Rares sont les écrivains dont l’image publique s’écarte à ce point de ce qu’ils furent réellement et de ce que connaissent ceux qui l’ont connu et aimé, ou même ceux qui se sont contentés de le lire avec honnêteté et attention. « À cause du Camp des saints et de ce qu’a voulu en comprendre, souvent sans l’avoir lu, un prolétariat intellectuel médiatique, une certaine presse a transformé Jean Raspail en une sorte de loup-garou : un doctrinaire hautain, « oracle des ultras », confit dans la haine et le racisme comme dans le rejet absolu de la modernité ».
Quand ceux qui le lisaient vraiment découvraient un passionné de la bigarrure du monde, un amoureux de l’ailleurs, un écrivain épris d’idéal et de noblesse, empli d’une profonde empathie pour les peuples malmenés par l’histoire et de sympathie pour ceux qui, au milieu des désastres et de la médiocrité générale, cultivent envers et contre tout des rêves de hauteur d’âme.
Et quand ceux qui eurent le bonheur de le connaître savent que le loup-garou fantasmé par les progressistes était en réalité un homme d’une gentillesse exquise, d’une courtoisie infinie, d’une drôlerie malicieuse, un enfant dans un corps d’homme qui aura passé sa vie à jouer, avec le sérieux imperturbable que les enfants mettent à cet exercice d’hygiène mentale. Et que l’air hautain dont les photographies affublaient souvent Jean Raspail, et que ses détracteurs étaient trop heureux de prendre pour argent comptant, n’était que le masque de la timidité d’un homme beaucoup plus incertain de lui-même que son allure fière et majestueuse de gentilhomme d’autrefois ne le laissait accroire.
En Patagonie, Raspail découvrit son « vrai lieu », ce pays d’élection qui allait servir de terre d’asile à ses dispositions intérieures.
Si l’on est toujours heureux de lire la biographie d’un écrivain admiré, du moins quand elle n’obéit pas au jivarisme d’une époque qui se plaît à tout rapetisser et à tout ramener à l’aune de sa propre bassesse, celle que Philippe Hemsen, qui a bien connu l’homme et l’écrivain, consacre à Jean Raspail est particulièrement bienvenue. Parce que, sans sombrer dans l’admiration béate ni chercher à dissimuler ce qui pourrait donner du grain à moudre à ses détracteurs, elle rend leur vérité et leur complexité à un homme et à une œuvre qui auront été beaucoup calomniés et caricaturés. (On reprochera seulement au biographe, par moments, de tenir pour acquises par le lecteur des informations qu’il en oublie de lui donner…) Jean naît le 5 juillet 1925 à Chemillé-sur-Dême, dans l’Indre-et-Loire, dans la maison de campagne de sa famille maternelle, qui sera le cadre de ses plus beaux souvenirs d’enfance. Là, chaque été, ce dernier de quatre enfants, rejeton tardif et donc un peu solitaire, connaîtra la joie des jeux en bande et d’une liberté dont les enfants d’aujourd’hui n’ont pas idée – dont on trouve écho dans l’un de ses romans, l’Île bleue.
Les prémices d’une aventure
En ville, c’est une autre histoire. Après un début de scolarité au collège français de Sarrebruck (son père est alors directeur des Mines de la Sarre), c’est le retour à Paris, où Jean ne se plaît pas, et le début d’une scolarité chaotique, où cet enfant intelligent mais déjà rêveur a du mal à se plier aux règles. Pourtant, il s’épanouit dans le scoutisme, dont il aime le sens de la fraternité, des responsabilités et de l’aventure en équipe. Volontiers fugueur, il fausse compagnie, en juin 1940, aux cadres de son pensionnat des Roches pour rejoindre sa famille à vélo, à Bordeaux, à 600 kilomètres de là !
Dépourvu de baccalauréat faute d’avoir eu envie de se présenter à l’oral, il s’investit dans le scoutisme, qui lui fournit le cadre de sa première aventure : rallier le Québec à La Nouvelle-Orléans en canoë, sur les traces de l’expédition menée par le père Jacques Marquette, en 1673. Jean a 23 ans quand il monte de toutes pièces ce périple de 4 565 kilomètres, qu’il mènera à bien de mai à décembre 1949 avec trois compagnons. Marquée par un naufrage spectaculaire qui faillit coûter la vie aux quatre jeunes gens, l’expédition eut un retentissement considérable qui permit à Jean de lancer une longue carrière de voyageur, prolongée par des tournées de conférences et des livres.
