Singapour, autres lieux, autres moeurs

La scène se passe à Paris en 2027, où une discussion s’ouvre entre un grand-père, Auguste, 90 ans et toute sa tête, et son petit-fils Antoine, qui en a 40. Auguste a vécu en province, il a fait toute sa carrière en entreprise, il dispose, du fait de son métier, d’une grande expérience internationale. Antoine, son petit-fils, lui, a vécu à Paris, a fait l’ENA et travaillé dans l’administration, puis dans les cabinets ministériels. Il est entré en politique et vient d’être élu président de la République. Il a l’habitude de demander conseil à Auguste, avec lequel il a un lien très fort. Dans ce 12e chapitre, nous les écoutons échanger sur le modèle singapourien.
 

Singapour

Antoine

Grand-père, Singapour. Je dois y aller, des conseils pour mon voyage ?

Auguste

Je n’y ai pas vécu mais j’y ai beaucoup travaillé, j’ai pu voir, sur 50 ans, les transformations incroyables que ce pays a connues. C’est là que nous avions mis le siège en Asie, ce qui nous a permis de garder un bon équilibre entre Chine et Inde. Son dirigeant Lee Kuan Yew est un personnage hors du commun. C’est un des derniers dirigeants qui faisait le pont entre des titans comme Churchill, de Gaulle et le temps présent.

Les Singapouriens sont différents de nous. Première différence : l’individu et la société n’y ont pas le même rapport qu’ici. Je le formule à ma manière, chaque individu est censé participer à l’harmonie de la société en faisant ce qu’on attend de lui, mais en restant à sa place… un peu comme la feuille d’un bel arbre. Deuxième différence, à mon sens, à Singapour, on accepte les inégalités qui sont considérées comme naturelles.

 

Antoine

Pas croyable, mais on ne peut pas vivre comme cela, de quoi les gens rêvent-ils s’ils sont cantonnés à leur place ?

Auguste

Ce que les gens veulent, c’est que l’ascenseur (on parle plutôt d’escalier) social fonctionne ; ils sont attachés à l’idée que chacun puisse grimper et surtout soit respecté.

Antoine

La dignité est pour eux plus importante que l’égalité. Comment l’obtient-on ?

Auguste

On atteint la dignité en faisant parfaitement ce qu’on est supposé faire ; un artisan au sommet de son art est plus respecté qu’un dirigeant qui gère mal sa société.

Antoine

Chacun est invité à la perfection quelle que soit la place qu’il occupe dans la société.

Auguste

Pas comme chez nous où la quête est celle de l’égalité. Dans l’esprit de la Révolution française, c’était l’égalité en droit. Les gens attendent aujourd’hui du système social, l’égalité dans les faits. L’égalité est devenue un droit.

Antoine

Je te vois venir, la crainte de Tocqueville que l’État s’étende pour réaliser l’égalité dans les faits.

Auguste

Dans un sondage très récent, de Straits Times, sur 3 000 personnes, les Singapouriens ont confirmé leur consensus pour aider ceux qui avaient eu des accidents mais ils ont réaffirmé que pour le gros de la population ils étaient attachés au concept de self reliance (autonomie) pour les biens essentiels, considérant que c’était une affaire de dignité que de se supporter soi-même.

Antoine

A méditer ! Ce qui t’a le plus frappé quand tu as découvert Singapour ?

Auguste

La chose qui m’a le plus frappé quand j’ai commencé à découvrir Singapour ? Lee Kuan Yew le Premier ministre, tiens-toi bien, sa première action, au début de son mandat, a été de balayer tous les jours un coin de rue. La propreté était une sorte de ralliement pour toute la population.

Antoine

Tu l’as approché ?

Auguste

Il se trouve que je l’ai rencontré plusieurs fois lors de dîners restreints, il prenait plaisir à parler de sa période balai, des propos non-usuels dans la bouche d’un chef d’État.

Antoine

Tu veux rire, ça n’allait pas plus loin ?

Auguste

C’était une métaphore évoquant la nécessité d’une maison en ordre, l’ordre étant la voie permettant de faire entrer Singapour dans le monde moderne. C’est toujours une réalité, tu jettes un mégot par terre, tu payes 250 dollars de Singapour sur le champ !

Antoine

Compris … Le PIB par tête aujourd’hui ?

Auguste

Quand Singapour a pris son indépendance au début des années 1960, son PIB par tête était, je crois, le sixième du nôtre, il est aujourd’hui le double, à 95 500 dollars par tête.

Antoine

Pas possible, plus du double du nôtre ?

