
Hélène : Je devrais les appeler pour qu’ils t’emmènent. Il n’y a pas d’égards à avoir quand on est en guerre.
Karlanner : ( franchement.) Personne ne t’en serait aussi reconnaissant que Rossloh.
Hélène : Tu ferais bien de t’en aller, alors.
Karlanner : Ça arrangerait très bien les choses, il te pardonnerait tout. La trahison est punie de la peine capitale.
Hélène : Ce n’est que justice.
Karlanner : Ce n’est que justice. Personne ne t’en serait plus reconnaissant que moi.
Hélène ( le regardant longuement.) : Je ne tiens pas à votre reconnaissance.
Karlanner : On viendrait enfin m’emmener à mon tour, moi qui ai emmené tant d’hommes ( Hélène se tourne vers la fenêtre. Karlanner derrière elle : ) Hélène !
Hélène ( inquiète.) : Ne te montre pas à la fenêtre. ( Karlanner va à la fenêtre.) On le dirait à Rossloh, il ne serait pas content.
Karlanner : Il en serait heureux.
Hélène (bas.) : Je le sais maintenant.
Karlanner : Nous sommes toujours contents de nous débarrasser de l’un d’entre nous. L’affluence est trop considérable.
Hélène ( après un silence.) : Si tu es venu pour…
Karlanner : Non.
Hélène ( d’un ton léger.) : Il n’y a plus de Rossloh, je serais là pour te consoler.
Karlanner : Je t’ai déjà dit que…
Hélène : On demande une infirmière ? ( elle secoue la tête.) Trop tard.
Karlanner ( plus haut.) : Je suis venu pour…
Hélène : Trop tard. Il y a eu un temps où je l’ai admis. Un temps où je ne me connaissais pas bien.
Karlanner : Tu te connais mieux, à présent ?
Hélène : Oui, à présent, je me connais.
Karlanner : Tu te sens juive, je l’ai deviné quand j’ai appris les dénonciations.
Hélène : Je me sens juive.
Karlanner : Quand je t’entends parler, je me rends compte qu’en toi aussi » l’ivresse est déjà là « ; toi aussi tu es prise par la maladie, tu es contaminée.
Hélène : Tu répètes mes paroles d’autrefois, elles ne me font aucun effet.
Karlanner : Mais si je succombe ? Cela suffit ? Cela suffirait ?
Hélène : Si tu succombes ? Un persécuteur de moins. Cela ne suffit pas.
( Bruit de vitres cassées, rires, applaudissements.)
Karlanner : Moi aussi je me suis dit : » c’est maintenant que je me connais. » Ce sont les débuts de la maladie.
Hélène : On casse les vitres chez monsieur Yacovitsch. Tu peux enregistrer un nouvel exploit.
Karlanner : Les débuts. Tu t’en souviens ?
Hélène : Avec tout ce que je dois voir de choses, à présent, je n’arrive plus à me souvenir de quoi que ce soit. ( Ils sont toujours l’un près de l’autre sans se regarder.) Plus jamais.
Karlanner : Oui, je connais ça. La vie bourrée d’actions dont parle Tessow.
Hélène : Tessow…
Karlanner : Ta tête est bourrée d’actions qu’accomplissent les autres. Je vois tes yeux en ce moment : c’est comme s’ils dévoraient cette devanture brisée.
Hélène : Notre unique resistance, désormais, pauvre et pitoyable : voir !
Karlanner ( avec un signe de tête affirmatif.) : C’est ta façon de lutter ?
Hélène : Être là, voir ! Pour que jamais rien ne soit étouffé, pour que des témoignages en restent assurés.
Karlanner : La même maladie. Chez nous, l’exaltation aiguë du sentiment : je ne suis plus moi, je suis allemand, je ne le serai jamais de trop. Disparus tous deux dans la masse…
Hélène ( voulant en finir.) : Pourquoi es tu venu ?
Karlanner : …Aussi insensés l’un que l’autre.
Hélène : Ils vont plus loin, tes héros, vers une autre boutique.
Karlanner ( très près.) : Hélène !
Hélène : Il n’en a toujours pas dans ses manches. Elles pendent, vides. ( Karlanner ne regarde plus Hélène, au comble de l’émotion : ) Cet homme à été autorisé à risquer cent fois sa vie pour vous parce que vous en aviez besoin. Mais il n’est pas pour cela un être humain. Il n’est qu’un » prenez garde au juif ! » ( de plus en plus fort.) C’est insensé de se révolter, de s’indigner, insensé de sentir la honte vous brûler la figure !
Karlanner (criant aussi.) : Insensé de le crier dans un monde devenu sourd.
Hélène (éclatant.) : Que pouvons nous faire d’autre ? Réponds ! (Elle veut quitter la fenêtre.)
Karlanner ( la retenant soudain par les bras.) : Hélène !
( Dehors le bruit cesse.)
Hélène ( le regardant, bas.) : lâche moi.
Karlanner : Hélène, voici la réponse.
Hélène : Lâche moi, je te dis.
Karlanner ( se retournant vers la fenêtre.) : Regarde !
Hélène ( se dégageant.) : Tu es fou.
Karlanner ( souriant.) : Tu vois ?
Hélène : Je ne vois rien.
Karlanner : Ces deux hommes, ces deux Casques d’acier, mutilés de guerre eux aussi, ils saluent ton juif solennellement. Tu ne les vois pas ?
Hélène ( stupéfaite.) : Qu’est-ce que tu dis ?
Karlanner : Tu vois comme ils l’ encadrent, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Mais tu ne ke vois pas. La rage te rend aveugle.
Hélène ( très troublée.) : Qu’est-ce que tu dis ?
Karlanner ( de plus en plus haut.) : Ton juif ne sourit même pas tellement il trouve tout naturel que des hommes qui ont enduré les mêmes souffrance ms que lui se mettent à ses côtés.
Hélène ( bas.) : Oh mon Dieu.
Karlanner : Partis tous les trois pour donner leur vie et revenus marqués du signe de l’éternité. Un juif est parmi eux, mais qui s’en souvient encore aujourd’hui ?
Hélène : Tais toi.
Karlanner : Ils ne bougent pas. Ils se tiennent aussi droit qu’ils le peuvent et ils regardent droit devant eux. Mais ils luttent aussi.( il sourit.) Tu vois de quelle façon ? ( Hélène se détourne.) Et déjà ils sont vainqueurs. La foule, tout à l’heure encore en délire, s’est calmée, elle recule. Tu vois ? ( Hélène a un signe de tête affirmatif.) Il y a quand même quelques hommes qui, a la vue de ce spectacle, ont recommencé à voir clair. Seul demeure aveugle celui qui a disparu dans la grande masse, qui n’est plus lui même. ( Fortement.) Hélène !
A SUIVRE.
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