Surtout, ce premier voyage est l’occasion d’une découverte qui va guider toute sa vie. « Je savais que je venais de découvrir une porte dérobée qui ouvrait sur certains chemins de la vie » , écrira-t-il beaucoup plus tard dans En canot sur les chemins d’eau du roi. La rencontre de ce qui reste, ou de ce qui a disparu, du monde indien est le début de ce qui, note Philippe Hemsen, « est l’une des clés de l’œuvre de Jean Raspail : le réenchantement du monde par le mythe, considéré comme un prolongement, et même une amplification phénoménale, dans le registre de l’imaginaire, des traces, aussi fugaces fussent-elles, laissées par des peuples disparus ou en passe de disparaître, et dont les Alakalufs de la Terre de Feu constituent probablement le plus emblématique ».
Car le voyage suivant, un raid automobile Terre de Feu-Alaska, entrepris en 1951 alors que Jean vient de se marier avec Aliette, qui attend leur premier enfant, est l’occasion d’une nouvelle révélation, double en réalité : la rencontre fortuite, dans le détroit de Magellan, d’un canot abritant quelques-uns des derniers Alakalufs, ultimes représentants d’un peuple laissé-pour-compte de l’évolution humaine, fit sur Jean Raspail une impression profonde, qui le hanta sa vie durant.
Jean Raspail chez lui, en 2000, au milieu de sa collection d’objets maritimes. Photo © ULF Andersen/GAMMATout à coup, en quelques minutes, par cette vision hallucinée et déchirante, le tout jeune homme touchait du doigt la très longue chaîne de la continuité humaine, la tragédie de l’histoire, le combat incessant que doivent mener les peuples pour leur survie. De là, sans doute, la prise de conscience chez lui de l’impérieuse nécessité d’entretenir la flamme de la civilisation, précieuse et fragile comme ces braises que les Alakalufs protègent des vagues de l’océan pour ne pas perdre le feu et, avec lui, la vie ; et de cette prise de conscience, le besoin de faire de son œuvre un brasier qui entretienne cette flamme, qui ranime les cendres toujours prêtes à s’éteindre des plus hautes vertus. C’est au cours de ce séjour, note Philippe Hemsen, que Raspail découvrit en la Patagonie ce qu’Yves Bonnefoy appelle son « vrai lieu » , c’est-à-dire cette portion du monde qui, pour chacun de nous, coïncide miraculeusement avec notre disposition intérieure et dont il fera l’un des axes majeurs de son œuvre.
Mais pour l’heure, Jean Raspail n’est pas encore véritablement un écrivain : même s’il publie des récits de voyage, qui tiennent plus du reportage que de la littérature, et même des romans et nouvelles, il n’a pas encore trouvé son écriture. Raspail n’est pas un écrivain naturel et il faudra qu’il se forge un style qui lui permette de donner corps à ses visions, qui sont chez lui premières.
Même au moment du Camp des saints (1973), qui est son premier grand succès littéraire, Raspail n’a pas encore trouvé ce style unique et inimitable, ce ton de rêverie héroïque et désabusée, de catastrophisme mêlé d’espérance, cette hauteur aristocratique mêlée de tendresse, ce mariage du mythe, de l’histoire et de la fantaisie du jeu qui fera le prix de son œuvre future.
Le jeu du roi, une manière malicieuse d’entretenir la liberté de l’esprit
Au fil des années et des rééditions, le retentissement de ce roman qui prophétisait l’implosion d’un Occident dévitalisé, ne croyant plus en lui-même, devant une pression migratoire d’une ampleur apocalyptique, se fera de plus en plus considérable, devenant pour son auteur, selon ses propres mots, « à la fois un tremplin et une casserole » – qui lui vaudra plus tard, outre sa mauvaise réputation, un cuisant échec à l’Académie française.
En ces années où il flirte avec le Grece et le Parti des forces nouvelles, Raspail court le risque de devenir un écrivain engagé, au mauvais sens du terme, c’est-à-dire partisan, mais il comprend que cela nuirait à une œuvre qui se doit d’être engagée d’une autre manière, plus haute, en faisant office de conservatoire des valeurs spirituelles en lesquelles la civilisation qui les a produites ne semble plus croire elle-même.
Fécondée par le souci d’une certaine noblesse chevaleresque, la protestation altière de l’individu libre contre la bêtise ahurie de la masse, la nécessité vitale de rompre en visière devant la pression de la meute et le conformisme de l’époque, l’importance de l’attitude comme colonne vertébrale de l’âme, la conviction que chaque homme est roi, souverain absolu de son âme – toutes vertus incarnées par les Pikkendorff, cette famille européenne mythique que l’on croise dans la plupart de ses livres -, toute l’œuvre de Jean Raspail, de Septentrion à Sire et aux Sept Cavaliers…, sera désormais comme une protestation en faveur du rêve, une bastide où l’on puisse trouver un refuge inexpugnable contre les sirènes de l’à-quoi-bon et les infatigables gros bataillons de la médiocrité.
