De passage en France pour y faire la promotion de mon nouveau livre*, je découvre celui de l’écrivain israélien Dror Mishani, publié en 2024 en Israël et traduit chez Gallimard, dont l’exemplaire, reçu en service de presse, m’attendait patiemment depuis mon dernier séjour parisien. J’ai lu et apprécié, comme beaucoup, les romans policiers de Mishani, qui fait partie de la “deuxième génération” des auteurs de ce genre longtemps négligé par la littérature israélienne (dans la première génération, mentionnons les noms de Shulamit Lapid et de Batya Gour).
Mishani est notamment le créateur du personnage de l’inspecteur Avraham Avraham, policier solitaire et introverti. Il est aussi enseignant de littérature et spécialiste de l’histoire du roman policier. Mais c’est un autre visage de Dror Mishani qui est révélé au public dans Au ras du sol, sous-titré Journal d’un écrivain en temps de guerre. On y découvre en effet, racontée avec une grande franchise, la vie quotidienne de l’écrivain dans les semaines suivant le 7-Octobre.
Le livre de Mishani a pour point de départ un reportage publié dans le magazine suisse allemand Das Magazin, qui s’est prolongé dans un livre paru en juillet 2024 en Israël et en Allemagne, et traduit en France en 2025. Mishani, comme d’autres écrivains, a donc publié ce Journal de guerre dès les premiers mois de l’offensive militaire israélienne, après le massacre du 7-Octobre. Son livre est souvent intéressant, mêlant la vie quotidienne, les réflexions politiques et la description d’un milieu israélien bien particulier, celui des écrivains et artistes.
Ce qui m’a le plus intéressé dans le livre de Mishani, c’est de comprendre à travers son récit le vécu et l’ethos politique d’un écrivain israélien pacifiste. Dès les premières pages du livre, et dès le lendemain du 7-Octobre, l’écrivain est en effet hanté par une seule peur : celle de voir Israël riposter et se lancer dans une véritable guerre à Gaza. Alors qu’il se trouve encore à Toulouse, invité d’un festival de littérature, Mishani commence déjà à rédiger un article contre la guerre (!), qui sera envoyé au journal Ha’aretz. “Ne pas raser, ne pas écraser, ne pas se venger”, explique-t-il, car “transférer le malheur sur Gaza et ses habitants ne fera que l’entretenir…”
L’éthos pacifiste de Mishani est révélateur de l’état d’esprit d’une grande partie de ces élites israéliennes qui ont occupé des postes de direction au sein des institutions culturelles, médiatiques, mais aussi sécuritaires de l’Etat d’Israël. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les ex-patrons du Shin-Beth et de l’armée qui commentent l’actualité sur les plateaux de télévision depuis le 7-Octobre. Tous partagent cet état d’esprit pacifiste, défaitiste et hostile au gouvernement (à l’exception des voix dissidentes, qu’on n’entend que sur la chaîne 14).
Pour comprendre cet éthos bien particulier, il faut s’attacher à la personnalité et au vécu familial de Mishani, qui est très révélateur. Marié à une femme catholique polonaise, rencontrée sur le campus de Cambridge, il raconte comment sa fille Sarah l’a très jeune interrogé sur sa double identité : “Pour la première fois de sa vie, elle t’a demandé si elle était juive ou pas. Tu as commencé par bredouiller, tu lui as dit que oui, elle était les deux, et quand elle a insisté,tu as été obligé d’admettre que non, pour l’Etat d’Israël, elle ne l’était pas. Alors je le suis pour qui ? a-t-elle voulu savoir, et tu as répondu : pour Hitler”.
Cet échange poignant est révélateur du problème d’identité de cette gauche israélienne pacifiste, qui vit écartelée entre son amour du pays (bien présent chez Mishani) et son ambition d’être reconnue et admirée à l’étranger (en lisant son livre, je me suis demandé à chaque page s’il écrivait pour ses compatriotes d’Israël, ou pour ses lecteurs suisses allemands…). La “double-appartenance” et la question de l’identité juive sont en effet tout autant celles de l’écrivain que de sa fille, née d’une mère catholique polonaise et d’un père juif israélien.
Lorsque l’actrice iconique du Septième Art israélien, Gila Almagor, est accusée de manquer de patriotisme, elle réagit avec force en affirmant son soutien à la “merveilleuse armée d’Israël” et en rejetant les accusations de “crimes de guerre”, portées par l’ONG radicale Betselem. Mishani, lui, est révolté par les propos d’Almagor… Il est incapable de s’identifier à son pays et à son armée sans arrière-pensée. Tiraillé entre ses attaches et ses loyautés multiples, l’auteur talentueux de romans policiers à succès, traducteur de Roland Barthes en hébreu, est intimement persuadé, dès le mois d’octobre 2023, qu’Israël est responsable de la situation et des crimes du Hamas.
Les états d’âme de Mishani ne peuvent être négligés ou méprisés, car ils sont ceux d’une large frange de l’intelligentsia progressiste, en Israël et ailleurs dans le monde juif. En mettant sur le même plan la souffrance des victimes juives et celle des morts de Gaza, l’écrivain israélien n’est pas différent de ses collègues juifs français, D. Horvilleur ou A. Finkielkraut. Son livre éclaire les errements politiques et moraux d’une intelligentsia juive qui n’a pas réussi à sortir des ornières du pacifisme et à penser véritablement l’événement du 7-Octobre, dans toute sa radicalité et sa nouveauté.
P. Lurçat
Dror Mishani, Au ras du sol, Journal d’un écrivain en temps de guerre. Gallimard 2025.
* Je donnerai une conférence à Paris dimanche 30 novembre, sous l’égide du Mouvement des Etudiants Juifs et du département de l’alyah de l’OSM. Inscription :https://forms.gle/zhVo3pogdsrZR7DN9
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