Auguste

C’est dire qu’ils ont eu une croissance supérieure à la nôtre de 3,5 % par an pendant 65 ans (cette période contient les Trente Glorieuses où notre pays croissait vite). Un pays qui n’a aucune matière première !

Antoine

L’État doit y être très puissant.

Auguste

Oui, mais il n’est pas coûteux, les dépenses publiques c’est, devine… 15,3% du PIB. Les théories keynésiennes en prennent là aussi, un sacré coup !

Antoine

Incroyable, mais c’est un petit pays, ce n’est pas comme nous, il n’y a pas les couches régionales.

Auguste

Enlève les couches régionales, cela ne t’amènera pas de 58% à 15%, je te signale au passage que le coût de leur sphère publique est, cette année, en baisse et on n’en fait pas tout un foin. Je peux te dire que la sphère régalienne fait son travail : pas d’insécurité, pas d’incivilité, pas de drogue, tu peux te promener partout à toute heure sans aucun risque. C’est le modèle d’un État régalien léger et efficace.

Antoine

Mais pas de social.

Auguste

Il y en a mais, c’est une philosophie différente, il est assurantiel. La santé, chacun prend son assurance qui est privée ; le chômage il n’y en a aucun et la retraite… reste bien assis cette fois-ci. La retraite, elle, est par capitalisation.

Antoine

Elle est obligatoire ? On force les Singapouriens à prendre un risque capitalistique ?

Auguste

Oui, ils doivent cotiser mais peuvent, par exemple pour acheter leur résidence, sortir de l’argent de leur part au fonds. Mais le point clé est que le résultat est là. Ils ont mis de côté en 65 ans 1000 milliards de dollars pour un pays dont le PIB est de 500 milliards de dollars.

Antoine

Stupéfiant (sic) !

Auguste

6% de ce capital, ce qu’on peut en tirer chaque année, ça fait 60 milliards, 12% du PIB ; presque le niveau de retraite des Français sans cotiser !

Antoine

Comment ont-ils fait ?

Auguste

Ils ont, contrairement à nous, parié comme je te l’ai dit sur la capitalisation depuis le départ. Tu es influencé par tous ceux qui nous ont expliqué que la capitalisation, c’était prendre le risque d’une bourse qui baisse ; tous ceux qui ont fait pareil, Suisse, Nouvelle-Zélande récupèrent aujourd’hui les fruits de cette décision stratégique prise il y a cinquante années, leurs fonds ont explosé.

Les ennemis du capital, les économistes comme Piketty nous ruinent ! (Procure-toi les chiffres du Dow Jones sur 250 ans, fais toi-même, avec ta calculatrice, le calcul de rentabilité moyenne et médite ! Tu verras c’est du 7% hors dividende).

Antoine

Quel est le sous-jacent de cette capitalisation, le Dow Jones ?

Auguste

Non, ce sont GIC et Temasek, deux fonds très dynamiques qui participent à la politique économique du pays. Schneider Electric, l’an dernier, a acheté avec Temasek le leader indien de la construction électrique, leur stratégie est d’aider des leaders à se développer en Asie. Le levier est fort, deux fois le PIB. Imagine que la France ait pris cette décision. Nous aurions un fonds de près 6 000 milliards, deux fois et demi la capitalisation du CAC. La retraite par répartition est une bourde phénoménale.

Antoine

Mais en France le mot capitalisation est un mot tabou.

Auguste

On paye cher ce culte des mots. Je n’ai pas les chiffres sur l’argent que l’Etat a dû mettre depuis 40 ans pour combler le trou des caisses de retraite, ça doit être effarant ; tu as une idée ?

Antoine

Le déficit du privé, c’est de l’ordre de 10 milliards et celui du public de l’ordre de 40, on va dire 50 au total.

Auguste

Ça a sûrement augmenté fort dans les dernières années mais sur 40 ans (1983-2024), ça fait probablement 1 000 milliards.

Antoine

Comment fais-tu ton calcul ?

Auguste

Je dis que c’était 0 quand Mitterrand a pris la décision de baisser l’âge de départ de la retraite à 60 ans. C’était probablement équilibré car le rapport cotisant retraité était de 4 à l’époque. Aujourd’hui le rapport est de 1,7, d’où le trou de 50 milliards. Le renflouement cumulé ça fait 25 milliards en moyenne sur 40 ans, un tiers de la dette publique à grands coups de serpe.

Antoine

Tes calculs sont grossiers.

Auguste

Oui, mais c’est l’ordre de grandeur.

Antoine

Les Singapouriens devraient baisser les cotisations ou avancer l’âge de départ à la retraite.