Ce refuge, il va en trouver une incarnation très concrète dans un pays mythique, la Patagonie, et dans un jeu qui est surtout l’occasion d’une attitude mentale, le jeu du roi. Dès avant 1981 et la publication de Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie , où Raspail romance l’histoire réelle de cet avoué périgourdin qui réussit, quelques jours durant, à se faire reconnaître roi par les tribus indiennes de Patagonie, roman qu’il concluait par ces mots : « Moi, Jean Raspail, consul général de Patagonie… », l’écrivain s’est lancé dans ce jeu consistant à se donner, en la Patagonie, une patrie imaginaire, havre qui permet de cultiver dans un espace mental des vertus de gratuité, de noblesse, de dévouement, de liberté d’esprit, qui sont en grand danger de dépérir dans une réalité qui leur est hostile ; et, en Antoine-Orélie Ier, un souverain fictif qui permette d’entretenir à la fois la fidélité monarchique et cet idéal d’une plus grande France que le jeune Jean avait découvert sur les chemins du roi…
Les sujets patagons, ambassadeurs de la pérennité de son œuvre
Avec le soutien actif et inlassable de François Tulli, qui, jeune étudiant, se prit de passion pour ce jeu du roi et fut bientôt promu chancelier du royaume de Patagonie, le jeu se développa jusqu’à regrouper quelques milliers d’adeptes, devenus sujets de cette « patrie refuge de ceux qui croient à la transcendance », selon la définition qu’en donnait Jean Raspail. Accessoirement, ils sont devenus autant d’ambassadeurs de l’œuvre de l’écrivain, faisant mieux que de lui permettre de ne pas tomber dans cet oubli qui menace les romanciers qui cessent de publier : la maintenant vivante parce qu’incorporée, comme un signe de reconnaissance mais aussi comme un pavillon mental, à la vie quotidienne de milliers de lecteurs.
Car, si l’on excepte l’exhumation d’un ancien texte, cette étonnante incursion dans la mystique catholique qu’est la Miséricorde, le dernier roman raspaillien a été publié en 2003 : c’est les Royaumes de Borée, aujourd’hui réédité par Albin Michel ; un titre souvent négligé par les admirateurs de Raspail et pourtant un roman somptueux, qui est un peu son Désert des Tartares. À travers les aventures de différents membres de la famille Pikkendorff dans les confins d’un duché balte, la Borée, où plane sans que jamais on ne l’aperçoive l’ombre d’un « petit homme couleur d’écorce », représentant anonyme d’une peuplade primitive qui tente désespérément d’échapper aux avancées de la civilisation, Raspail rend une dernière fois hommage aux peuples disparus ou menacés d’extinction dont, de la Hache des steppes (1974) au sublime Qui se souvient des hommes …, il n’aura cessé d’entretenir la mémoire. Et il n’est pas anodin que le narrateur se découvre appartenir au même sang que ce « petit homme couleur d’écorce » , livrant le nœud secret qui relie les deux grands versants de l’œuvre de Raspail, la méditation sur l’effondrement des civilisations et la grande pitié pour les perdants de l’histoire. Raspail confessa un jour : « Le petit homme couleur d’écorce, c’est moi… »
Les Royaumes de Borée, c’est aussi la dernière manifestation de l’amour de Jean Raspail pour les confins, ces terres du bout du monde où se combinent l’appel de l’ailleurs, la page vierge de l’inconnu et cette solitude inouïe où l’on peut enfin se retrouver soi-même et prendre la mesure de qui l’on est. Grand voyageur, Raspail ne partait pas pour fuir mais pour se trouver. Et c’est dans la solitude des confins qu’il s’est forgé cette royauté intérieure, inexpugnable, qui en fait un écrivain unique, inimitable et souverain.
Jean Raspail, aventurier de l’ailleurs, de Philippe Hemsen, Albin Michel
Les Royaumes de Borée, de Jean Raspail, Albin Michel source : https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/culture/raspail-souverain-des-confins
Juvénal de Lyon
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Un poète et acteur touche à tout hélas un peu oublié :
La li, la li, la liberté ! (Giani Esposito
https://passage-giani-esposito.fr/un-noble-rossignol/)
Article très complet et intéressant, merci
Ici, la bien-penance veut imposer la loi des minorités contre le peuple autochtone, mais en Caledonie les nouveaux français de souche ne peuvent voter pour protéger les autochtones canaques! Que comprendre ?