
Marx ( bref.) Nous ne sommes pas persécutés.
Hélène : Tout être juif est persécuté.
Marx : Qu’est-ce que c’est que ça, un être juif ? Il suffit que tu ouvres la bouche pour que j’entende à nouveau ce langage qui depuis des années me porte sur les nerfs. Dès l’âge où tu allais à l’école. A cette époque là tu avais déjà ce caquetage insupportable : » l’homme libre « , » la lutte pour l’être humain « . Lorsqu’il m’arrivait de me demander : » Comment a tu pu te séparer si facilement de ton enfant « , je n’avais qu’à me le rappeler. Si nous avions encore des temps normaux, j’aurais continué à ne plus m’occuper de toi. Elle veut être indépendante ? Qu’elle le soit. Elle veut vivre avec un crève la faim ? Qu’elle vive avec lui. La pensée que, somme toute, si tu entreprenais de vivre de ta propre autorité, tu le faisais sous l’aile protectrice d’un héritage assuré me tranquillisait. Mais tu ne peux plus avoir cette sécurité.
Hélène : Il n’y a jamais eu de sécurité pour le juif
Marx : Qui te parle du juif ? Je te parles de toi et moi.
Hélène : La sécurité ne peut croître en l’homme que si le sol qui le porte est ferme sous ses pas. Mais notre sol, nous le portons en nous. C’est là notre misère et notre gloire.
Marx : Notre sol, c’est l’Allemagne.
( fortes rumeurs dans la rue.)
Hélène : Moi aussi, je l’avais cru.
(Elle va à la fenêtre.)
Marx: Depuis deux siècles déjà, tes ancêtres étaient installés à Worms et à Francfort.
Hélène : je l’ignorais, mais cela ne change rien.
Marx : Tu es d’une des familles les plus anciennes parmi les juifs Allemands. Qu’avons-nous en commun avec ceux qu’on boycotte, ces parasites, ces soit disant intellectuels socialistes, ces ouvriers, ces petits colporteurs venus on ne sait d’où ? Qu’avons-nous de commun avec ces gens là ? Ce sont eux qui font toujours renaître la ridicule légende du juif errant.
Hélène : Qu’avons-nous de commun avec ce Samuel Yacovitsch, magasin de mode pour dames ?
Marx : Qui est-ce ?
Hélène : Il sont justement en train de peindre en grosses lettres sur sa petite boutique : » Prenez garde aux juifs ! » Les spectateurs enthousiasmés, se ruent vers le pauvre étalage. Tout à l’heure, ils casseront les vitres.
Marx ( ferme.) : Nous n’avons rien de commun avec lui, il vient de Galicie, sans doute.
Hélène : Sans doute.
Marx : Il appartient donc à une toute autre race.
Hélène : Comment, même parmi les juifs, il y a des races différentes ?
Marx : Tu est inouïe.
Hélène : Mais, alors, pourquoi les allemands ne parlent ils toujours que de la seule et unique et toute particulière race juive ?
Marx : Parce que quelques uns d’entre-nous hésitent à leur prouver qu’il y en a plusieurs. Voilà pourquoi il est aujourd’hui de toute nécessité d’établir nettement sa position.
Hélène : Combien de races y a t’il parmi les juifs ?
Marx : Je ne les ai pa comptées. Occupons nous de la nôtre.
Hélène : Toi et moi, nous sommes de la même race ?
Marx : Tu est ma fille, après tout.
Hélène (avec un signe de tête affirmatif.) : Le même sang. On n’a qu’à regarder nos deux visages : on y trouvera la preuve éclatante de la fausseté de cette conception.
Marx : Ferme donc cette fenêtre. Tu habites un quartier impossible puisque tu ne vas plus au bureau, tu n’as plus besoin de demeurer ici. C’est incroyable que l’on puisse habiter des quartiers aussi peu hygiéniques. Chez moi, tu aurais un autre spectacle devant les yeux et tu aurais d’autres idées dans la tête. Le lilas s’annonce déjà. Celui qui est devant la terrasse a les plus gros bourgeons.
Hélène ( ne cédant pas.) : Je ne pourrai pas voir de lilas en ce moment.
Marx : Et tu ne demande pas après tes frères ?
Hélène ; Ils ont les mêmes idées que toi.
Marx : Ils m’ont presque dépassé. Ils ne vivent que pour la fabrique. Nous formons une famille, un tout bien distinct, il n’y a que toi qui ne veut pas en être.
Hélène : Si ma mère vivait…
Marx : Elle ne te comprendrait pas. Ce n’était pas une intellectuelle. L’intellectualité ne sait que déraciner.
Hélène : Tu parles leur langage.
Marx : Je parle allemand. Si tu étais avec nous, à l’usine, si tu voyais ces innombrables pains de savon s’aligner tous les jours, régulièrement; si tu voyais la pâte glisser automatiquement d’une machine qui la presse dans une machine qui la découpe, tu aurais peut-être ce sentiment de terre ferme dont tu parles.
Hélène : De terre ferme ?
Marx : Tu aurais, à l’usine, l’évènement journalier, toujours pareil, ininterrompu, régulier, producteur : la terre ne travaille pas autrement. Et lorsque que je regarde tous ces produits : mes spécialités, mes crèmes, mes savons, je sais qu’ils iront aux quatre coins du pays, qu’on les verra à tous les étalages et je sens que c’est là le sol où depuis trente cinq ans, j’ai pu croître, prospérer, le sol où j’ai pris racine. Et je dois tout faire, tout supporter pour lui rester fidèle, en vrai allemand, dans la grande propriété allemande.
Hélène : Tout supporter ? Même ce qui est en dessous de la dignité humaine ?
Marx : Ça, c’est un mot dont on a que faire quand on possède le sens de la réalité. Il appartient à ce groupe de mots qui représentent cette maladie de l’humanitarisme dont nous devons nous garder comme d’un fléau. ( il prend machinalement sur la table de toilette d’Hélène un des flacons.) Ça ne sort pas de chez moi. Tu jettes l’argent par les fenêtres.
Hélène : Je ne me garderai jamais de ce qui est humain. Si tu es venu pour ça…
Marx : Mais au fait, as tu encore de l’argent ? ( Hélène a un signe de tête affirmatif.) Puisque tu as perdu ta place.
Hélène : Je n’avais pas tout dépensé. ( Riant.) Je comptais m’installer dans un quartier plus hygiénique.
A SUIVRE.
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