Théâtre : « Les races » de Ferdinand Bruckner ( 7 )

 

Hélène : Vas y, va

Karlanner : Tu veux que j’y aille, alors?

Hélène : Ce que je veux,  c’estme mettre au lit le plus tôt possible. Je ne sens plus mes jambes . Tout ces escaliers …Des appartements que j’ai visités , un seul me paraît possible pour nous.  Mais la salle de bains y est trop étroite .

Karlanner : La salle de bains ? Tu ne me demandes même pas pour qui j’ai voté !

Hélène  ( riant ) : Combien de fois,  déjà,  mon grand garçon a t’il voté depuis un an .

Karlanner : Ton grand garçon ?

Hélène : C’est devenu un jeu pour grands garçons à présent.

Karlanner : Ça pourrait,  cette fois, ne plus être un jeu.

Hélène : C’est ce qu’ils disent aussi au bureau. Depuis quelque temps,  le salut de mon directeur est de plus en plus bref : peut-être parce que je suis juive ?

Karlanner  ( la regardant avec stupéfaction) : Peut-être ?

Hélène : Ce n’est pas bien compliqué de deviner à quoi rêvent ces cerveaux subalternes.

Karlanner  ( méchant) : Pourvu que tu leur soi supérieure à tous, toi !

Hélène : Nous vivons au vingtième siècle.  Et nous vivons en Allemagne.

Karlanner : J’ai voté pour le   »  comité du Putsch  » ( Hélène le regarde )  …  Pour ceux que nous avions surnommés de la sorte.  ( Guettant sa réponse : ) Il est vrai que ce surnom vient de toi.

Hélène : De moi? Nous l’avons lu cent fois dans les journaux.

Karlanner : Dans les journaux que tu lis,  toi.

Hélène  ( calme) : Oui.

Karlanner (avec humeur) : Eh bien, il ne vient pas de toi,  comme tu voudras.

Hélène : Il m’avait tellement plu que je l’ai adopté tout de suite.  Dis qu’il vient de moi si ça te fait plaisir. Mais tu l’as employé très souvent,  toi aussi.

Karlanner : Parce que le maître mange dans la main de son esclave…

Hélène : Parce que quoi ?

Karlanner : …Et depuis des années.

Hélène : Et tu as lu ça dans un roman à 10 pfennigs 8 ?

Karlanner : Tu peux rire,  va.

Hélène : Tu lis donc des histoires de ce genre ? Pour te reposer de ton travail,  bien entendu.  ( Affectueusement.) Tu me réserve toujours quelque surprise, toi.

Karlanner : Une grande surprise.

Hélène : C’est bien là cette étonnante intellectualite allemande : créatrice d’une part,  mais, d’autre part,  capable de dévorer n’importe quels bouquins.

Karlanner  ( rageur ) : Puisque tu arrives si bien  toute seule à  t’expliquer toute chose  ce qui n’est pas donné à l’esprit allemand,  bien entendu…

Hélène : L’allemand est accessible à tout ce qu’il y a  de plus profond, mais en même temps il prend au sérieux les jeux les plus enfantins.

Karlanner : … Je ne te suis plus,  par conséquent,  d’aucune utilité.  ( Rageur) Rien ne fait impression sur toi, rien.

Hélène : Cela devrait m’impressionner que tu as voté pour le   » comité du Putsch  » ?

Karlanner : cela non plus n’est pas allemand,  nous nous en rendons compte,  à présent. Nous nous sommes laissé imposer pendant des années cette soi disant supériorité intellectuelle qui n’est, en réalité,  que l’incapacité de s’abandonner tout simplement à l’émotion.

Hélène ( avec précaution. ) : Et alors?

Karlanner : Rien,  j’ai tout dit.

Hélène : Tu ne manges plus ? ( silence. )

Karlanner : Ce n’est pas à cela que tu penses.

Hélène  ( se levant et commençant à débarrasser) : Naturellement Tessow à aussi voté pour le  » comité du Putsch  » ?

Karlanner : Pour le  » parti ouvrier national-socialiste allemand. « 

Hélène : Oh ! C’est par habitude,  Henri.

Karlanner : Tessow appartient au parti depuis des mois.

Hélène : C’est bien pour cela que tu ne répondais plus à ses lettres.  Il te l’avait écrit. ( Karlanner se tait.) Et c’est pour la même raison que tu évitais l’université.

Karlanner : On n’a même pas besoin de parler,  tu réponds toi-même à tes questions.

Hélène ( bas ) : Laissons ça.

Karlanner  ( allant se mettre à la fenêtre. ) : Je fais simplement là une constatation ethnologique.

Hélène : Je me suis souvent demandé ce que je serais devenue sans toi.  Qu’est-ce qu’il leur reste à faire aux filles de parents riches si ce n’est se donner à elles mêmes l’illusion d »un but, une sorte de remplissage de leurs heures.  J’avais déjà pensé à survoler le Sahara en avion.  ( Finissant de débarrasser. ) Tu m’a tiré de tout ça. J’ai connu par toi des difficultés plus belles, celles de la vie quotidienne.  ( Simplement. ) Grâce à toi, j’ai eu conscience de l’obligation humaine ( souriant.) C’est le seul droit que j’ai sur toi.

Karlanner : Toi  tout ce qui est difficulté te remplit de joie. En moi  elle empêche le rêve.

Hélène : Quel rêve ?

Karlanner : Comment te faire comprendre ce qui n’est pas possible d’expliquer.

Hélène : Tu appelles peut-être  » rêve  » ce que j’appelle le  » roman à 10 pfennigs » ?

Karlanner : Peut-être.  C’est toute la différence entre nous,  elle pourrait suffire.  Mais si l’âme de tout un peuple prend en elle ce roman à  10 pfennigs,  et qu’elle s’en pénètre,  il devient un poème éternel.  Peut-être découvrirait on, alors, qu’elle en avait grand besoin,  qu’elle en était assoiffée !

Hélène  ( bas ) : Toi aussi ?

Karlanner  ( bas ) : Moi aussi.

Hélène : Depuis quand ?

Karlanner : Une fois cette découverte faite,  on constate que c’est depuis toujours.

Hélène : Jamais tu ne m’en as parlé.  Pourquoi ?

Karlanner : Parce que tu reussis tout le temps à diriger mes pensées vers mille petites réalités journalières : des boutons de manchettes, la salle de bains,  un ressemelage qui coûte tant, une partie de campagne à organiser,  tu en remplis ma vie et, pendant ce temps,  une vague de fond monte et inonde toute l’Allemagne.

Hélène  ( avec plus d’assurance ) : Je te vois m’attendant à la sortie du bureau avec un visage fatigué, cela me serre le coeur et je me dis :  » C’est le surmenage pour le doctorat .  »  Mais, en réalité   c’était le  » rêve  » qui te tourmentait.?

A SUIVRE. 

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