
Hélène : Vas y, va
Karlanner : Tu veux que j’y aille, alors?
Hélène : Ce que je veux, c’estme mettre au lit le plus tôt possible. Je ne sens plus mes jambes . Tout ces escaliers …Des appartements que j’ai visités , un seul me paraît possible pour nous. Mais la salle de bains y est trop étroite .
Karlanner : La salle de bains ? Tu ne me demandes même pas pour qui j’ai voté !
Hélène ( riant ) : Combien de fois, déjà, mon grand garçon a t’il voté depuis un an .
Karlanner : Ton grand garçon ?
Hélène : C’est devenu un jeu pour grands garçons à présent.
Karlanner : Ça pourrait, cette fois, ne plus être un jeu.
Hélène : C’est ce qu’ils disent aussi au bureau. Depuis quelque temps, le salut de mon directeur est de plus en plus bref : peut-être parce que je suis juive ?
Karlanner ( la regardant avec stupéfaction) : Peut-être ?
Hélène : Ce n’est pas bien compliqué de deviner à quoi rêvent ces cerveaux subalternes.
Karlanner ( méchant) : Pourvu que tu leur soi supérieure à tous, toi !
Hélène : Nous vivons au vingtième siècle. Et nous vivons en Allemagne.
Karlanner : J’ai voté pour le » comité du Putsch » ( Hélène le regarde ) … Pour ceux que nous avions surnommés de la sorte. ( Guettant sa réponse : ) Il est vrai que ce surnom vient de toi.
Hélène : De moi? Nous l’avons lu cent fois dans les journaux.
Karlanner : Dans les journaux que tu lis, toi.
Hélène ( calme) : Oui.
Karlanner (avec humeur) : Eh bien, il ne vient pas de toi, comme tu voudras.
Hélène : Il m’avait tellement plu que je l’ai adopté tout de suite. Dis qu’il vient de moi si ça te fait plaisir. Mais tu l’as employé très souvent, toi aussi.
Karlanner : Parce que le maître mange dans la main de son esclave…
Hélène : Parce que quoi ?
Karlanner : …Et depuis des années.
Hélène : Et tu as lu ça dans un roman à 10 pfennigs 8 ?
Karlanner : Tu peux rire, va.
Hélène : Tu lis donc des histoires de ce genre ? Pour te reposer de ton travail, bien entendu. ( Affectueusement.) Tu me réserve toujours quelque surprise, toi.
Karlanner : Une grande surprise.
Hélène : C’est bien là cette étonnante intellectualite allemande : créatrice d’une part, mais, d’autre part, capable de dévorer n’importe quels bouquins.
Karlanner ( rageur ) : Puisque tu arrives si bien toute seule à t’expliquer toute chose ce qui n’est pas donné à l’esprit allemand, bien entendu…
Hélène : L’allemand est accessible à tout ce qu’il y a de plus profond, mais en même temps il prend au sérieux les jeux les plus enfantins.
Karlanner : … Je ne te suis plus, par conséquent, d’aucune utilité. ( Rageur) Rien ne fait impression sur toi, rien.
Hélène : Cela devrait m’impressionner que tu as voté pour le » comité du Putsch » ?
Karlanner : cela non plus n’est pas allemand, nous nous en rendons compte, à présent. Nous nous sommes laissé imposer pendant des années cette soi disant supériorité intellectuelle qui n’est, en réalité, que l’incapacité de s’abandonner tout simplement à l’émotion.
Hélène ( avec précaution. ) : Et alors?
Karlanner : Rien, j’ai tout dit.
Hélène : Tu ne manges plus ? ( silence. )
Karlanner : Ce n’est pas à cela que tu penses.
Hélène ( se levant et commençant à débarrasser) : Naturellement Tessow à aussi voté pour le » comité du Putsch » ?
Karlanner : Pour le » parti ouvrier national-socialiste allemand. «
Hélène : Oh ! C’est par habitude, Henri.
Karlanner : Tessow appartient au parti depuis des mois.
Hélène : C’est bien pour cela que tu ne répondais plus à ses lettres. Il te l’avait écrit. ( Karlanner se tait.) Et c’est pour la même raison que tu évitais l’université.
Karlanner : On n’a même pas besoin de parler, tu réponds toi-même à tes questions.
Hélène ( bas ) : Laissons ça.
Karlanner ( allant se mettre à la fenêtre. ) : Je fais simplement là une constatation ethnologique.
Hélène : Je me suis souvent demandé ce que je serais devenue sans toi. Qu’est-ce qu’il leur reste à faire aux filles de parents riches si ce n’est se donner à elles mêmes l’illusion d »un but, une sorte de remplissage de leurs heures. J’avais déjà pensé à survoler le Sahara en avion. ( Finissant de débarrasser. ) Tu m’a tiré de tout ça. J’ai connu par toi des difficultés plus belles, celles de la vie quotidienne. ( Simplement. ) Grâce à toi, j’ai eu conscience de l’obligation humaine ( souriant.) C’est le seul droit que j’ai sur toi.
Karlanner : Toi tout ce qui est difficulté te remplit de joie. En moi elle empêche le rêve.
Hélène : Quel rêve ?
Karlanner : Comment te faire comprendre ce qui n’est pas possible d’expliquer.
Hélène : Tu appelles peut-être » rêve » ce que j’appelle le » roman à 10 pfennigs » ?
Karlanner : Peut-être. C’est toute la différence entre nous, elle pourrait suffire. Mais si l’âme de tout un peuple prend en elle ce roman à 10 pfennigs, et qu’elle s’en pénètre, il devient un poème éternel. Peut-être découvrirait on, alors, qu’elle en avait grand besoin, qu’elle en était assoiffée !
Hélène ( bas ) : Toi aussi ?
Karlanner ( bas ) : Moi aussi.
Hélène : Depuis quand ?
Karlanner : Une fois cette découverte faite, on constate que c’est depuis toujours.
Hélène : Jamais tu ne m’en as parlé. Pourquoi ?
Karlanner : Parce que tu reussis tout le temps à diriger mes pensées vers mille petites réalités journalières : des boutons de manchettes, la salle de bains, un ressemelage qui coûte tant, une partie de campagne à organiser, tu en remplis ma vie et, pendant ce temps, une vague de fond monte et inonde toute l’Allemagne.
Hélène ( avec plus d’assurance ) : Je te vois m’attendant à la sortie du bureau avec un visage fatigué, cela me serre le coeur et je me dis : » C’est le surmenage pour le doctorat . » Mais, en réalité c’était le » rêve » qui te tourmentait.?
A SUIVRE.
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