« L’ énigme algérienne » par Xavier Driencourt

Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie et auteur du best-seller «L’énigme algérienne. Chroniques d’une ambassade à Alger»

À l’occasion de l’édition en format poche de son livre : «L’énigme algérienne. Chroniques d’une ambassade à Alger», Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger de 2008 à 2012 puis de 2017 à 2020, dresse un portrait au vitriol de l’Algérie contemporaine et du «Système» militaire qui la dirige d’une main de fer. L’Algérie est un pays où l’économie informelle prospère, où l’administration est omniprésente, mais souvent inefficace, et où la politique est marquée par la prudence et l’opacité», analyse-t-il. L’armée est omniprésente, c’est elle qui dicte le tempo politique. Les chefs militaires sont les véritables architectes du pouvoir en Algérie», écrit-il encore, la relation franco-algérienne est faite de non-dits, de silences lourds, et d’accusations parfois voilées, parfois explicites. C’est une relation de défiance paranoïaque constante.  

Juvénal de Lyon

«France-Algérie, le double aveuglement» n’est pas un simple essai diplomatique. C’est une enquête historique palpitante où Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger, expose les failles profondes d’une relation bilatérale empoisonnée par les malentendus, et dénonce les illusions françaises, les duplicités algériennes, et propose une refondation lucide, affranchie des mythes coloniaux.

Publié aux Éditions de l’Observatoire en mai 2025, ce livre choc est bien plus qu’un diagnostic. C’est une double mise en accusation: la France est coupable de complaisance, d’aveuglement et d’angélisme; l’Algérie, de duplicité, de propagande. Dès les premières lignes s’installe un climat de désenchantement historique, un constat impitoyable sur les rapports franco-algériens, marqués selon l’auteur par un vice originel: une naissance dans le sang et la défiance avec les Accords d’Évian (mars 1962), qui devaient non seulement acter l’indépendance de l’Algérie, mais aussi jeter les bases d’une coopération équilibrée entre les deux nations. Ces accords, plébiscités par référendum – «90% des Français et 99% des Algériens», rappelle l’ancien ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt – prévoyaient notamment des garanties pour les Européens d’Algérie, ainsi que des coopérations économiques, militaires et culturelles.

Mais cette volonté de continuité fut balayée dès l’été 1962 par un événement fondateur et occulté: le coup d’État de l’Armée des frontières. Driencourt qualifie cet épisode de «mal connu ou carrément ignoré en France». La légitimité politique du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), qui avait négocié les Accords d’Évian, est confisquée par les militaires au détriment des négociateurs civils. Le pouvoir effectif passe aux mains de figures telles que ben Bella et Boumediene, absentes à la table des négociations d’Évian.

«Comment, dans ce contexte imprévu, dans ces conditions nouvelles, construire une relation saine?», s’interroge l’ancien ambassadeur. La question est rhétorique. Le ver est dans le fruit. L’Algérie devient dès l’indépendance un État militaire à parti unique. L’ALN, victorieuse, se perçoit comme «seule propriétaire du pays». Le FLN, désormais hégémonique, redéfinit l’identité nationale autour de trois axes fondateurs: l’arabisation, l’islam et le socialisme. Les Accords d’Évian apparaissent alors comme caducs, déphasés par rapport au projet idéologique de l’Algérie indépendante.

Une phrase prononcée par ben Bella prend tout son sens: «il avait, dans un discours, relevé que les Accords d’Évian constituaient “un compromis sans doute incompatible avec les perspectives socialistes de l’Algérie”», relève Xavier Driencourt.

L’aveuglement stratégique de la France: une bienveillance coupable

C’est ici que l’ouvrage devient particulièrement polémique. «De Gaulle comme Pompidou étaient sans illusions sur la nature du pouvoir algérien», avance l’auteur. Pourtant, la France n’a pas voulu voir. Depuis Charles de Gaulle, elle a préféré «fermer les yeux» sur l’Algérie. «On faisait comme si elle allait s’en sortir», écrit Driencourt, en reprenant avec ironie une formule gaullienne pour dénoncer la politique du simulacre.

Ce «lâche soulagement», qui succède à la fin du conflit algérien, se transforme en politique d’aveuglement durable. Sous Pompidou, la France se détourne du Maghreb pour se tourner vers l’Europe, tandis que l’Algérie adopte une voie socialiste et tiers-mondiste, concrétisée par la nationalisation des hydrocarbures en 1971.

