grande masse, qui n’est plus lui même.  ( Fortement.) Hélène !

A SUIVRE. 

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