
Siegelmann ( passant vite son veston.) : A la réprobation publique ?
Le chef ( aux deux premiers hommes. ) : Il faut faire vite. Nous en avons encore d’autres.
Siegelmann : Vous me conduirez au lieu du châtiment ? Quel châtiment ?
Le chef : Tout juif mérite une correction corporelle si il ose même essayer de comprendre l’être allemand.
( il est occupé à classer ses papiers, les deux premiers hommes exécutent ses ordres avec zèle. Les quatre autres se tiennent debout contre le mur.)
Siegelmann ( aux deux premiers. ) Quelle sera cette réprobation publique ? (Ils prennent les empreintes digitales. Avec éclat.) Quelle réprobation publique ? Quel châtiment ? Je ne demande pas pour quel motif ?
Le chef ( sans lever les yeux. ) : Ne crois pas faire de l’effet sur nous avec tes cris. Que le juif se lamente à l’heure de la justice et du châtiment…
Siegelmann : Je ne vous demande pas le motif. Je veux savoir ce que vous ferez de moi.
Le chef : Nous y sommes habitués…
La voix : Cherche dans les Écritures et tu comprendras. Pense à tous vos grands chefs : ils n’ont jamais atteint le but. Pense à toutes vos grandes victoires : elles ont toujours été gagnées en vain.
Siegelmann : Je veux savoir.
La voix : Vous implorez Dieu, vous le convoquez à un dialogue avec vous, lui qui vous envoie toujours à de nouvelles défaites, qui vous punit si souvent, lui dont vous connaissez les terribles colères . Et plus il vous prépare de défaites, plus se resserrent les liens qui font de vous ses serviteurs. Pourquoi, Siegelmann ?
(Magnésium, on lui prend le profil gauche.)
Siegelmann : Pourquoi ?
La voix : Réfléchis, Siegelmann, réfléchis
(Magnésium, on lui prend le profil droit. )
Siegelmann ( angoissé et en attente. ) : Pourquoi ?
La voix : cette grande faculté de penser, ne vous a-t-elle pas été donnée justement parce que vous en avez un besoin pressant ? ( la vois s’élève de plus en plus. ) Plus pressant que tous les autres ? Les autres sont des martyrs glorieux et reconnus pour tels devant le monde entier. Les autres sont les héros des barricades, transfigurés par l’enthousiasme de ceux qui les acclament. Mais jamais les juifs ne pourront dresser des barricades pour se défendre, et leur martyre ils le subissent dans des chambres bien closes, dans les caves, dans l’ombre et le secret. Et quand il l’ont subi, ce martyre, il ne seront pas glorifiés. on le leur discutera. Ils seront insultés et exposés aux railleries publiques. ( on lui colle des boucles sur les tempes, Siegelmann a la tête redressée. ) Réfléchis. Demande toi si ce n’est pas pour cette raison que vous êtes devenus les plus tenaces des conquérants ? Demande toi si l’éclat d’un héroïsme n’en arrive pas à s’affaiblir à force de se repaître de lui-même, tandis que la calomnie et la persécution vous incitent toujours à l’action, ne vous laissent ni trêve, ni répit et, par là, vous conservent vivants. Et c’est ainsi que tu trouveras dans les Écritures et jusqu’à nos jours ton peuple toujours vaincu et toujours à nouveau vainqueur. (Ils lui passent autour du cou un écriteau sur lequel il y a : 《 je suis un juif 》. (La voix, avec grandeur : ) Car qu’est le juif ? Tant qu’il sera celui que l’on persecute, celui qu’on tourne en dérision, celui qu’il faut exterminer, il demeurera invincible : conquérant de par ses défaites.
(Siegelmann calme se laisse faire. On lui coupe son pantalon à la hauteur du genou.)
Les deux étudiants ( rentrant dans les rangs.) A vos ordres.
Le chef ( regardant dans ses papiers et approuvant d’un signe de tête.) C’est ainsi que tu seras d’abord traîné dans les rues, objet de la risée publique.