Honteuse de sa guerre, désireuse de stabilité régionale, la France choisit la complaisance diplomatique plutôt que la lucidité politique. Elle ferme les yeux sur les dérives autoritaires, sur les élections truquées, sur les atteintes systématiques aux libertés publiques. Elle évite soigneusement de nommer la nature réelle du régime algérien, que l’auteur qualifie de «démocrature», de «régime policier, militaire, quasi dictatorial».

C’est cette vérité, selon Driencourt, que la diplomatie française a toujours voulu ménager, protégeant un «faire-semblant» permanent, illustré jusqu’à nos jours par l’attitude de Paris face aux élections truquées ou aux atteintes aux libertés sous les mandats de Bouteflika et de Tebboune.

Le deuxième aveuglement français: une cohabitation intime impossible

À cet aveuglement s’ajoute une impasse politique. L’Algérie n’est pas seulement une question de politique étrangère: elle est devenue un enjeu de politique intérieure. Immigration, harkis, pieds-noirs, binationaux, islam, identité, laïcité… Driencourt décrit cette cohabitation postcoloniale avec lucidité: «L’Algérie est devenue pour les Français autant de la politique étrangère que de la politique intérieure».

Les relations franco-algériennes sont alors assujetties à des considérations électorales et communautaires, tant à gauche (Mélenchon, immigration) qu’à droite (pieds-noirs, harkis, extrême droite). Mais cette porosité est réciproque. La France devient aussi un enjeu de politique intérieure pour Alger. Driencourt dresse le tableau d’un déséquilibre persistant: la France est contrainte de composer avec un régime algérien qui instrumentalise sans relâche la mémoire coloniale et la question migratoire. Le régime vit d’une rente mémorielle: l’exploitation constante du ressentiment colonial et la fabrication d’un ennemi extérieur utile: la France, entre autres…

De Gaulle, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron: tous ont voulu écrire un nouveau chapitre. Tous ont échoué sur une constante algérienne: le refus de la réciprocité, l’usage offensif de la mémoire, une stratégie d’humiliation feutrée. La France, enfermée dans ses tabous postcoloniaux, oscille entre repentance partielle et silence coupable. L’Algérie, de son côté, fait de la mémoire une arme, et de la France un exutoire.

Des excuses aux injonctions: l’escalade mémorielle

Sarkozy et Hollande, par exemple, tentent, chacun à leur manière, de renouer avec Alger. Sarkozy prononce un discours à Constantine en 2007. Hollande s’adresse aux parlementaires algériens en 2012. Mais ces efforts restent marqués par l’ambiguïté. L’Algérie ne veut pas seulement des paroles: elle veut des excuses, puis des réparations, puis la criminalisation de la colonisation. Abdelaziz Belkhadem (chef du gouvernement sous Bouteflika) réclame même une loi algérienne pour poursuivre les «apologistes du colonialisme». Pendant ce temps, la diplomatie française tergiverse. «D’un côté, on y va franchement, de l’autre, on tourne autour du pot», ironise Xavier Driencourt. «Alger joue sur du velours», tandis que Paris multiplie les contorsions pour ne pas heurter.

Cette double image – l’impasse et le piège – condense l’échec de la diplomatie française. Le premier mandat d’Emmanuel Macron incarne cet échec: «Le pari algérien fait depuis sept ans par le président de la République n’avait rien rapporté (…) Jamais un compliment, encore moins de remerciements.» L’Algérie est dépeinte comme un pays rigide, méprisant, voire «toxique» selon le mot de Driencourt. Il témoigne: «Nous ne récolterions que des rebuffades, des insultes ou des critiques.»

Le Maroc, big bang du basculement régional

Face à ce mur algérien, le Maroc apparaît comme un interlocuteur raisonnable, mature, pragmatique. «Le Maroc ne demandant qu’un geste diplomatique, certes risqué», dit le diplomate: la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara dit occidental.

La diplomatie marocaine est qualifiée de subtile. Elle place Paris devant une alternative: «Rabat, jouant finement, a finalement accepté le rapprochement avec Paris.» La décision de Macron d’épouser la thèse de Rabat, en juillet 2024, est vécue à Alger comme un «crime absolu». Les conséquences sont immédiates: «L’Algérie a, avant même la publication de cette lettre (d’Emmanuel Macron au roi Mohammed VI), rappelé pour la quatrième fois son ambassadeur à Paris.» Paris, dépité, finit par lâcher Alger. Le Maroc, à l’offensive, s’impose dans le jeu international: alliance avec Israël, les États-Unis, l’Espagne, et d’autres. L’Algérie, elle, paraît isolée, figée dans une posture défensive. «Alger a beau critiquer, il dispose de peu de moyens de rétorsion», rappelle l’ancien ambassadeur.