Auguste

Tout faux ! On ne te l’a sûrement pas dit mais ils sont en train de penser à retarder l’âge du départ à la retraite.

Avec la mainmise de la Chine sur la ville, de gros capitaux et du personnel financier quittent Hong Kong. Ils vont soit à Dubaï soit à Singapour. La demande de services bancaires explosant, les dirigeants singapouriens encouragent ceux qui travaillent dans ces domaines à partir plus tard à la retraite ce qui allège considérablement les comptes des caisses. Leur idée ? Des contrats 65/72 ans, que peuvent contracter ceux qui veulent prolonger leur vie de travail.

Antoine

Prolonger la vie au travail ?

Auguste

Évidemment, le travail permet de continuer à rencontrer du monde, ça permet de garder sa vie sociale. La formule connaît un énorme succès. La santé et la durée de vie s’améliorant, les Singapouriens considèrent l’entreprise comme un lieu qui vous permet de garder la forme ! Pour eux le travail, c’est la santé.

Antoine

D’où tires-tu ces infos ?

Auguste

Je reste en contact avec mes anciens collaborateurs qui ont décidé de rester à Singapour. Je ne connais pas le détail, je ne fais que te dire ce que je lis dans les coupures de presse qu’on m’envoie. Le Singapourien qui souscrit à cette formule voit sa retraite augmenter, l’entreprise qui verse un salaire n’a pas de charge à payer et les caisses de retraite renforcent leurs comptes. Demande une note au Quai d’Orsay.

Antoine

Je tombe de l’arbre !

Auguste

Tu aurais travaillé dans une multinationale française tournée vers l’Asie, tu ne serais pas surpris.

Antoine

Qu’est-ce qu’il y a d’autre à retenir ?

Auguste

La gestion du port de Singapour ; la première source de revenu pour l’État naissant a été le port de Singapour idéalement placé entre l’Europe et l’Asie. Le bras de fer, dans les années 1970, entre Lee Kuan Yew et les syndicats de dockers a été terrible. Lee Kuan Yew a pris le dessus et le port a pu être géré. Les dockers ont compris que pour augmenter leur pouvoir d’achat la meilleure méthode était d’être compétitif ! Il faut que tu te fasses raconter l’histoire en détail.

Antoine

Je réfléchis à ce que le monopole de la CGT coûte au pays. Nous n’avons pas un port dans les dix premiers ports européens, c’est un comble pour notre pays qui est idéalement situé.

Auguste

Si le sujet t’intéresse, procure toi les livres de Lee Kuan Yew : Singapore story, From third to first world, Hard truth to keep Singapore going ! Tu auras tous les détails de cette affaire et tu verras la philosophie qui a sous-tendu cette politique. Cela ferait beaucoup de bien de les faire lire aux Français. Lis bien tout ce qui est écrit sur le contrôle de la drogue.

Antoine

La drogue ?

Auguste

Port et drogue c’est très lié. Singapour est extraordinairement ferme sur tout ce qui touche le commerce de la drogue, la peine de mort existe, un étranger pris avec un joint est immédiatement sorti du pays avec toute sa famille.

Antoine

Tu dis peine de mort

Auguste

Dans la lutte contre la drogue, le contrôle ferme de tout ce qui se passe dans un port a été déterminant. Mais le plus intéressant c’est qu’ils se sont d’abord attaqués à la demande pour éviter qu’elle se développe en poursuivant sans merci la moindre infraction. Tout le monde est au courant, c’est inscrit clairement sur les cartes d’immigration qu’on remplit en rentrant. Quant aux trafiquants, c’est très violent. La détention de grandes quantités de drogue (preuve qu’on est un dealer) c’est 30 ans de prison et ça peut aller jusqu’à la peine de mort. Si tu veux des détails, demande à l’ambassade de Singapour de te les donner.

Antoine

Je me ferai expliquer tout cela pendant le voyage. Et la fonction publique ?

Auguste

Elle est peu nombreuse, très efficace, très bien payée et révocable. Là encore beaucoup de choses à découvrir, notamment les rémunérations : où la part variable peut être importante. Pour le Premier ministre, elle doit représenter la moitié du salaire.

Antoine

Fichtre et de qui cela dépend ?

Auguste

Le bonus dépend de la croissance du PIB, du commerce extérieur, de l’équilibre budgétaire et de l’évolution du chômage. Une belle idée à prendre : si les hauts fonctionnaires étaient motivés financièrement à la baisse des dépenses, je suis convaincu qu’ils trouveraient des moyens de travailler plus efficacement.

