
Karlanner : Tu le reconnais ?
Hélène : Je le reconnais. Je ne l’ai jamais nié.
Karlanner : Non, mais tout cela était embrouillé, nous parlions de formalités, de préjugés, d’idées plus hautes, plus éclairées. Ce fut une faute et j’ai été complice, car, moi, allemand…
Hélène : Tu es allemand, oui.
Karlanner : Tu comprends nos positions à présent. Tout est clair : nous sommes en deux camps opposés. Tu es juive.
Hélène : Je suis juive…Et je ne savais pas ce que c’était, tu as raison.
Karlanner : Nous, dans notre famille, nous sommes Allemands depuis des siècles. Il y a eu chez nous quatre généraux et trois conseillers consistoriaux.
Hélène : Dans ma famille, on allait au temple qu’une fois par an. Ce jour là, le visage de mon père était plus grave.
Karlanner : Depuis trois siècles, mes ancêtres ont vécu en Rhénanie et dans le Palatinat.
Hélène : Je ne sais pas où on vécu les miens il y a trois siècles. ( calme.) Mais , les tiens, où étaient ils il y a dix siècles ?
Karlanner : Ce n’est pas le moment de railler.
Hélène ( gravement ) : Je ne raille pas.
Karlanner : Tu n’as jamais nié que tu étais juive, c’est vrai, mais tu n’y prêtais pas assez d’attention. Tu aurais du fixer ta position.
Hélène ( commençant à s’emporter. ) : Quelle position ?
Karlanner : De juive.
Hélène : Tu appelles ça une position.
Karlanner : Oui, nous ne parlons plus la même langue, il faudra que tu t’y habitues, nous sommes de races différentes
Hélène ( criant) : Oui, je suis juive, et sans ta juive tu aurais pourri dans ton vice, et tu as de quoi la remercier, ta juive, avant de partir. Il y a dans sa race des qualités dont tu as profité. Allons dis merci et …( soudain avec douceur ) et va t’en. Va
Karlanner : Que je remercie la race juive?
Hélène ( bas et calme. ) : Oui.
Karlanner : Tu as raison. Puisqu’à présent nos positions sont nettes, que tout ce qui nous était personnel a disparu, c’est un devoir chevaleresque, en effet, que de te remercier. Car on ne remercie pas un être qui vous est proche.
Hélène : Non. On le remercie quand il est loin, exclu dehors. Laisse moi seule. On t’attend. Va.
Karlanner : Oui. Que vas tu faire à présent ? Tu vas vivre avec ton père ?
Hélène : Je suis deh. Je ne le savais pas. Jamais je ne l’ai su.
Karlanner : As tu même jamais rien su de ta religion ?
Hélène ( le regardant.) : Rien. Tu as raison. ( Elle cherche un livre sur les rayons.) On peut arriver à l’âge que j’ai sans avoir la moindre idée de…
Karlanner : La moindre idée de quoi ?
Hélène : …Se laisser vivre sans se douter de rien et s’imaginer qu’on est au dessus des préjugés. Et soudain, un jour, on se rend compte qu’on a vécu dans une insouciance injustifiée. N’importe comment, on est dehors. Ici aussi, dehors. On est dehors partout.
( Elle a trouvé le livre : elle le pose sur la table. )
Karlanner ( avec rage.) : Tu veux lire ce livre maintenant ?
Hélène : J’y trouverai peut-être quelque chose sur les juifs.
Karlanner : Tu ne peux plus attendre que je parte ?
Hélène : Je dois rattraper le temps perdu.
Karlanner : Le livre a plus d’importance pour toi qu’un être vivant. Je ne pourrais pas, moi.
Hélène : Un être vivant ?
Karlanner : Nous sommes différents, voilà. Moi, dans tous les cas , tu ne me rattraperas pas.
Hélène ( revenue vers lui.) : Non ? Non.
Karlanner : Ne me cherche pas à la sortie du bureau, toujours.
Hélène ( bas.) : Je le sais.
Karlanner : Et puis ?
Hélène : Et puis ?
Karlanner : C’est comme ça qu’on va se quitter ?
Hélène : Que tu vas me quitter.
Karlanner : Je m’étais imaginé autre chose, un adieu où il n’y aurait ni colère, ni cris, ni railleries et, surtout je n’aurais jamais pensé que tu prendrais un livre au dernier moment.
Hélène : Qu’est-ce que tu avais pensé ?
Karlanner : Premièrement : que tu comprendrais…
Hélène : Je comprends à présent.
Karlanner : …Que tu reconnaîtrais que j’ai raison ( bas.) Que je ne peux pas faire autrement.
Hélène : Que tu ne peux pas faire autrement. Je le reconnais.
Karlanner : Deuxièmement…
Hélène : Tu peux tout dire, Je te comprends déjà bien mieux .
Karlanner ;…Que de fois seul dans ma chambre, quand je ne savais plus que devenir, je n’avais qu’à penser à toi : elle trouvera l’issue. ( Attente.) Toi qui sais tout, et tellement de kilomètres à l’avance !
Helene ( bas.) : Plus maintenant.
Karlanner : Elle, une juive, c’est à dire ce qu’il y a de plus intelligent au monde, elle trouvera une issue.
Hélène : Plus rien. Je ne sais plus rien.
Karlanner : Tu dis ça avec un calme. Comme si tout un coup tu ne voulais plus trouver une issue.
Hélène ( bas.) : Tu as déjà pris note, n’est-ce pas ?
Karlanner : Ne recommence pas.
Hélène : Je ne vois plus rien. Henri.
Karlanner : A quoi te sert d’être juive, alors?
Hélène : Devant cette vague immense, mugissante qui déferle sur l’Allemagne, sur toute l’Allemagne, je ne peux rien.
Karlanner ( troublé.) : Eh bien, alors ?
Hélène : Tu m’as défendu avec ton coeur, aussi longtemps que tu l’as pu ( Karlanner se contient ) et avec ta raison. Tout l’être humain, en toi, a lutté pour moi.
Karlanner ( défaillant. ) : Tout l’être humain !
Hélène : Le bel être humain que tu es!
Karlanner ( machinalement. ) : Que je suis!
Hélène : Mais devant cette vague nous ne sommes que le fétu de paille, impuissants comme lui à la dérive, perdus, toi et moi. (Karlanner a son front contre celui d’Hélène. ) Nous ne pouvons pas l’empêcher de passer sur nous, mais, si ça peut te consoler, nous ni sommes pour rien, ni toi, ni moi.
A SUIVRE.
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