L’affaire Boualem Sansal: un tournant symbolique

L’ombre de Boualem Sansal traverse l’ouvrage, qui lui est dédié d’ailleurs. Ami de l’auteur, le romancier est arrêté le 16 novembre 2024 et condamné à cinq ans de prison. Le texte devient un plaidoyer pour la liberté d’expression: «Pour les militaires d’Alger, Boualem Sansal est un agent étranger, au service du Maroc et de la France.»

La figure du président Tebboune devient rapidement le symbole de cette mascarade diplomatique. Son entretien au journal L’Opinion, qualifié d’exercice de révisionnisme – «des “perles”, ou des contre-vérités» –, est méthodiquement démonté: «Boualem Sansal a été arrêté “parce qu’il avait dîné la veille avec Xavier Driencourt”.» Cette justification délirante achève de dépeindre un pouvoir à la dérive, obsédé par le contrôle, jusqu’à l’absurde. L’auteur ajoute, pince-sans-rire: «On découvre ainsi que dîner avec moi justifie une arrestation.» L’Algérie est décrite comme un pays en chute libre diplomatique.

On touche à une forme de néo-stalinisme provincial, maquillé en démocratie. Les chiffres électoraux sont tournés en ridicule: «Le président Tebboune s’attribua 94,65% des voix (…) taux que Bouteflika lui-même n’avait jamais réalisé.» La justice elle-même devient un théâtre d’ombres: «On l’appelle la “justice du téléphone”, les magistrats reçoivent les instructions du verdict dictées par El Mouradia.» Comme dans l’affaire ubuesque de Sansal dont «l’arrestation apparaît, d’une certaine façon, comme le signe du “dérèglement” du Système.»

L’accord de 1968: une anomalie juridique persistante

L’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 est présenté comme un vestige juridique à la fois injuste, obsolète, et intouché depuis plus de cinquante ans, malgré ses révisions. Le diagnostic est implacable: l’accord, dans son esprit comme dans sa lettre, ne concerne ni la circulation, ni le retour, mais l’installation durable des Algériens en France. L’auteur en rappelle les trois piliers:

• Sa force normative, supérieure aux lois ordinaires: «Les Algériens sont régis exclusivement par l’accord franco-algérien (…) Ceci implique que les Algériens échappent largement aux lois votées par le Parlement.»

• Son ancrage historique dans la logique post-Évian: «L’accord de 1968 visait à combler un “vide juridique” créé par les Accords d’Évian.»

• Ses avantages exorbitants qui perdurent jusqu’en 2025: «L’accord de 1968, on l’oublie, est un accord sur l’installation des Algériens en France

Le catalogue des privilèges rend visible l’étendue d’une inégalité institutionnelle. Quelques exemples frappants:

• Pas de visa long séjour pour les conjoints algériens;

• Obtention accélérée de cartes de séjour de 10 ans;

• Pas d’exigence de vie commune pour les couples mixtes;

• Reconnaissance automatique de la kafala islamique, unique en Europe;

• Régularisation facilitée des sans-papiers après 10 ans de présence;

• Non-opposabilité du trouble à l’ordre public.

L’auteur résume avec clarté: «Le visa de court séjour est le sésame permettant l’installation en France.» C’est cette faille juridique qui transforme l’accord en levier migratoire, voire en outil de contournement de la politique française. La conclusion est nette: «L’abrogation de l’accord de 1968 ne fera que faire entrer les Algériens dans le droit commun.»

Un chapitre central sur l’accord de 1968, à lire comme un plaidoyer pour la souveraineté législative française.

Refonder la relation: de la rupture à la réconciliation

«France-Algérie, le double aveuglement» est un manifeste de la possible réconciliation. Une doctrine de rupture, et de reconstruction. Avec une élégance de plume empreinte d’amertume, Xavier Driencourt conclut son ouvrage sur un chapitre charnière: celui de la refondation possible de la relation franco-algérienne. Plus qu’un simple plan d’action diplomatique, ce texte est une méditation sur le temps long, une confession stratégique, un testament d’ambassadeur. La question posée – «Comment se fait-il que, plus de soixante ans après l’indépendance, nous vivions toujours dans cette relation quasi schizophrénique avec l’Algérie?» – installe d’emblée le malaise: cette relation est anormale, irrésolue, et peut-être irréconciliable. Mais elle mérite, insiste-t-il, d’être pensée sans angélisme, et reconstruite avec fermeté.

Il faut, plaide Driencourt, «normaliser la relation», c’est-à-dire sortir du mythe, traiter l’Algérie comme n’importe quel autre partenaire. Il cite Victor Hugo: «Et l’œil (algérien) était dans la tombe et regardait Caïn».