Antoine

Je note.

Auguste

Il y a une habitude très intéressante ; chaque année le Premier ministre fait au pays un exposé d’une heure et demie où il donne tous les chiffres concernant le pays exactement comme le fait un PDG à l’AG de sa société. Je peux te dire que c’est sans concession. Encore une excellente idée à prendre. Procure-toi ces discours.

Antoine

Je vois tout ce que tu dis, mais tu comprends c’est plus facile, ils sont plus petits et ils n’ont pas toute notre Histoire et nos habitudes.

Auguste

Ça, c’est le fameux réflexe, le « Nous s’est différent ». Je te conseille de relire la fable du Lion et du Rat par La Fontaine. Tu dis que c’est plus facile parce qu’ils sont plus petits, eh bien régionalise !

Antoine

C’était l’idée du Général de Gaulle, bien dommage qu’on ait transformé cette consultation en occasion pour le faire partir. Passionnant, d’autres idées à prendre ?

Auguste

C’est tout le domaine de la loi et de l’immigration. Le point clé : ils sont absolument intransigeants sur l’idée que la loi l’emporte sur la doctrine religieuse qui doit rester de l’ordre privé ; une soirée où je dînais avec lui en compagnie de chefs d’entreprise, Lee Kuan Yew a expliqué qu’il avait exigé que les cercueils soient orientés vers le Nord et non pas vers la Mecque ! Les prières dans la rue sont totalement interdites, si on ne suit pas la règle on est expulsé immédiatement du pays.

Antoine

Ce sont des Asiatiques, ils ne sont pas comme nous.

Auguste

Toujours la même rengaine. Une autre différence, tu vas être servi ! La fameuse histoire des coups de bâton ; impensable pour nous ; quand on leur pose la question, ils vous disent que c’est un langage que les malfrats comprennent très bien, ils ne recommencent plus. En plus je t’assure que c’est ce qu’on m’a dit : « C’est moins coûteux que la prison ».

Antoine

Horrible, c’est de la barbarie.

Auguste

Quand tu leur dis cela, ils te répondent que les coups donnés sont médiatisés et que c’est très dissuasif, le résultat c’est qu’en fait il y en a peu. Ils ont une conception du droit très différente de la nôtre ; le paquet juridique est revoté tous les cinq ans ; ils vous disent que si une loi est trop dure, elle sera amendée ; si les politiciens vont trop loin ils ne sont pas reconduits. La loi est régulièrement mise au vote et amendée, encore une idée intéressante à retenir.

Antoine

J’ai le tournis.

Auguste

Voyage ! Tu verras, cela forme. Regarde aussi le logement. Pas de HLM, ils sont tous propriétaires, chacun se sent responsable de son logement, tout est bien entretenu. Le plus génial, c’est un système d’abondement de la retraite. Quand tu vieillis et que tu n’as plus besoin d’un grand appartement, il y a un système qui te permet de le revendre, d’en acheter un plus petit et de mettre la somme que tu récupères dans ta retraite.

Antoine

Grand-père je t’écouterais des heures, l’huissier me fait signe.

On se reparle.

Auguste

Un conseil, fais-toi livrer les livres de Lee Kuan Yew et plonge toi dans leur lecture avant ton voyage.
 
Source :

Singapour. « Le grand-père et le Président », la chronique de Xavier Fontanet. Chapitre 12.

Écrit par Xavier Fontanet – Membre de l’Institut des Solutions

© D.R.

Xavier Fontanet est essayiste, ancien directeur général des Chantiers Bénéteau et ex-président d’Essilor. Il est membre de l’Institut des Solutions. Il est notamment l’auteur de « Si on faisait confiance aux entrepreneurs. L’entreprise française et la mondialisation » (Les Belles Lettres). Xavier Fontanet signe pour Contribuables Associés une série de chroniques exclusives intitulées « Le grand-père et le Président ». Il y livre ses recettes de bon sens pour relever la France.

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Pcc : Juvénal de Lyon

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3 Commentaires

  1. Tout ça est très intéressant et plein de bon sens mais si on veut s’en inspirer; il urgent d’adopter une autre façon de penser en faisant évoluer nos mentalités et surtout de sortir de l’UE…c’est un préalable incontournable….sans cela ; point de salut !

  2. Ca fait rêver ! Merci pour ces informations. A soumettre à nos élus pour qu’ils s’en inspirent et que notre douce France retrouve un peu de sa splendeur.

  3. Le capitalisme, c’est chacun pour soi, le communisme, c’est tous pour personne.

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