Siegelmann (faisant un signe de tête affirmatif. ) Après ?
Le chef : Viens signer ça.
Siegelmann : Après ? Que ferez vous de moi ? Dites le moi…(le chef rit.) Pour que je m’y prépare. Je veux bien supporter tout…
Le chef : Tu dois signer.
Siegelmann : Tout…
Le chef : Je peux te rassurer. Tu ne seras pas pendu. (Siegelmann soupire.) Nous sommes toujours magnanimes envers nos ennemis. Il faut que tu sois châtié. C’est tout. (Siegelmann a un signe de tête affirmatif.) Tu sembles en reconnaître toi-même la nécessité. Tu te montre, par là, différent des autres juifs qui se mettent à pousser des cris parce que, dans le nombre, il y en aurait eu quelques-uns de punis. Sais tu ce que c’est qu’une révolution ? ( Siegelmann a un signe de tête affirmatif. Le chef concluant 🙂 Alors…pendant une révolution, des hommes sont tués en grand nombre. Mais nous, pour tout ce que vous êtes capables, nous ne faisons que vous châtier.
Siegelmann ( avec un signe de tête affirmatif.) Je le savais .
Le chef : Le monde entier devrait se rendre compte que la révolution allemande s’est accomplie dans la plus parfaite discipline. Nous te ferons signer, après le châtiment, une déclaration dans laquelle nous t’autorisons à nous remercier pour les bons traitements dont tu auras été l’objet. Mets d’abord ta signature ici, sous tes aveux.
Siegelmann : Mes aveux ?
Le chef : Tu crois que j’ai le temps de recommencer à t’énumérer tes crimes . Il y en a d’autres qui nous attendent.
Siegelmann ( regardant autour de lui.) : mes crimes ?
( Aucun des hommes ne bronche. )
Le chef : Ici . Mets : Nathan Siegelmann.
Siegelmann : Si ce sont des crimes, je dois être jugé et puni selon les lois.
( il regarde avec insistance le quatrième étudiant.)
Le chef : Chez nous, tout se passe selon les lois.
Siegelmann : C’est trop peu que de n’être châtié (il signe.) si j’ai commis des crimes.
Le chef ( riant.) Ne réclame pas avant de savoir. (Aux autres étudiants 🙂 Faites ce qui vous reste à faire. Il faut partir.
Siegelmann ( au quatrième étudiant.) : Karlanner ? (Karlanner ne bronche pas. Siegelmann a un signe de tête affirmatif.) Karlanner. (Les deux étudiants lui attachent les mains derrière le dos.) Et moi qui avait pensé : ce sont des hommes d’un autre monde que le mien. Mais te voilà toi, toi, de notre monde à nous. Comment comprendre ? Lorsque je t’ai vu crier si fort contre Marcus, je m’attendais à des surprises. Mais notre rapidité de compréhension ne suffit plus pour vous suivre dans la rapidité avec laquelle vous vous démasquez. Et l’on se demande : est-ce une horde étrangère ? Non. Nous-mêmes avons envahi notre propre monde : pensée désespérante, mais qui nous éclaire. Ce n’est pas la foudre absurde qui tombe sur nous pour nous détruire, nous nous détruisons nous-mêmes. Tout cela fait donc partie de nous. ( Ils l’arrangent encore à leur façon et tirent les rideaux.) Tu étais avec nous l’année dernière lorsque mon père me remit ses dernières économies pour que j’achève mes études. Et c’est pour aboutir à cela qu’il aurait fait ce sacrifice ? Pour cela, Karlanner ? Si je te le demande, c’est que je voudrais arriver à voir clair. ( Karlanner ne bronche pas. Siegelmann plus haut : ) Pour en arriver à cela, Karlanner ? (Il est perdu dans ses souvenirs, puis avec éclat : ) Combien de fois allez vous me photographier ?
A SUIVRE.
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