La citation signifie que l’Algérie regarde la France comme coupable, et la France se regarde avec honte. Il s’agit désormais, affirme-t-il, de «tourner la page», selon la formule gaullienne, non pour oublier, mais pour traiter l’Algérie comme on traite l’Allemagne ou l’Argentine: sans passion, sans exception. Ainsi sera démystifié le deuxième aveuglement français, séparant la politique étrangère de l’intime national.

«France-Algérie, le double aveuglement», de Xavier Driencourt, 192 pages. Éditions de l’Observatoire.  source : https://fr.le360.ma/culture/parution-france-algerie-le-double-aveuglement-ce-que-revele-le-dernier-livre-de-xavier-driencourt_W6EMGRUZ5JC2LBTECBBAGYHIUM/ 

  Juvénal de Lyon

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8 Commentaires

  1. Il n’y a qu’une question a se poser : Que nous a apporté l’Algérie depuis les accords de 1962 et 1968 la réponse est rien sauf de l’avoir aidé a se débarrasser d’une partie de sa population pour cela n’explose pas chez eux mais que ça va exploser chez nous tout en continuant de se faire cracher dessus par ses gouvernants d’incapables .

    • Bonjour,

      :=)

      Oui, c’est exactement le tableau : le problème c’est que nous n’avons, depuis 62, aucun gouvernement pour les amener à demander grâce et à genoux …

      Ce qui est très facile, vu le rapport de force.

      Mais ce temps-là viendra, j’en suis sûr et il y aura, enfin, chez eux, « des pleurs et des grincements de dents » …

  2. Et si on ne fait rien et qu’on se laisse insulter depuis longtemps, il doit bien y avoir une raison. Et sans doute économique. Comme d’habitude on peut toujours attendre que ça change avec les gouvernements que l’on a.

  3. En effet, Xavier Driencourt, alors ambassadeur de France à Alger, avait cédé un terrain de 10 517 m2, situé au 10 rue Sfindja, sur lequel se trouve la magnifique villa mauresque El Zeboudj, propriété de l’Etat français, en contrepartie de la somme de 500 millions de dinars (50 milliards de centimes), soit 47 545 DA/m2, alors que les services des domaines de la zone d’El Biar l’ont estimé à 230 000 DA/m2.
    Si l’on se réfère aux informations publiées par le site du Sénat français, le prix affiché de la villa de 250 mètres carrés habitables est de 10 millions d’euros, alors que la vente a été conclue pour l’équivalent de 4,87 millions d’euros.
    L’administration foncière estime que le montant déclaré est très en deçà de sa valeur. A titre de comparaison, André Parant, le remplaçant de Xavier Driencourt, avait vendu en 2014, un terrain avoisinant, également propriété de l’Etat français, d’une superficie de 5051 m2 situé au n° 12 de la rue Dzizi Khoudja Fatih, à El Biar, au prix du marché, soit 1,21 milliard de dinars
    Une partie du montant de la vente a été versé à Driencourt sous forme de dessous de table en France.

    • Bonjour,

      Mais quand viendra le temps où ce pays de fous furieux, qu’est l’Algérie, nous lâchera-t-il la grappe ?

      Déjà, pendant 130 ans, sous la colonisation, nous avons dépensé des milliards pour qu’il cesse « de nous razzier, de nous piller, de nous voler » (comme dit Houellbecq) : nous avions pensé le redresser, lui apprendre, enfin, à travailler.

      Et nous avons un Algérien, VOUS, qui croit nous amuser avec des racontars sortis des officines répugnantes du Drs …

      Eh, bien non !

      Il a même le culot de d’exporter ces millions de cassos CHEZ NOUS !!

      Assez ! ASSEZ !!

      Il y en a assez : retournez chez vous et calmez-vous, vous êtes un pays du Tiers-monde, nous avons les moyens militaires, oui, de vous calmer !!!

  4. En fait Xavier Driencourt allume des contre-feux en s’attaquant à l’Algérie pour éviter que la Cour des Comptes française s’intéresse à sa gestion des finances de l’Ambassade de France en Algérie.

    • Quelles sont vos sources pour de telles insinuations ? Merci de bien vouloir les étayer pour vos lecteurs…

  5. Tous les politicards devrait lire cet article d’une clarté lumineuse. Mais, même en lisant cet article, lesdits politicards se dégonfleront pour aligner l’Algerie sur les autres pays. Et Macron, le « pigeon » voyageur, qui préfère les voyages à l’étranger que sa présence en France.